A ciel ouvert, entretiens, Le Courtil, l’invention au quotidien. Mariana Otero – Marie Bremond, éd Buddy Movies, Paris 2013.

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A ciel ouvert, entretiens, Le Courtil, l’invention au quotidien. Mariana Otero – Marie Bremond, éd Buddy Movies, Paris 2013.

Il y a bien sûr le film, « A ciel ouvert », qui a rempli les salles qui l’ont programmé et dont on espère qu’un DVD sera commercialisé. On compte même bien que toutes les institutions et autres centres de soins pour enfants s’en emparent et s’imprègnent de ce mode de fonctionnement très particulier, éclairé par la psychanalyse et qui, au Courtil, a donné des résultats imparables, depuis trente ans. Institution modèle, un peu à la manière d’un précurseur du genre, le psychanalyste August Aichhorn*, contemporain et ami de Freud qui traitait lui aussi, dans un registre inattendu, ces enfants qui sont dérangés par le regard des autres ou enfermés dans leur bulle et qui objectent à vivre dans notre société. Mais il y a aussi le livre, qui sort simultanément, et qui est, à lui seul, un petit bijou de clinique appliquée ; bible de 120 pages où se décline une orientation de la prise en charge, bien éloignée du redressage pédagogique ou éducatif à la mode aujourd’hui. Ce lieu se veut un espace d’ouverture et de questionnement à cette étrangeté de ces enfants dits psychotiques qui dérangent les lieux de soins traditionnels et leurs personnels. Dérangement d’autant plus vif quand le parti est pris de rééduquer un symptôme au lieu de tenter d’en comprendre, non pas forcément le sens, mais la pertinence dans sa logique de tentative de solution à une survie psychique. Ici en effet, les intervenants se préoccupent de capter ce qui fait la différence et de comprendre le fonctionnement de leur folie en le respectant ; voilà l’unique principe, sans objectif normatif !

Il s’agit d’inventer au quotidien un accompagnement de la part des soignants qui vienne épauler les inventions quotidiennes de ces enfants qui bricolent des solutions inusitées. C’est l’unique boussole thérapeutique, orientée par la psychanalyse, qui préside à la politique de soins de cette unité où atterrissent des enfants qui sont « trop difficiles », difficiles à soigner, difficiles à garder, difficiles à gérer… et dont personne ne veut plus ! Politique cependant libre de par sa non organisation où l’on répond aux cas par cas, aux situations dans ce qu’elles ont d’unique et de plus intime, ce qui suppose une écoute particulière, liée à une bonne dose de patience, de tolérance et de remise en question. Dans ce fonctionnement, pas de clé, pas de discours du maître, pas de règles préétablies ou de contrat, mais une organisation toujours trouée, toujours mobile et amovible.

La cinéaste s’est préoccupée de coller, elle aussi, à ce mode d’approche dans l’effacement de soi et de toute volonté de réussite, pour laisser, par son silence et sa discrétion, de la place à l’expression du symptôme de ces enfants qu’il s’agit bien d’entendre… Elle, qui a filmé leur vécu au plus près, complète son travail, dans cet ouvrage, via les interviews des intervenants*, par l’explication de la théorie et de la clinique qui sont mises en œuvre avec subtilité et expérience, par cette équipe modèle, dont on aimerait que nombre de centres s’inspirent.

Dans un tout autre lieu, le psychanalyste Joseph Rouzel rectifiait, lors d’une supervision, des éducateurs qui se trompaient de méthode face à un enfant autiste dont le temps s’employait, à l’arrêt de bus, à surveiller le trafic ; l’enfant faisait des crises de violence quand on l’en empêchait et la rééducation visait à le familiariser avec la frustration. Or, c’était précisément sa façon d’être au monde, son mode de réparation, sa solution énigmatique, mais fructueuse, de faire face à la vie, aussi convenait-il de le laisser faire. « C’est son travail, comme d’autres vont au bureau ; lui va à l’arrêt de bus »  leur expliquait-il. Les éducateurs était sidérés mais, de fait, les crises que généraient les interdictions avaient cessé en suivant. Rien ne permet d’exclure que ce bricolage ingénieux n’amène cet enfant, une fois adulte, à s’investir dans des statistiques informatiques sur les transports, ou à devenir contrôleur de billets… De la même manière, au Courtil, la cinéaste et les soignants laissent la petite Alyson s’occuper à creuser la terre pour en examiner les organismes vivants, sans aucune préoccupation de jardinage parce que c’est son « travail », sa seule modalité pour résorber, pacifier ses terreurs et son délire d’envahissement de son corps par les insectes.

Favoriser les petites trouvailles de ces enfants permet le traitement de ce qui leur est insupportable dans l’existence.

On leur suppose donc un savoir et il convient de le laisser se développer, voire de s’en servir, pour les épauler dans leur guérison. A partir de là, il s’agira d’attraper ce quelque chose qu’ils auraient à dire, surtout quand ils n’ont pas, ou peu, accès au langage. Sur le versant de l’autisme, la question de l’abord du langage se démarque de toute rééducation orthophoniste ou pédagogique. On pose d’emblée que ce rapport perturbé fait partie intégrante de leur souffrance et c’est cette bizarrerie, ce décalage qui intéresse et se voit mis à l’écoute. Le nouage du langage au corps s’est fait de manière fragile ou bizarre : entrer dans le langage suppose une séparation symbolique qu’ils n’ont pu accomplir. Or, sans cette séparation symbolique, ils ne peuvent accéder à une image vivable de leur corps, d’où ces calvaires de violences, de corps morcelés ou vulnérables en danger face à l’Autre, et aux autres. Ils se dérobent à pouvoir prendre la parole. Ils baignent dans un état où tout se confond, où il n’y a pas de séparations, de limites, dans un bain de réel qui ne leur permet pas d’accéder au bain de langage. De fait, leur parole se réalise dans leur corps propre au lieu de s’en désarrimer, les privant d’accès à un statut de sujet apte à dire « je ». Ils n’habitent pas leur parole mais sont habités par elle, dans le plus total ravage.

Pour border une jouissance déchaînée, l’équipe fonctionne avec une douceur bienveillante sans jamais se situer dans la perspective d’un vouloir pour l’autre, mais accueille l’enfant tel qu’il est avec sa particularité. Ainsi, par cet esprit de « ne rien vouloir », l’effet de persécution s’efface et, de ce fait, se désamorcent les provocations et autres rébellions. Comprendre leur langue privée, qui peine à s’inscrire dans notre langue commune, amène des effets de pacification et d’humanisation.

Cela implique d’en passer par des voies inusitées en s’exposant à du jamais vu, du jamais entendu, de l’imprévu imprévisible… C’est le règne d’un non-savoir, d’une déconstruction permanente voulue, mais une découverte quotidienne, pour les enfants et les intervenants, et aussi pour cette cinéaste, qui s’inscrit, par son cheminement, dans une lignée lacanienne de respect des sujets et de leur souffrance.

Un ouvrage passionné et passionnant.

Florence Plon

*directeur d’un institut pour jeunes délinquants à Vienne.

*dont Alexandre Stevens, Bernard Seynhaeve et Dominique Holvoet…