Je désosse une amie

Je désosse une amie par Patrick Merot, Gallimard 2018, (coll. connaissance de l’inconscient)

Il semble que les éditeurs de livres de psychanalystes écartent de plus en plus volontiers les ouvrages de recherche théoriques trop lourdement marqués d’un « entre soi » élitiste, fussent-ils richement illustrés d’éléments cliniques. Supposés plus accessibles à un large public, les écrits qui abordent plus (ou moins) obliquement les questions de psychanalyse ont davantage leur faveur. Ainsi la prestigieuse collection « connaissance de l’inconscient » dirigée par Michel Gribinski – et notamment la série « le principe de plaisir » – promet-elle des publications créatives, au plus près des singularités de chacun des auteurs, dans un exigeant souci de leur qualité littéraire : « Le principe de plaisir : la pensée désirante, la perception hallucinée, le rêve de la nuit, la rêverie diurne suivent la pente du moindre déplaisir – sur ce principe fonctionne l’esprit, annonce en effet l’argument de la collection.

Lorsqu’il se heurte au principe de réalité et à son exigence, le principe de plaisir cherche un compromis. Les deux font la paire en s’opposant, en s’associant. Et si écrire et lire relevaient du principe de plaisir ? Cette collection invite l’auteur à s’y confronter, à y trouver son propre compromis, son propre conflit. » C’est donc avec un grand intérêt – pour ne pas dire une gourmandise certaine – que je découvre au fur et à mesure la quinzaine de titres déjà parus : à mes yeux, la plus grande réussite de cette entreprise est due au talent incontestable de Miguel de Azambuja qui dans les 2 titres « Mais où étiez-vous ? » et « Et puis un jour, nous perdons pied » fait subtilement entendre la musique inimitable de son univers décalé, souvent poétique, qui déroute délicieusement le lecteur vers les horizons étrangers.

« Je désosse une amie », l’un des derniers titres de cette série, s’ouvre d’une façon prometteuse sur le voyage, les voyages et « la différence entre aller quelque part et voyager » : « les transports modernes réussissent si bien à nous conduire quelque part que l’expérience du voyage n’a pas le temps d’être parcourue », écrit l’auteur. Et nous voilà aussitôt prêts à nous laisser voyager avec lui pendant cent cinquante pages ou plus, en compagnie de Pessoa et de son intranquillité (cité dès les premières pages pour notre émerveillement toujours renouvelé) ou bien de Nicolas Bouvier, dans l’attente de déplacements possibles de nos propres frontières : « Comme une eau, le monde nous traverse et pour un temps nous prête ses couleurs (P. Merot cite ici N. Bouvier). Puis il se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette insuffisance de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

Force m’est pourtant de le constater, et tristement : le voyage, selon moi, tourne court après ce premier chapitre. Certes l’auteur nous (re) conduit souvent vers de belles lectures, il éveille parfois un regain d’intérêt par certaines notations plus inattendues : une théorie du baiser comme preuve d’allégeance à l’interdit de manger l’être aimé, ou encore la proposition d’une petite machine à laver les mots afin de retrouver leur fraîcheur et leur impact ; il donne parfois à méditer en soulignant et développant des assertions telles que « l’aptitude à l’amour, c’est l’aptitude au chaos. » En Outre, la reprise de deux jolis et courts textes de fictions antérieurement écrits (« Le pays de Nour », et « les Nunes »), ainsi que les deux apparitions de quelques pages d’un personnage décalé et lunaire, Blaise, double plus fantaisiste de l’auteur, offrent le temps d’une inspiration rafraîchissante.

Peut-être aussi certains lecteurs ressentiront-ils le plaisir de se trouver en terrain familier, dans des affinités particulières avec la pensée de Patrick Merot, dans des références culturelles partagées, dans une confirmation de nombre de leurs intuitions et de leurs réflexions… Sont évoqués tour à tour « Le voyage en Egypte » de Flaubert, le journal de Delacroix, le film de Hitchcock « Pas de printemps pour Marnie », les Tupinambas d’Amazonie et leurs rituels cannibaliques, « Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro, Valère Novarina ou Michel Foucault, Tartuffe ou « Premier amour » de Beckett, Leiris ou Romain Gary dans sa « Promesse de l’aube » etc. Sans doute ces brefs commentaires ranimeront-ils la curiosité de certains, et leur indiqueront des pistes à aller retrouver ; ils sont rassemblés dans huit chapitres dont les titres indiquent de possibles thématiques : Voyage, Ecriture, Corps, Désir, Religion, Société, Altérité, Vérité.

Pour ma part, je regrette de ne lire essentiellement au fil des pages que du déjà connu et déjà pensé, à tel point que j’aurais envie de souscrire à ce constat que l’auteur écrit lui-même : « Les idées qui me viennent il suffit que je m’efforce de les transformer en mots, en phrases, en écrit, pour qu’elles se défigurent, se dissolvent et gisent comme des guenilles, poncifs et lieux communs » et « l’accumulation des mots en phrases et des phrases en développements risque d’apparaître comme un jeu arbitraire dépourvu de toute nécessité perceptible », ajoute P. Mérot un peu plus loin… Je regrette aussi que la rare présence dans le fil des chapitres de quelques évocations cliniques ou de rêves personnels, ou encore de brefs commentaires de textes de Freud, ne suffise pas à donner à l’ensemble une réelle consistance psychanalytique.

La sincérité, la culture et la finesse pourtant évidentes de l’auteur invitent à s’interroger sur les causes de l’insatisfaction de la lectrice que je suis, du sentiment d’un certain gâchis, et parfois d’ennui : peut-être cet ensemble de développements disparates apparait-il trop manifestement issu de notes personnelles prises rapidement après des lectures, des expositions, des spectacles – dans une sorte de journal intellectuel – sans intention de les adresser à un autre, à des autres, comme si Patrick Mérot était, ici, indifférent à intéresser autrui ? Peut-être ces notations éparses souffrent-elles ainsi de ne pas constituer un véritable livre qui partirait à la rencontre de ses lecteurs ? Mais cet assemblage de courts écrits manque-t-il surtout de ne pas être suffisamment remanié, retravaillé, filtré par le monde intérieur de l’auteur dans son compromis singulier entre plaisir et réalité, afin de nous emporter dans le voyage pourtant promis ?

Annie Franck