« Ce livre raconte des histoires », « ce livre contient une politique de la psychanalyse, appelle à l’engagement politique des psychanalystes » écrit Heitor o’Dwyer De Macedo dans l’introduction, exprimant aussi que ces récits de cure, les écrits sur la clinique n’éloignent pas du champ social et des fondements de la psychanalyse dans la cité, bien au contraire. Car, au travers des analyses, des histoires de ces jeunes patients, Pierre Kammerer réussit à rendre l’analyse vivante et pas seulement avec ses patients, mais aussi auprès des parents, qui deviennent pour lui des co-thérapeutes de l’enfant dans son quotidien et auprès de ses lecteurs.

Pierre Kammerer relate les psychanalyses de huit enfants âgés de six à dix-huit ans, gravement traumatisés dès leur première enfance. Ces cures, menées non pas en libérale et dans l’espace feutré d’un cabinet, mais dans un centre médico-psychopédagogique (CMPP), sont décrites avec minutie. Pierre Kammer ne craint pas de s’exposer et d’exposer , ses propos, rendant alors vifs les moments d’égarement, de doute, d’invention, de fiction dans sa démarche analytique. Il écrit à ce propos, presque trop humblement :

« Ce n'est pas de clinique psychanalytique dont je parlerai, mais du travail de parole tel que, dans un cadre éducatif, il peut se dérouler et produire des effets de pensée chez un sujet qui ne pouvait pas penser une histoire personnelle. » Cela ne l’empêche pas de s’appuyer avec justesse sur les grands théoriciens de la clinique que sont Winnicott ou Mélanie Klein parmi d’autres.

Chaque cure mérite qu’on s’y arrête pour échanger en quelque sorte avec l’auteur, qui se débrouille pour nous conduire à penser à ses côtés, en cheminant avec lui, c’est tout l’intérêt de ce livre.

L’histoire d’Aurélie est présentée sous l’angle d’un mécanisme fragile d’identification inconscient à son agresseur, un père violent, d’une haine projetée à l’extérieur pour tenter de ne pas se vivre comme victime. Cela l’a conduit à un fantasme de meurtre de sa sœur. Dans la rencontre avec l’enfant, l’analyste nous dévoile toute la complexité de sa fonction, dans son désir de l’aider à révéler une nouvelle version d’elle-même. Il décrit avec grande justesse le « corps à corps » qui s’amorce avec lui où elle rejoue celui déjà joué avec son père. Il écrit : Inconsciemment, elle vient de chercher à me convoquer à la place qu’occupait son père pour elle, et à me faire revenir à l’impasse dans laquelle elle est restée avec lui. Impasse douloureuse certes, mais impasse familière, donc rassurante peut-être, par rapport à l’espace de l’inconnu dans lequel je lui fais courir le risque de l’emmener. » C’est donc bien par la clinique, par ses ressorts, qu’il nous ouvre aux aspects théoriques, mais aussi pratiques de la compulsion de répétition, dans toute sa complexité, sans en faire simplement un constat externe qui resterait par ailleurs sans effet dans la cure. C’est bien là toute la richesse du déploiement de son écriture. Pas de plaquage linéaire de la théorie, mais bien les errements et mouvements d’une cure in situ, qui lui permettent d’accepter d’ouvrir de nouveau la porte de son univers fantasmatique sans y amalgamer sans cesse la violence d’un autre, le père.

Il s’emploie aussi avec rigueur à témoigner de l’intérêt des aménagements du cadre, sans être dans une justification de leurs changements.

Sans passer en revue les huit analyses, je prendrai encore deux exemples cliniques parlants.

Julie est une enfant confrontée à des angoisses de mort et d’abandon, suite au décès précoce de sa mère, et c’est par le biais de ses parents adoptifs que l’analyste rencontre Julie, insistant sur « l’environnement » comme thérapeute principal de l’enfant (Winnicott), témoignant combien une analyse d’enfant ne se passe pas uniquement au sein du couple analyste- analysant. L’auteur nous permet de suivre pas à pas le fil de ses séances, de ses élaborations, et cette sensation de participer de l’intérieur laisse moins cette impression d’être les observateurs perdus d’une analyse appliquée et trop lisse. Il s’agit bien d’exercer la fonction d’analyste, d’égrener le temps et de laisser se dérouler le fil de l’histoire de chacun, sans impatience, sans interprétation trop hâtive. Pierre Kammerer nous témoigne du labeur de l’analyste « patient ».

Avec Juan, un jeune adolescent ayant vécu son enfance au Mexique, il chemine avec l’idée que cette identité particulière de l’adoption peut conduire à rester longtemps figé dans cet entre-deux du «je suis un enfant adopté », comme si ce passé restait pour toujours présent. Il manifeste aussi pourquoi, dans sa désapprobation parfois trop forte à son fils, le père « indique finalement sur quoi faire reposer à la fois son opposition et sa différenciation d’avec lui. » Nous avons parfois tellement de difficultés à transmettre de tels messages aux parents…Et ainsi, il parcourt avec ce garçon la palette des sentiments qui le traverse : comment savoir lorsqu’on manque vraiment ? Comment ne pas craindre dans la prise d’autonomie un nouvel abandon ? Pourquoi il est parfois plus indigne de « piquer » que de demander ? Quelle dette imaginaire s’est-il construite vis-à-vis de son pays et de sa famille d’origine et d’adoption ?

Chaque situation ne tombe jamais dans l’analyse type, l’auteur n’hésitant pas à faire des parents des associés de la cure, ou à tenter des aménagements du cadre qu’il se refuse de rigidifier, par ailleurs sans éviter ses propres failles, sans contourner le risque que représente une telle exposition de sa pratique, de son style. Mais il l’assume, car il ne se pose jamais en donneur de leçon ou dépositaire d’un savoir, et être critiquable devient au contraire un outil pour penser.

Pierre Kammerer écrit : « Enfin, quelque chose mérite d'être souligné, c'est que leurs transformations intérieures les ont fait évoluer d’une position de refus à une position qui n'est pourtant pas celle de l'adaptation normalisante. En les écoutant, j'ai envie de dire qu'ils sont passés "de la délinquance à l'insoumission" : moins névrosés, et pourtant, pas pour autant "normosés"... » « La vie, ça ne se transmet pas n'importe comment, par simple jeu pulsionnel...! Et ça ne se vit pas n'importe comment : sans que les puisions ne se symbolisent au regard des exigences d'une culture ou d'une autre..." C'est de se reconnaître désormais dépositaire de cette dette symbolique qui entraîne la volonté d'acquitter ce qui est dû aux enfants à naître, en y imprimant son style personnel. »

Point de dogme donc, pas plus qu’une pratique figée, et si certains se plaindront facilement du trop d’interventionnisme, de la trop grande présence des parents, de la trop grande fantaisie, ils pourront étayer leurs critiques tant les choix de l’auteur ne relèvent pas du passage à l’acte, mais d’une réflexion mûrie et d’une expérience longuement acquise auprès des patients et dans les institutions.

Un complément au livre de Pierre Kammerer concernant la question de l'intervention/non intervention dans la réalité est en ligne dans la rubrique "articles". Nous vous invitons à en prendre connaissance