Le deuil ensauvagé est un livre essentiel. Essentiel car l’auteur nous parle de la vie et de la mort. Essentiel parce qu’à travers son propos, élaboré à l’appui d’une grande et fine expérience clinique, José Morel Cinq-Mars sort les personnes endeuillées d’un silence qui s’impose souvent à elles.

Loin de la réduction psychologisante habituelle du « travail du deuil », l’auteur nous livre sa réflexion approfondie laissant entendre la complexité du deuil en l’articulant au discours social contemporain qui cherche à l’éviter. De nos jours, la tentation de se détourner des morts et de tout ce qui s’y rattache est si forte et si prégnante que l’auteur débute son ouvrage par un appel au courage : « N’ayez pas peur ! ».

José Morel Cinq-Mars prolonge l’analyse que l’historien Philippe Ariès avait développé dans son ouvrage « L’Homme devant sa mort » où il prédisait cette évolution du statut de la mort dans nos sociétés : la mort, éjectée du champ social, est devenue ensauvagée et les personnes endeuillées se trouvent ainsi, elles aussi, sorties de l’espace social. De manière plus ou moins implicite, il est demandé à l’endeuillé de faire silence sur tout ce qu’il éprouve et en particulier sur la douleur de la perte radicale. La personne endeuillée est aussi soumise à l’injonction de « faire son deuil », rapidement si possible, et de «  tourner la page », relayant ainsi l’illusion sociale que la mort pourrait être évitée.

Ainsi, l’auteur précise que son avertissement initial : « ne vous effrayez pas », s’adresse aussi aux endeuillés à qui elle assure, de part sa position singulière, ne pas être dans ce discours social ambiant.

Son intention vise plutôt une meilleure compréhension et à un éclairage de cette épreuve de vie particulière qu’est le deuil.

A travers une écriture riche et fluide, José Morel Cinq-Mars déplie son propos en insistant sur les caractéristiques actuelles du statut de la mort dans nos sociétés. Elle nomme les effets que cela peut produire chez les endeuillés pris dans la contradiction d’avoir besoin du soutien de la communauté et d’être fuit par elle. Elle parle aussi de ce mouvement d’éloignement de la mort des lieux des vivants mais sans pousser l’analyse sur les conséquences possibles de ce mouvement sur le vécu du deuil. On meurt maintenant le plus souvent à l’hôpital, la famille et le mourant sont parfois accompagnés de spécialistes et quand la mort arrive, c’est dans un lieu anonyme et impersonnel que le cadavre est exposé pour les derniers instants d’adieux avant la disparition du corps. Tout cela n’est pas sans effets sur la nature des relations et sur ce qui peut se vivre jusqu’aux ultimes moments. Pas sans effets non plus sur le devenir du deuil qui sera coloré par la qualité des liens qui auront pu ou non se vivre dans ce temps suspendu.

L’auteur aborde ensuite les multiples aspects du deuil, les intenses émois, leur ambivalence et les profonds mouvements psychiques qu’il entraîne. Elle nous transmet la dimension lyrique que peut revêtir le deuil, sauvage et rebelle aux injonctions sociales. Traversé par la passion, l’endeuillé, frappé par la perte définitive, se trouve sur un chemin de renoncement long et douloureux. Il ne s’agit pas seulement de renoncer à la présence de l’être aimé mais aussi à ce qui a disparu de soi-même qui était noué à l’intime de sa relation à cet être maintenant mort. S’appuyant sur des auteurs romanciers et psychanalyste, José Morel Cinq-Mars poursuit son cheminement qui laisse entrevoir les remaniements psychiques intenses auxquels sont confrontés les endeuillés. Les temps du deuil, la douleur et le manque, le travail de la mémoire, la résurgence d’angoisses archaïques et l’intrication des pulsions de vie, en particulier les pulsions sexuelles aux pulsions de mort.

Le chemin du deuil n’obéit pas à des lois, il est à inventer pour chacun et à chaque deuil nouveau. Se laisser « travailler par le deuil » n’est pas chose aisée. La violence intrinsèque à la perte et au deuil amène parfois à une fixité du lien à l’aimé disparu soit sur le versant de l’idéalisation soit sur celui du refus radical de la perte. C’est tout l’enjeu du travail de l’endeuillé que de recréer du mouvement dans le lien au disparu, que de transformer l’amour pour un vivant en amour pour un mort.

C’est avec Jean Allouch, qui articule les apports de S. Freud et M. Klein sur le deuil, que José Morel Cinq-Mars poursuit sa réflexion. Le deuil est un acte sacrificiel où il est question de transformation, de reconnaissance de l’impossible, de consentement à la perte irrémédiable de l’autre, aimé ou haï, et à la perte de la part de soi déposée à son insu au cœur de cette relation subjective.

Dans cette épreuve majeure, et commune, de la vie, la question de la consolation est à mon sens à débattre.

Tout au long de son ouvrage, José Morel Cinq-Mars affirme, comme la majorité des auteurs cités, que l’endeuillé ne veut pas être consolé. « Les consolations sonnent faux », consoler la souffrance c’est tenter de la faire disparaître, « consoler devient l’alibi du déni (du deuil) » et la consolation n’aboutit pas au terme du deuil.

Il est certain que la consolation entendue comme une forme de déni de la douleur, comme tentative de pallier au manque radical ou comme illusion d’une substitution possible à la perte définitive n’est pas attendue par les endeuillés. Mais si l’on replace ce verbe, « consoler », dans un contexte linguistique et historique, on entend toute sa richesse potentielle. Il est indissociable de la souffrance : «  Le chagrin et la consolation se posent et s’envolent comme des oiseaux. » nous dit si joliment le philosophe Alain. Il peut être chemin d’apaisement : « c’est un moyen de se consoler que de regarder sa douleur de près. » affirme Stendhal. Il inclut aussi la présence d’un autre auprès de soi dans les moments de souffrance. Au-delà de la radicale solitude du chagrin, il tente de border l’insoutenable du réel de la mort et participe à réinscrire l’endeuillé dans la communauté des vivants.

