Clinique et écriture

«Avec les pathologies des limites, l’être de l’infans n’a pu fonder l’enfant, l’adolescent puis l’adulte, qu’à survivre dans et par sa mutilation indicible, qu’à exister dans le sentiment de ne pas exister, s'exprimant dans l'indicible, dans l’impossibilité d‘une parole adressée, à donner ou à recevoir, d’une parole qui dise l’être1

Cet extrait de l’excellent livre de Jean-François Chiantaretto est, je crois, le motif central et l’axe de sa théorisation. On ne peut mieux résumer la situation paradoxale d’un être en mal d’existence, carencé de paroles, plongé dans un monde qui ne l’identifie pas, ne le signifie pas. En filigrane du travail analytique, un philosophe est à l’œuvre, et se demande : comment émerger du non-être quand personne ne parle à (de) l’enfant ? et plus spécifiquement, comment mettre en mots, et éventuellement raconter, des traumas primitifs quand aucun témoin, interne ou externe, ne peut en garantir la réalité historique ou psychique. Le nourrisson est dépendant de la psyché de l’autre – maternel – pour avoir une représentation de soi et de son monde interne. Il est pénétré et identifié par son «environnement2» avant tout savoir sur soi. La mère, première incarnation de l’Autre, est également la première «traductrice» de ses heurts et malheurs, et éventuellement des violences qu’il subit. Or, une tache aveugle dans la traduction du vécu infantile a pour effet d’exclure certains signifiants du processus de symbolisation.

En cas de défaillances précoces de l’environnement, l’infans

Enfant d’avant la parole

se tient – s’accroche ? – aux mots comme à des corps-choses qui font barrage à la solitude et à la pulsion de mort. Ce ne sont pas des signifiants car ils ne le symbolisent pas, ce sont plutôt des fragments arrachés au monde environnant, et qui ne représentent personne. Cette lutte pour la survie psychique mène à une impasse identificatoire : le sentiment de ne pas exister détermine la trajectoire du désir au sens où l’autre – le partenaire amoureux ou l’analyste par exemple – a pour fonction de le faire exister

Jean-François Chiantaretto étaye sa pensée sur les œuvres de ceux et celles qui ont tenté de témoigner de ces heurts traumatiques avec le réel. En cinq chapitres, qui sont comme des haltes sur le chemin de sa théorisation, il analyse diverses modalités de survie psychique à travers les romans et récits d’Imre Kertész et de Primo Levi, les traductions et essais de Janine Altounian, l’œuvre picturale et écrite de Gérard Garouste, les travaux psychanalytiques de Ferenczi et Winnicott, de Green et Racamier entre autres auteurs.

Ainsi Imre Kertész, dans Le refus, évoque une «panne dans l’assimilation méthodique de mon vécu»3. De quel vécu s’agit-il ? Il vous est arrivé quelque chose dont vous êtes incapable de vous souvenir et qui recèle le secret de votre existence4. Il y a donc un événement exclu de l’histoire du sujet, un moment d’inexistence autour duquel il organise sa vie. «Exister dans le sentiment de ne pas exister», voilà ce qui définit certaines pathologies dites limites, observe Jean-François Chianterro. Alors que vous auriez besoin de savoir ce qui vous est arrivé, rien dans votre histoire ne vous permet de le savoir, dirais-je pour paraphraser Kertész5.

Dans le premier chapitre, l’auteur de Trouver en soi la force d'exister analyse les œuvres de Primo Levi et d’Imre Kertész pour montrer comment l’autre est sollicité dans l’écriture comme «témoin garant d’une vie racontable 6». La question du dialogue intérieur, du rapport à soi en présence d’un autre – d’un témoin – sous-tend la construction du récit-témoignage. Mais encore faut-il que ce dialogue soit médiatisé par un tiers. Tout être souffrant cherche une explication de ses symptômes, une cause première qui sans le guérir pourrait le faire exister. Mais que se passe-t-il quand vous êtes précipité dans le non-sens : «Je crois que je n’ai jamais vraiment cru à mon existence7,» écrit Kertész, et Auschwitz en est la preuve. C’est le lieu du refus par excellence ou il refait l’expérience de son anéantissement. Il la refait car le Camp lui rappelle son père destructeur..

