Psychanalyse et écriture

"La nostalgie du présent : psychanalyse et écriture" est un essai, une réflexion singulière sur la double pratique d’écrivain et de psychanalyste, et la profonde unicité entre les deux. C'est un texte sans densité laborieuse, agréable à suivre, qui donne un ensemble éclairant sur ces passerelles inévitables qui se dessinent entre écrire et analyser.

Francois Gantheret est psychanalyste, docteur es lettres, professeur émérite de psychopathologie à l’Universite Paris VII, membre de l’Association psychanalytique de France. Il a publié aux éditions Gallimard des ouvrages de psychanalyse, « Moi, Monde, Mots » (1996), le très drôle « Libido Omnibus et autres nouvelles du divan » (L’Arpenteur, 1998 et Folio, 2001), satire si juste du monde des analystes, ainsi que des romans, dans la collection blanche : « Les corps perdus » (2004), « Comme le murmure d’un ruisseau » (2006), « Ferme les yeux « (2007).

Ce texte se découpe en X chapitres courts qui se suivent mais peuvent se lire séparément, comme des réflexions lancées par l’analyste et l’écrivain sur son propre travail et cheminement, sans jamais chercher à théoriser de manière radicale, il laisse ainsi chacun à sa propre réflexion, ne traçant que des pistes, des ouvertures, une esquisse. Il l’évoque sous une belle métaphore, dans un des chapitres, en la comparant à une forme de sensualité, qui palpe, effleure, mais ne saisit pas.

Il écrit à propos de son travail à la « Nouvelle revue de Psychanalyse » avec J.B.Pontalis : "Comment communiquer quelque chose de l’expérience analytique, du mouvement de l’analyse, sans la dénaturer ? Tel était notre souci majeur." C'est un peu cette question qu'il poursuit à travers cet essai, cherchant à cerner ce qui de l'analyse - et de l'analyste - passe dans l'écriture, mais aussi ce qu'il y a d'analytique dans une écriture.

"Analystes et écrivains sont des rôdeurs de frontières, le domaine qu'ils fréquentent et dont ils reviennent avec des mots vivants n'appartient à personne, et le temps des urgences et des délais, des commencements et des fins, n'y a pas court."

Cette expression de "mots vivants" souligne combien l'infantile est toujours comme une présence immuable qui se réactualise dans le transfert, dans les trébuchements du langage, les lapsus et les déplacements qu'ils opèrent. Il fait ce parallèle avec la littérature qui tente de "porter vivante, présente, actuelle en son âme la sensation et l'émotion". Il cite cet exemple d'une femme explorant avec détails et précisions la relation fusionnelle et conflictuelle qui la lie à sa mère, ne restant que dans ce constat sans en sortir. Puis, voulant dire qu'elle n'a parlé que de sa mère jusqu'à maintenant, elle fait ce lapsus et dit "je n'ai parlé que de ma mère jusqu'à maman.", condensant dans ce maman se bouclant sur ma mère de face à face sans père, figeant la présence du maternel et laissant l'émotion et l'enfant surgir de cette construction qu'elle tentait d'élaborer de son histoire, étape nécessaire mais pas suffisante. Le lapsus sur le signifiant maman, qui la met en chair, vient révéler autre chose encore que toutes ses pensées verbales sur « ma mère », et met en mouvement un autre pan d'elle-même, hors du contrôle. C'est ce que F. Gantheret nomme une métaphore poétique, au sens non pas de l'invention ingénieuse, mais d'un surgissement dans le "relâchement des liens du langage."

François Gantheret nous livre des fragments d’analyse, des fragments de fiction aussi, et aborde un dilemme riche entre réalité et fiction de l’analyse. En effet, l'analyse doit elle rester dans une forme de scientificité, ou prendre des chemins plus détournées, sans être taxée de littérature ? L’auteur a par ailleurs soutenu que le seul mode de transmission de l’expérience de l’analyse ne pouvait être que de fiction, et cite Freud confessant à Breuer : « Je suis tourmenté par le problème de savoir comment l’on peut présenter sur une surface plate quelque chose d’aussi corporel que notre théorie de l’hystérie ? » La vignette clinique, si rigoureuse soit-elle, ne restera qu’un représentant de la représentation, et jamais une présentation exacte. F. Gantheret a d’ailleurs suivi le fil de la fiction tout en tentant de garder celui de l’analyse, et c’est pourtant sous cet angle particulier qu’il tente de rester malgré tout au plus proche de l’analyse et d’une création. Ce qu’il nomme des émergences, des débris ou des fragments de rêves comme de mots dont s’esquisse autre chose que ce qui semblait être là, dans une perte de la maîtrise du sens.