Mais probablement que consoler les affligés, les réconforter, est un art très délicat à exercer.

Cependant, il serait dommageable qu’à un interdit social de vivre pleinement son deuil soit substituée une sorte d’impossible à se consoler ou à se laisser consoler dans cette épreuve majeure du deuil.

Le chemin singulier que les personnes endeuillées parcourent n’aboutit parfois jamais à un certain apaisement ; mais il peut aussi ouvrir à une richesse intérieure, amener à une vérité sur soi et à une profondeur des liens à l’autre. Mouvement d’humanisation majeure qui peut aussi, paradoxalement, dans un premier temps, effrayer la communauté humaine par les questions essentielles qu’il soulève : qu’est ce qu’aimer, désirer ? Comment vivre pleinement malgré et avec le manque ? Quelles relations poursuivre et inventer avec ses morts ? …

« Ne le cherchez pas en arrière. Il n’est plus là. Il ne vous attend plus là. C’est en avant qu’il faut le chercher, dans la construction de votre vie renouvelée. »

P. Teilhard de Chardin.

Estelle Brécheteau-Durili

Psychologue.

Groupe de lecture d’Angers

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Il existe une bibliographie foisonnante autour du deuil. En effet, les écrits sur ce thème sont nombreux et les angles d’approche peuvent être extrêmement différents. Depuis les écrits de Freud avec « Deuil et mélancolie » jusqu’à la proposition de Jean Allouch sur « l’érotique du deuil » en passant par« Vivre le deuil au jour le jour » du psychiatre Christophe Faure (qui se veut plus pragmatique) les approches sont multiples. Que peut donc nous apporter un nouvel ouvrage sur le deuil ? « Faire son deuil » expression devenue commune s’inscrivant maintenant comme une injonction sociétale : « il faut faire son deuil » sans tenir compte de la singularité du sujet mais aussi de sa complexité. En devenant une « formule de langage » l’expression « faire son deuil » s’est dépossédée de sa substance, de sa chair, de son sens clinique. Cette expression vise à faire entrer dans des normes, un processus qui échappe à toute logique temporelle. Cette formule prête à l’emploi est à l’image d’une société consumériste et gestionnaire et montre les dérives de la psychologisation. Il y aurait ainsi ceux qui réussissent à faire leur deuil et tous les autres, ceux qui ne réussissent pas. On entrevoie rapidement l’impasse d’une telle démarche… L’intérêt du livre réside à nous sortir de cette vison normative dans laquelle le langage sociétal nous enferme. En s’appuyant à la fois sur son expérience de clinicienne ainsi que sur différentes lectures, celles de Jean Allouch, Philippe Forest, Roland Barthes, Léon Wieseltier, Sébastien Rongier, l’auteur nous offre une approche élargie, non normative, et extrêmement contemporaine de ce que peut-être l’expérience de deuil. Ce n’est pas non plus un livre purement théorique. Il s’adresse à un large public en évitant le piège d’une psychologie au rabais. Je trouve que cet ouvrage aurait sa place dans des bibliothèques de psychiatrie ou d’enseignement infirmier.

Jocelyne Debien Groupe de lecture d’Angers

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Comments (1)

Note de lecture
« Le deuil ensauvagé » José Morel Cinq Mars

Il existe une bibliographie foisonnante autour du deuil. En effet, les écrits sur ce thème sont nombreux et les angles d’approche peuvent être extrêmement différents.

Depuis les écrits de Freud avec « Deuil et mélancolie » jusqu’à la proposition de Jean Allouch sur « l’érotique du deuil » en passant par« Vivre le deuil au jour le jour » du psychiatre Christophe Faure (qui se veut plus pragmatique) les approches sont multiples.

Que peut donc nous apporter un nouvel ouvrage sur le deuil ?

« Faire son deuil » expression devenue commune s’inscrivant maintenant comme une injonction sociétale : « il faut faire son deuil » sans tenir compte de la singularité du sujet mais aussi de sa complexité.
En devenant une « formule de langage » l’expression « faire son deuil » s’est dépossédée de sa substance, de sa chair, de son sens clinique.
Cette expression vise à faire entrer dans des normes, un processus qui échappe à toute logique temporelle.
Cette formule prête à l’emploi est à l’image d’une société consumériste et gestionnaire et montre les dérives de la psychologisation. Il y aurait ainsi ceux qui réussissent à faire leur deuil et tous les autres, ceux qui ne réussissent pas. On entrevoie rapidement l’impasse d’une telle démarche…

L’intérêt du livre réside à nous sortir de cette vison normative dans laquelle le langage sociétal nous enferme. En s’appuyant à la fois sur son expérience de clinicienne ainsi que sur différentes lectures, celles de Jean Allouch, Philippe Forest, Roland Barthes, Léon Wieseltier, Sébastien Rongier, l’auteur nous offre une approche élargie, non normative, et extrêmement contemporaine de ce que peut-être l’expérience de deuil.
Ce n’est pas non plus un livre purement théorique. Il s’adresse à un large public en évitant le piège d’une psychologie au rabais. Je trouve que cet ouvrage aurait sa place dans des bibliothèques de psychiatrie ou d’enseignement infirmier.

Jocelyne Debien
Groupe de lecture d’Angers