Écrire sur les Camps d’extermination, c’est plus que témoigner, c’est retourner sur les lieux de sa disparition comme sujet, comme humain. C’est revivre la même chose. De fait, le récit rend la réalité plus réelle que lorsqu’elle fut effectivement expérimentée. Ainsi, l’arrivée au Camp, le quotidien même des détenus, sont vécus comme irréels, invraisemblables alors que le souvenir et sa narration les font exister. Le souvenir raconté avec sa valeur ajoutée de réalité fait entrer la violence subie dans l’histoire personnelle de la victime et de son témoin. C’est cela aussi «trouver en soi la force d’exister», trouver la force de raconter. Entre le moment vécu et le moment du récit, le sujet a une double vie : le passé au Camp de concentration et la réalité aigüe du présent. Le récit, en faisant émerger ce qui git sous la surface gelée du quotidien, permet de lier ces vies parallèles.

«Auschwitz représente pour moi l'image du père, oui, le père et Auschwitz éveillent en moi les mêmes échos, dis-je à ma femme. Et s'il est vrai que Dieu est un père sublimé, alors Dieu s'est révélé à moi sous la forme d'Auschwitz (…)8. »

Une volupté inexplicable peut envahir celui qui fait de «sa vie une réalité racontable»9. Pourquoi ? Le Camp est loin d’être une partie de plaisir. Cette étrange volupté n’est pas liée au contenu du souvenir mais au sentiment d’exister que procurent le récit et la construction de sa propre histoire. Ainsi de l’odeur du cuir ou de goudron, de la vue d’un paysage désolé ou d’un terrain industriel… Tous les matins au réveil, l’ex-détenu retourne dans la cour entre les baraquements d’Auschwitz. «Auschwitz était en moi, dans mon estomac, comme une boulette non digérée … 10» Et comme il est impossible de «communiquer à soi-même» (Kertész), il faut parler et écrire pour les autres, y compris ceux qui vous refusent. Le rapport à soi passe par l’Autre, toujours. Cependant, il est impossible de dire ou d’écrire : «j’inexiste». Ce mot n’existe pas. C’est là le drame des patients sans frontières, hors lieu et hors Je, sans récit de soi et sans histoire. Ils demeurent rivés à l’immédiateté parce qu’ils ne possèdent pas «le verbe qui sauve11».

Ce verbe qui sauve, Janine Altounian le cherche dans son travail de traductrice. Non pas seulement en traduisant l’œuvre de Freud mais

«en envisageant le texte de l’autre comme la traduction (à traduire) de son propre traumatisme d’enfant de survivants du génocide arménien – lui permettant d’entrer en contact de façon vivable et vivante avec la transmission/traduction traumatique en elle du traumatisme parental12

Au second chapitre, Chiantaretto appuie sa réflexion sur le travail de «traduction » de Janine Altounian dont la visée – inconsciente ? – serait de se parler et de se penser en présence de tiers. Partant du témoignage de son père, survivant du génocide arménien, elle effectue un incessant travail d’auto-théorisation par l’écriture, la parole ou la rencontre de ses pairs. Chiantaretto montre comment le texte retrouvé13 du père «parle» à sa fille, et de sa fille, dans l’après-coup de la cure analytique. La traduction ainsi opérée lui permet d’entrer en contact avec une part de soi jusque-là inconnaissable, et de faire des autres, lecteurs ou auditeurs, des témoins garants de sa parole. Par-là, elle poursuit son travail de traduction-symbolisation de son vécu.

Traduire présuppose l’existence d’une version originaire du vécu infantile par la mère. Or, pour pouvoir traduire un texte et le rendre public, tel celui du père exilé et persécuté de Janine Altounian, il est nécessaire d’animer les mots du père, de les affecter en quelque sorte. C’est alors seulement qu’apparaissent les failles du lien archaïque à une mère absente affectivement, dédiée à la survie et incapable de répondre à la tendresse de sa fille.

Le père de Janine Altounian a consigné sans les commenter les persécutions dont sa famille a été victime. Mais comment faire entrer ce récit factuel dans une histoire qui inclut sa fille, comment en faire un événement qui appartient aux descendants ? Ce texte ouvre pourtant un espace transitionnel de communication, c’est un texte qui fait lien14 puisque sa traduction intéresse des pairs qui pourront en garantir l’authenticité et la vérité.

