La visite de la fanfare

la visite de la fanfare

La visite de la fanfare. Eran Kolirin, 2007. Film Israëlien. Une heure vingt six. Titre original : Bikur Ha-Tizmoret

Synopsis : Un jour, il n’y a pas si longtemps,Une fanfare de la police égyptienne fut invitée en IsraëlPour jouer lors de la cérémonie d’un centre culturel arabe.Seulement, en raison des lenteurs de la bureaucratieOu de tout autreconcours de circonstancespersonne ne vint les accueillir à l’aéroport.Ils tentèrent alors de se débrouiller seuls,Dans un anglais approximatif,pour finalement se retrouver au fin fonddu désert israéliendans une petite ville oubliée du monde.Une fanfare perdue au milieud’une ville perdue.Peu de gens s’en souviennent,cette histoire semblait sans importance.

Voici un film, premier long métrage, deux fois boycotté : au Caire où il a été écarté du festival de la ville, et en Israël même où il n’a pas eu de légitimité pour représenter son pays dans la catégorie meilleur film étranger à Hollywood, plus de 50% des dialogues se déroulant en anglais. Il est vrai que la question de la langue tient une place importante dans le film. Entre hébreu et arabe non partagés par les protagonistes, l’anglais fait lien en permettant le départ des échanges. Il est cependant impossible d’accepter la doxa qui en fait là une langue universelle, c’est bien au contraire le rôle dévolu à la musique par le cinéaste.

Cette histoire sans importance dont il fait un conte se situe l’année de la mort de Nasser, en 1970, trois ans après la guerre de six jours - qui voit l’Egypte perdre la bande de Gaza et le Sinaï - et trois ans avant la guerre de Kippour, l’année même où naît E. Kolirin. Le cinéaste a dédié le film à sa grand’mère. Il raconte qu’une image lui est venue, d’où s’origine son œuvre, celle d’un policier égyptien en uniforme, chantant une chanson arabe 1. Mais il fait aussi longuement référence au récit d’Ali Salem, auteur égyptien. Celui-ci s’était perdu en voiture. Se rendant à Tel Aviv, il était arrivé à Natanya. Là il avait beaucoup parlé avec le réceptionniste de son hôtel « de toutes ces petites choses sans importance qui lui étaient arrivées parce qu’il avait perdu son chemin » 2.

Les moyens utilisés par E. Kolirin sont si subtils qu’ils n’apparaîtront pas à tous. Rendons hommage à l’article de Jacques Mandelbaum 3. Les musiciens devaient se rendre à Petah Tikvah (La porte de l’espoir), dit-il, et ils se retrouvent après plusieurs péripéties à Bet Hatikvah (La maison de l’espoir). La première ville est une implantation agricole juive datant de 1878, elle représente un idéal pionnier à l’opposé de la deuxième ville, implantation stérile perdue au fond du désert. « Le passage d’une ville à l’autre est aussi celui d’une idée en devenir à une idée réalisée ». J. Mandelbaum souligne que la lettre ‘p’ ne se prononce pas en arabe, d’où l’erreur d’aiguillage. On poursuivra en remarquant que cette lettre qui manque, fait faille. Cette absence - et le film joue de contrastes entre absence et présence – conduit à l’égarement. La soirée et la nuit que les musiciens passent à Bet Hatikvah sont dans le registre d’un hors temps. On verra qu’elles représentent bien plus qu’une métaphore de l’armée égyptienne (les uniformes renvoient bien sûr à l’armée) en terre hostile, pour ne pas dire ennemie.

Les deux acteurs principaux sont très talentueux. Ronit Elkabetz - dans le rôle de Dina, celui de l’hôtesse qui accueille la fanfare - est elle-même réalisatrice de Prendre femme avec son frère Shlomi (elle commence le tournage de la suite : Sept jours). Elle a joué entre autres dans Alila d’Amos Gitai (2003), dans Mon trésor de Keren Yedaya (2004). Certains personnages d’épouse, de prostituée, de droguée qu’elle a interprétés étaient facilement identifiables, ici on ne saurait clairement définir quelle femme elle représente, elle garde une part de mystère. Si on a oublié sa présence dans The order, de la saga de Harry Potter (David Yates, 2003), on découvrira Sasson Gabai – qui interprète le chef d’orchestre Tewfik- dans le Telihim de Raphaël Nadjari (2007). Les rôles des Egyptiens sont tenus par des Arabes Israëliens, S. Gabai étant d’origine irakienne. Le jeune Salik Bacri, qui endosse le costume d’ un playboy, Khaled, est à saluer.

