"La chasse" de Thomas Vinterberg

la chasse

Libre opinion : LES HABITS NEUFS DE LA FAMILLE

« La chasse » est un film du réalisateur danois Thomas Vinterberg, sorti le mois dernier en France. Au dernier Festival de Cannes, le film a reçu le Prix du Jury Œcuménique et Mads Mikkelsen le Prix d’interprétation masculine. Il tient le rôle de Lukas, professeur de son métier, qui a échappé au chômage en acceptant un poste d’animateur dans le jardin d’enfant d’une petite ville : est-il tout à fait à sa place dans ce nouvel emploi ? Une amie à qui la vie danoise est familière m’assure que oui : nul déclassement, me dit-elle, de l’école au Kindergarten. Certes. Mais que dire de la proximité physique avec les enfants? Si Lukas se prête volontiers à leurs jeux en se laissant complaisamment chahuter, il paraît beaucoup moins à l’aise lorsqu’il s’agit, comme Grethe, la directrice, le lui demande instamment, d’accompagner les enfants faire leurs besoins. La mise en scène suggère tout l’inconvenant implicite à cette situation, tandis que la directrice et Lukas doivent faire comme si la position de Lukas n’avait rien d’inconvenante, comme si la norme de la vie sociale et professionnelle, qui proscrit la valeur de la sexualité, était effectivement parvenue à soumettre la réalité elle-même. Voici donc le thème posé : la violence faite au réel, et l’enchaînement des conséquences qui en résulte. Le mensonge moderne interdit ne serait-ce que d’évoquer la violence que la norme fait subir à la réalité, sommée de s’effacer. La vérité est fixée en Conseil des ministres et ratifiée au Parlement : selon la prétention ahurissante du juridisme, elle relève d’une décision politique.

Dans le conte du danois Andersen Les habits neufs de l'empereur, l’interdit de parler de nudité assure l’impunité d’une parade exhibitionniste, jusqu’à ce qu’un enfant, à qui la norme n’a pas encore perverti le jugement, se mette à crier : « mais le roi est nu ! ».

Un jour la jeune Klara est de passage dans ce jardin. Du haut de ses 6 ans, elle est éprise de Lukas, le meilleur ami de son père, qui a tout du père idéal quand le sien, comme il se doit, ne satisfait pas toujours aux exigences de sa tâche. Au jardin d’enfants, elle assiste à leurs jeux avec Lukas. Celui-ci, assailli tel Gulliver par les Lilliputiens, tombe sur le tapis de jeu, et feint, bientôt, de rendre l’âme. Seul, dit-il, le baiser d’une Princesse pourrait le ramener à la vie. Klara bien sûr saisit la perche qui lui est tendue et dépose sur les lèvres de son chevalier un doux et chaste baiser. Embarras de Lukas qui tente alors de lui expliquer que le baiser sur les lèvres étant réservé au commerce entre époux, il ne peut accepter d’elle une telle marque d’amour. Dans la réserve de Lukas, Klara, fort justement, n’entend que lâcheté. D’un coup son monde s’est effondré. Son dépit est immense, et la riposte vient dès le soir : de même que l’enfant du conte rappelle à tous ceux qui feignent de l’ignorer la réalité du désir, de même Klara entend-elle faire savoir que Lukas bande pour elle. Et c’est littéralement qu’elle exhibe devant un tiers, Grethe, le phallus qu’elle sait avoir reçu de lui (elle n’aura qu’à lui donner la forme scandaleuse qu’il prend dans les images pornographiques qu’il arrive à son frère de soumettre à son regard).

Décidément le mensonge ne réussit pas à Lukas : le voici maintenant contraint d’endosser, dans une farce sinistre orchestrée par Grethe, l’inconvenant habit du pédophile exhibitionniste. Il devient le paria. La police l’arrête, puis le relâche, faute de preuve, mais pour les gens du village, la conviction de sa culpabilité demeure intacte. Alors enfin Lukas se ressaisit : de même que Klara, forte de son désir, avait dénoncé sa lâcheté, de même est-ce lui maintenant qui refuse une honte qui n’est pas la sienne. Diffamé, il provoque ses accusateurs : plus question de se laisser gagner par l’inhibition. À une première épreuve publique, dans le temple profane de la consommation qu’est le supermarché, Lukas réplique par une confrontation dans l’espace sacré de l’Église, le soir de la messe de Noël. Là, devant les fidèles recueillis, il prend à parti Théo, le père de Klara dont tout montre qu’il sait maintenant, sans vouloir le reconnaître, s’être trompé en accusant son ancien ami d’un crime monté de toutes pièces.

La fin du film laisse le spectateur sur une énigme non dépourvue d’ambiguïté : l’année suivante, tout paraît rentré dans l’ordre, et c’est le jour des 16 ans de Markus, le fils de Lukas. Jour initiatique pour celui qui, à l’âge d’homme, doit faire la preuve de sa valeur à la chasse. Un cerf doit mourir, mais voilà qu’au cœur de la grande forêt c’est Lukas qu’on attaque : qui a tiré ? Du tireur, on n’a vu que la silhouette. Est-ce le frère de Klara, qui entretient pour sa sœur des sentiments un peu troubles ? Mais comment ne pas penser à Theo, le père de Klara, maintenant convaincu de l’innocence de Lukas, mais père jaloux de celui vers qui sa fille aura reporté son amour ; ou encore à la mère de Klara, Agnès, qui, passionnelle, ne veut pas croire qu’il ne s’est rien passé entre Lucas et sa fille.

Ce film mérite toute notre attention. La situation dont il traite est emblématique d’une grave dérive de nos sociétés démocratiques, car voilà qu’au nom du Droit et de la notion d’égalité abstraite qui y prévaut, des aberrations prennent force de lois. Ivre, mais de quelle haine, le juridisme triomphant, nouveau Moloch, prétend soumettre la réalité à ses caprices. Sous prétexte d’égalité, la confusion s’installe, qui aboutit déjà à des drames innombrables dont La chasse nous livre une version exemplaire et pour ainsi dire prophétique. Mais lorsque le mariage pour tous sera célébré, lorsque les couples homosexuels seront « en droit » de recourir à la procréation « médicalement assistée », Klara rêvera-t-elle encore de séduire Lukas, cet homme qui dans son désir est venu se substituer à son père ? Elle ne le pourra pas parce qu’il n’y aura plus ni père ni mère. Or retirons le désir de Klara et c’est, avec la disparition de son seul soutien, l’exogamie qui s’effondre. On a fait mine de s’indigner, récemment, des propos d’un ecclésiastique prédisant l’inceste. C’est jouer l’outrance pour dissimuler l’outrage, car sur ce point au moins, l’ecclésiastique n’a pas tort : que reste-t-il de l’exogamie, si disparaît l’étayage du désir qui la soutient ? Puis demandons-nous quelles seront les figures de la sexualité de demain quand la base incestueuse fera défaut à l’amour ? à quel transfert s’articulera le désir? L’avenir est aux compulsions.

Mais il me semble entendre, jusque chez mes plus proches amis, des paroles encourageantes : « Qu’est ta belle générosité devenue? Tâche donc de voir plus loin ! » Eh bien plus loin, que voit-on ? Ce à quoi un grand nombre, j’en suis certain, secrètement aspire : quand il n’y aura plus de parents que de pacotille, viendra l’heure des Enfants de l’État. Ne restera plus alors qu’à prolonger les jardins d’enfants par les organisations de jeunesse adéquates. Et puisqu’il est question de filiation, on aura tout le temps de méditer sur celle dans laquelle s’inscrivent les lois qu’on nous annonce.

Thierry Perlès