« Le mot qui s’impose n’est pas ce qu’il voulait dire, ce mot un peu décalé qui insiste, qui fait signe, ouvre vers autre chose, vers de l’inconnu. » Et c’est pour lui de « la même opération sensuelle, de la même palpation du mot, de la pensée par elle-même que procède et l’écriture et l’écoute analytique. »

Il cite l’exemple du livre « Un secret » de Philippe Grimbert, en grande partie autobiographique, et livre son dialogue avec l’auteur, lui parlant des éléments qu’il imagine être passés malgré lui dans son écriture, et discernables dans un après-coup par un lecteur un peu averti, qui ne ferait pourtant pas de la psychanalyse appliquée. Reste ouverte la question d’une écriture en mouvement qui serait différente après une analyse, comme restant ouverte sur les murmures de l’inconscient, comme le murmure d’un ruisseau.

Sensualité, sensation, émotions, langage de la chair, théorie corporelle de l’hystérie, une écoute fugitive qui saisie au vol, ce sont les circonvolutions que tente l’auteur autour de cette distance entre les mots et le langage du corps, qu’une théorie trop centrée sur le signifiant a du mal à appréhender, notamment sur « ce qui se situe en deçà du langage. » Cette notion est sans doute esquissée ici et méritait de multiples digressions.

Pallier à l’angoisse qu’ouvre cet espace du non-verbal par le simple recours à la théorie n’est pas une issue suffisante pourtant selon lui, ainsi l'analyste reste-t-il un rôdeur, qui accompagne son patient dans ce "royaume intermédiaire", "terme par lequel Freud désigne le mode, le lieu, le régime du rêve, mais aussi du transfert et de l'art." Or le transfert réveille aussi des motions pulsionnelles et la situation analytique, par l’ouverture qu’elle opère, exacerbe l’état instable du symptôme, et l’absence de fermeture possible sur une fin. D’où des abus de langage comme « avoir résolu son oedipe , « avoir fini son analyse », qui clos l’analyse plutôt que de laisser la fenêtre toujours ouverte sur la propre écoute de son inconscient, dont l’écriture n’est qu’un aperçu. Il écrit à propos de l’expérience de la cure : « de cette promenade-là, on ne rapporte rien avec soi, rien de matériel, on revient les mains vides, mais on ne revient pas indemne. »

L'auteur esquisse des parallèles avec la danse, la musique, et sans doute aurais-je aimé retrouver une évocation dans son texte de "Lila ou la lumière de Vermeer", d'Alain Didier-Weill, texte fondamental sur ces questions, qui aurait pu être l'occasion de résonances ou d' échos intéressants. Est-ce que ce qui passe par les mots en analyse ou en écriture, est du même ordre que ce qui advient dans le chant, la danse, la musique ? De même, existe-t-il une écriture spécifique de l’après-coup analytique, qui ne serait pas autobiographie ou fiction, et laisserait percevoir cet indicible de l’analyse ? Comment une écriture de fiction rend-elle compte des déplacements qui se sont opérés pour quelqu'un lors de son analyse ? Autant de questions passionnantes dont ce livre ne fait pas qu'"effleurer les contours"Je n’ai donc pas tenté d’en dessiner les lignes directrices ou d’en faire un résumé, mais bien plutôt de me laisser porter par son écriture poétique et par ce qu’elle mettait en éveil dans la pensée de la lectrice que je suis. « tout dépend de la capacité à accepter cette surprise ou cette déception , et à laisser vivre ce qui s’impose. »

Un livre riche et stimulant est un livre qui amène à se laisser porter par ses propres réflexions, sans se laisser envahir par l'imposture toujours possible de la pensée toute faire d'un autre. Celui-ci réussit ce pari toujours rejoué. Mais, chacun se souvient que, quelque part, « tout ce que les hommes peuvent faire, c'est de bricoler dans le temps avant de disparaître à jamais. » (Cioran)