« Il arrive que les civilisations produisent un grand nombre d'individus capables du pire. Aujourd'hui, celle des musulmans est dans cette passe. Il n'y a nulle consolation que d'autres civilisations aient connu de moments semblables dans leur histoire. Le reconnaître permettrait de comprendre à quel danger le musulman est confronté avec le surmusulman ».

 

Animé par le désir de comprendre et de penser le désir sacrificiel de ces jeunes radicalisés qui disent agir au nom de l'islam, après L'idéal et la Cruauté[2], Fethi Benslama, poursuivant sa réflexion sur la radicalisation en tant que symptôme,  introduit la notion du surmusulman. Notion qui s'est dégagée petit à petit, au fur et à mesure des lectures et des rencontres cliniques.     

Cette notion nous dit l'auteur, puise ses racines dans la crainte de « ne pas être assez musulman ». Phrase qui traduit une crise identitaire et le sentiment de la blessure de l'idéal islamique qui appelle à la réparation ou à la vengeance.

Laquelle vengeance, pour ces jeunes radicalisés, va de pair avec le martyre. Seulement, le martyr d'aujourd'hui diffère de celui d'hier. Si celui-ci rencontre la mort « sans désirer mourir », le djihadiste laisse voir une identification davantage au martyr qu'au combattant qui cherche à continuer à vivre et qui accepte la mort comme un risque inhérent au combat. Or, « le conatus du surmusulman passe par un furieux désir de sacrifice ». Se profile alors le lieu où se défait l'identification au semblable et l'appartenance à l'espèce humaine. Le mécanisme le plus radical est l'inidentification qui se retrouve chez les nouveaux convertis (guerriers) lorsqu'ils sont pris dans le mécanisme du djihadisme. On peut penser ici, nous dit l'auteur, à un appel imaginaire à la jouissance absolue.     

Au temps du « soupir de la créature opprimée de Marx » a succédé l'époque de la fureur du sacrifiant aveugle. Comment se fabrique cette mélancolie mégalomaniaque de l'inhumain ? Par quels chemins tortueux passe celui qui y sombre ? Quel est le mécanisme qui conduit, au nom de la religion, à cette cruauté ?  

 La dimension psychologique est à retenir. Les candidats sont jeunes. Ce sont souvent des adolescents aux prises avec une rupture de la continuité d'être (l'auteur  pense ici en termes winnicottiens) et son corollaire, la souffrance psychique qui en résulte. La jouissance et la toute puissance narcissique (trouvées dans la radicalisation) viennent colmater cette terreur de sombrer dans la béance engendrée par le désespoir ou la rupture du sentiment d'exister. « Les symptômes sont alors convertis en formation de la psychologie collective ». Les trajectoires individuelles viennent croiser un contexte social. Et l'adhésion au groupe radicalisé est rendue aisée aujourd'hui par Internet, outil de rencontre (entre les radicalisés) et de diffusion (d'images).   

En effet, multipliant les actes de violence et de cruauté, les radicalisés nous forcent à entrer dans la « scène de cruauté » qu'ils ont « réalisée ». L'acte barbare, la violence et la cruauté sont dans un donné à voir.

À ces considérations qui lient deux sphères - sociale et clinique -, s'ajoute la dimension historique. L'auteur nous rappelle des moments forts de l'histoire : De la chute de l'empire ottoman en 1924, à l'apparition des Frères musulmans en 1928, de la Révolution iranienne, à la Fondation de l'Émirat islamique en Afghanistan et la création de l'État islamique en 2014, sans oublier l' expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte et d'autres expéditions qui ont éveillé la méfiance des théologiens (de l'époque) et suscité le désir de protéger l'identité musulmane de l'Occident assaillant.

Le dernier chapitre de l'ouvrage sera consacré à l'actuel malaise, celui des fatwas avec leurs lots de fantasmes et de folie.

L'auteur termine par les paroles de Tahar Haddad (l'un des fondateurs du premier syndicat du monde arabe né en 1899 mort en 1935) : « La liberté n'est pas la délivrance des chaines de la vie, mais le désir qui vise à la débarrasser des fantasmes pétrifiés qui l'entourent ».    

 

En ces temps de malaise, temps où l'on voit se déchainer les actes de violence aveugle à l'encontre de l'humain, ce livre invite à penser là où le sens vacille.     

 

 

                                                                        Houria Abdelouahed

 

[1]   Fethi Benslama est psychanalyste et professeur de psychopathologie à l'UFR Études psychanalytiques. Il a publié un certain nombre d'ouvrages dont La nuit brisée, Ramsay, 1988 ; Une fiction troublante, éd. De l'Aube, 1994 ; Soudain la révolution, Denoël, 2011 et La guerre des subjectivité en islam, Lignes, 2014.

[2]   L'idéal et la Cruauté (sous dir.), Lignes, 2015.