Deux séquences, l’une à l’aéroport, l’autre dans un dancing, ont fait penser au presque contemporain Playtime, de Jacques Tati (1967), et E. Kolirin ne dément pas. Il s’agit en fait de clins d’œil et on ne se ralliera pas aux critiques qui parlent à l’endroit de ce film de burlesque et de dérision. S’il y a burlesque possible, le cinéaste s’arrête au bord. On peut prendre comme exemple de cette retenue la chute de la jeune fille triste sur une piste de danse  : elle n’est pas montrée. On ne voit que la détresse qu’elle a provoquée. Rien n’est donné comme dérisoire au sens propre du terme. Quelques traits sont grossis, par exemple la rigidité qu’impose les uniformes d’opérette des musiciens (l’affiche du film ne les montre que trop), l’angoisse ou la nervosité de l’homme posté près du téléphone public, attendant interminablement l’appel de sa petite amie. Ils ne sont en rien méprisables, ils n’inclinent pas à rire, car ce qu’ils cachent est simplement suggéré. Et pourtant le public rit souvent. Le réalisateur s’en étonne. Il nous conduit « au bord », il nous fait approcher de quelque chose qui est finalement refusé, il laisse l’attente déçue, cela explique des réactions diverses et inattendues. Par exemple Khaled, s’il tente sa chance auprès des femmes rencontrées, n’obtient pas le résultat souhaité, même si Chet Baker lui permet de soutenir ce rôle, « My funny Valentine » étant le refrain récurrent depuis lequel il aborde les femmes. Son seul succès sera de permettre à un jeune Israëlien trop timide, Papi, de réussir là où il a échoué. La critique évoque souvent une idylle, une histoire d’amour entre Dina et Tewfiq, alors que nous en voyons bien le désir, mais sans accomplissement aucun. Le traitement léger, où l’humour des circonstances est suggéré, réfère à ce que dit l’auteur : « mon film est un acte contre la gravité ». Le qualifier de « comédie pacifiste » est une catégorisation imbécile4. Reprocher à E. Kolirin un humanisme « quelque peu idéaliste » qui lui ferait « masquer les frontières politiques entre les deux pays » [par] le lien personnel et affectif noué entre les personnages » relève d’une d’analyse trop courte 5. On doit tenir compte de la date de cette histoire et se demander si pareille aventure serait possible aujourd’hui. La soirée telle qu’elle est montrée n’est par ailleurs porteuse de nulle promesse. Le cinéaste dit à juste titre que son film est politique, mais il n’y a pas de message. La proximité de la guerre se laisse entendre de deux manières. Les Israëliens comme les Egyptiens font preuve d’une prudence, d’un respect, affichent une dignité et une courtoisie telles qu’on sent bien qu’un faux pas est impensable, il y a un manque de naturel dans leurs comportements parce qu’ils sont tenus d’éviter tout ce qui pourrait rappeler les combats récents et leurs conséquences. Par ailleurs on remarque dans le boui-boui tenu par Dina la présence de photographies représentant quelques chars et Itzhak Rabin, héros de la Guerre des six jours. Rien de plus. Dina accueille Tewfiq, chef d’orchestre, et ses musiciens en tenancière. L’ironie qu’elle manifeste dans son attitude concerne peut-être l’accoutrement des musiciens, leur gêne. Elle est aussi amertume : c’est absurdité d’imaginer qu’un centre culturel, qu’il soit Arabe ou Israélien puisse exister dans ce trou. Quelques chômeurs ont leurs quartiers dans ce lieu. Le repas, l’hébergement pour la nuit vont s’organiser et faire pénétrer le public chez Dina, chez Itzik et sa famille et dans le dancing pour patineurs à roulette, Khaled se joignant à quatre jeunes gens qui s’y rendent. Le déroulement de l’intrigue nous promène d’un lieu à l’autre, dans un snack plutôt sinistre aussi, où Dina entraîne Tewfiq.