Comment dire l’inexistence du père ? Comment rendre compte de ce fait brut d’un père adolescent voué à «une absence de destin15», enfermé dans une lutte pour survivre physiquement, et sans possibilité de se penser dans le rapport à la violence des autres et à la mort toujours annoncée ? Cette survivance du corps met le sujet – ou le remet – dans un rapport archaïque à son corps et au monde. Là où ne règnent plus que l’empire des besoins élémentaires et la violence de l’Autre, sans accès au verbe qui vous humanise, à la parole qui vous fait vivre psychiquement, le Je disparaît.

Selon J-F. Chiantaretto, le travail de pensée de Janine Altounian procède d’une tache aveugle représentée par le manuscrit paternel, dans la mesure où ce dernier constitue le texte originaire» qui lui permet de faire appel à l’autre comme témoin traducteur pour se penser et exister. J’ajouterais que Janine Altounian transporte le manuscrit paternel comme un legs traumatique inusable qui viendrait symboliser sa propre part d’inexistence, d’intraduisible et d’absence maternelle.

Le transfert, en sollicitant l’infans qui n’est pas entièrement sorti de l’état de dépendance vitale des premiers mois, réactive des vécus archaïques chez l’analyste. Au père est associé une désaffectation du discours, la solitude de ses commencements. Or, le projet d’écriture est d’aller vers soi comme vers l’origine faisant ainsi de l’œuvre – ou des associations de l’analysant – l’écho d’une absence, l’effet de son inexistence. Dans le troisième chapitre, c’est la fonction de la mère dans le façonnage primordial de la psyché infantile qui est interrogée.

Chiantaretto rappelle que dans la cure des patients «borderline», l’analysant et l’analyste se heurtent aux limites de l’analysable. Dans ces cas en effet, la construction du lien de confiance via le transfert achoppe sur «l’actualisation des défaillances précoces dans la constitution de la psyché et la délimitation de ses possibilité16.» La méthode analytique, écrit-il, met en œuvre un point aveugle au cœur de toute activité de pensée : en effet, comment la pensée peut-elle se penser elle-même, et comment peut-elle penser l’arrière-plan pulsionnel, traumatique, affectif qui l’anime ? Ce point aveugle n’est pas exclusif aux pathologies limites, précise notre auteur, cependant que dans ces registres pathologiques, la tendance est de « faire fonctionner ce point d’inconnaissance, structurant le penser, comme un point de résistance à la pensée, comme le point central de l’attaque du besoin d’étayage sur la psyché de l’autre17

Ce point d’inconnaissance concerne le «manque à représenter» commun à l’analysant et son analyste. Dans l’écoute de ces patients aux limites de l’analysable, l’analyste doit consentir à la réactivation du nourrisson qu’il porte en lui, nourrisson qui est cette part de la psyché infantile incapable de penser tout seul le trauma dont il est affecté : «Il s’agit pour l’analyste (…) d’intégrer le nourrisson en lui, en deçà de son histoire infantile proprement dite (….) les sources de ses émotions et affects, les modalités de son façonnage par la psyché maternelle18.» Pour J.-F. Chiantaretto, « le point aveugle » renvoie également à une «connaissance à jamais inconnaissable » de ses identifications premières par l’autre. Cela veut dire que l’être de l’infans est identifié par l’autre, marqué par les mots de l’autre, et qu’il y a dans cette expérience paradoxale d’identification, un «façonnage» qui lui échappe. Que se passe-t-il en cas de défaillance précoce de l’environnement ? que se passe-t-il en cas d’un défaut d’étayage de la psyché infantile sur la psyché de l’autre ? Rien, ne pourrait-on dire, un lieu où ça ne pense pas, où ça ne vit pas, où ça ne ressent pas.

Analyste et analysant pénètrent dans des lieux du corps désertés par la pensée et par l’affect. À l’expérience de déshumanisation et d’atteinte à la représentation de soi chez l’ex-détenu d’Auschwitz correspond chez l’enfant abandonné et carencé de paroles, une non-représentation de soi par l’autre. De ce point de vue infantile, l’autre ne peut le reconnaître, il ne peut que le renvoyer à l’inconnaissable de ses origines. Ne serait-ce pas alors le rôle de l’analyse de traverser les identifications du sujet pour aborder ce point d’inconnaissance, ou ses effets ?