Cette deuxième partie du film, après le voyage et l’accueil, introduit à ce qui fait le fil du film : le passage de la langue comme musique à la musique comme langue. On reviendra sur quatre séquences qui en témoignent. De manière progressive la communication va s’établir, des éléments de culture commune oubliée vont ressurgir. Ce qui sépare paraît être la langue, mais cette difficulté est transcendée. Dans une très belle séquence Khaled accepte de parler à Papi d’un faire l’amour qu’il ignore. Mais ce sera, lui dit-il, en arabe. Seule la langue maternelle peut le dire. Il n’y a pas de sous-titres, tout se lit dans les yeux émerveillés de celui qui écoute. Et dans la suite il lui montre par quelques gestes précis comment se rapprocher de sa voisine et oser l’embrasser. Une fois encore on échappe au burlesque, la tendresse affleure, c’est elle qui est retenue. On suit Dina et Tewfiq dans le snack, elle anime la conversation, cherchant par où atteindre, rencontrer son hôte. Elle lui demande de parler en arabe, « pour entendre la musique ». Celle-ci peut faire langue commune. Simon, le clarinettiste qui nourrit l’ambition de diriger l’orchestre, a composé l’ouverture d’un concerto et attend toujours l’inspiration pour poursuivre. Il la joue pour Itzik et sa famille chez qui il est hébergé, et quand celui-ci le rejoint après une soirée particulièrement ratée, il lui en parle : « c’est peut-être ça la fin [de ton concerto], pas une fin grandiose, juste comme ça, soudainement, ni triste ni joyeuse ». Il évoque le cadre où ils se trouvent : « un lit, un enfant endormi … et des tonnes de solitude ». Une fois seul Simon caresse l’enfant qui gémit et active une boite à musique. De ces quelques notes égrenées naît la suite tant attendue, il l’entend et le lendemain on le voit la transcrire. Auparavant dans cette famille où le chômage du père fait conflit, la discorde régnait, et l’atmosphère était lourde. On a oublié qui a commencé à fredonner Gershwin, mais un chœur est né, qui apaise les tensions. Le film montre progressivement comment ces échanges entre étrangers ouvrent des perspectives, c’est sans doute cet aspect auquel nous avons été le plus sensible. Kolirin parle plutôt d’équilibre recherché, « l’idée d’une harmonie faite de contrastes entre des notes graves et des notes aigues ». Il est vrai que la mise en scène fait usage de contrastes, que ce soit le passage des larges plans du début à ceux très resserrés quand il cerne au plus près ses personnages, ou de la coexistence de deux styles, l’un minimaliste, l’autre mélodramatique 6.

Le cinéma est présent en tant que terreau culturel commun. Dina a été nourrie de cinéma égyptien. « Ma vie est un film arabe », dit-elle. Elle avoue vouloir vivre avec Tewfiq une aventure où il serait identifié à Omar Sharif et elle à Oum Kalsoum. Mais lui est un homme blessé, il ne s’y prête pas et seule la solitude affective incline Dina à finir la nuit avec le jeune Khaled. Des allers-retours entre la rue et son point de téléphone, le snack, le dancing, les appartements de Dina et de Itzik naissent des impressions contrastées dominées par la question de la solitude. Papi le dit bien : « quoi dire ? quoi faire ? », autrement dit comment sortir de cette solitude ? Ici on est placé dans une situation précise, l’auteur a donné un cadre à cette interrogation en jouant de la forte présence-absence d’un arrière-plan impossible à éviter. Au-delà de toute réponse le film ouvre à un imaginaire : au spectateur de poursuivre à partir de l’œuvre …


  • 1.

    Reflet Médicis, 2 décembre 2007.

  • 2.

    Entretien avec E. Kolirin. Propos recueillis par Sandra Ktourza et Vital Philippot ; traduit de l’anglais par S Ktourza. Association Pédagogie et culture (11 décembre 2007).

  • 3.

    Le Monde, 18 décembre 2007.

  • 4.

    Didier Roth-Bettoni. Première, janvier 2008.

  • 5.

    Ariel Schweitzer. Les Cahiers du cinéma, janvier 2008.

  • 6.

    Depuis les propos recueillis par l’association Culture et pédagogie, cf note 2.