Chiantaretto ne le formule pas tout à fait en ses termes, mais dans la lignée des Piera Aulagnier, Ferenczi et Winnicott, il souligne l’importance du dialogue intérieur, de cette présence en soi du «témoin», de l’autre pour pouvoir se penser et d’identifier. L’écriture est le reflet de cette dualité intérieure, où il s’agit de se présenter «sous la forme d’un être écrit19», de s’auto-engendrer fantasmatiquement dans le besoin de l’autre pour se sentir exister. Cette fonction de l’écrit est manifeste chez le peintre Gérard Garouste dont il est question dans le quatrième chapitre20. L’écrit constitue une limite à la puissance imaginaire du père. S’il peut «peindre ce qu’il ne dit pas», soit la souffrance du père en soi et l’enfant en souffrance du père, il a aussi besoin de raconter «la honte d’exister, la honte d’avoir été engendré et d’engendrer21.» Honte d’être le fils d’un «salopard», d’un persécuteur qui le menace toujours de l’intérieur. L’accès à la position paternelle, le fait même de concevoir, est affolant quand cet accès signifie à la fois l’amour impossible du père et sa mort. L’écrit, en mettant le père en mots l’expulse hors de soi, et avec lui, l’enfant qu’il aura engendré.

Trouver en soi la force d'exister se termine par une réflexion sur le dialogue intérieur du psychanalyste. Le cinquième chapitre reprend une thématique centrale de l’auteur, celle du «témoin interne22». Pour que le patient puisse trouver en soi la force d’exister, encore faut-il que son analyste soit capable d’accueillir l’infantile – l'infans chercheur – qu’il porte en lui et qu’il en assume les états de désolation et de solitude pour les penser, éventuellement les raconter ou les théoriser. En même temps qu’il poursuit son analyse et les théories qui en sont issues, il s’octroie un «pouvoir identifiant » au sens de faire émerger et/ou d’inscrire dans un espace partagé une représentation inédite de soi et de l’autre.

Penser l’archaïque, dirais-je, mais aussi penser ce que Chiantaretto appelle «la singularité des processus psychiques en situation23». Dans tout travail analytique, et notamment avec les patients «limites», analysant et analyste butent sur un vide dans le tissu de la parole, voire sur un impossible à penser. Sur quelque chose d’effrayant et de fascinant à la fois. Car cet abîme au bord duquel la parole s’arrête, recèle le nourrisson, soit «les racines émotionnelles et affectives les plus anciennes de son propre Je sans lesquelles il serait impossible d’exister. 24»

Ce livre, Trouver en soi la force d'exister, nous permet d’entrer dans l’intimité d’un analyste au travail. L’analyste est un lecteur et un traducteur des «textes » perdus et retrouvés de l’analysant. Il leur redonne vie et existence par son écoute et son élaboration des récits qui lui sont apportés. Il arrive aussi que les mots des autres traduisent l’infans qu’il aura été et le fasse exister.

  • 1.

    J.-F. Chiantaretto, Trouver en soi la force d'exister, Paris, CampagnePremière, 2011, p. 124.

  • 2.

    Au sens de Winnicott.

  • 3.

    Imre Kertész, Le refus, Paris, Actes Sud, 2001, p. 28.

  • 4.

    Ibid., p. 28

  • 5.

    Ibid., p. 30.

  • 6.

    J.-F. Chiantaretto, 2011, Op. cit. p. 31.

  • 7.

    Imre Kertész, 2001, Op. cit., p. 32.

  • 8.

    Ibid., p. 133.

  • 9.

    I. Kertész cité par J.-F. Chiantaretto, p. 27.

  • 10.

    I. Kertész, 2001, Op. cit., p. 73.

  • 11.

    Ibid., p. 89.

  • 12.

    Ibid., p. 48, Note 2.

  • 13.

    En fait il a hiberné comme certains souvenirs chez Kertész. Il était entreposé quelque part jusqu’à ce que la fille le sorte de l’ombre et du silence, puis en fasse un objet transitionnel.

  • 14.

    Pour paraphraser Jean Cournut : «Un reste qui fait lien».

  • 15.

    Pour paraphraser Kertész.

  • 16.

    J.-F. Chiantaretto, 2001, Op. cit., p. 65.

  • 17.

    Ibid., p. 65.

  • 18.

    Ibid., p. 75.

  • 19.

    Ibid., p. 97.

  • 20.

    Gérard Garouste est l’auteur de L'Intranquille. Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009.

  • 21.

    J.-. Chinataretto, 2011, Op. cit., 97.

  • 22.

    J.-F. Chiantaretto, Le témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Paris, Aubier, Coll. «La psychanalyse prise au mot», 2005.

  • 23.

    Ibid., p. 117.

  • 24.

    Ibid., p. 124.