L'individu ingouvernable de Roland Gori

Roland Gori

Je lis L’individu ingouvernable de Roland Gori (Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015). C'est donc confirmé, Gori est un agité de la pensée mais pas du genre de ces « singes de l'esprit » qui, pour les bouddhistes, frétillent d'instabilité, d'inconstance et de confusion : mentors en zapping de pensées, gourous de la pollution idéique comme on en voit tant aujourd'hui, qui ont leurs idées sur tout, tout le temps. Les singes de l'esprit étalent leur confiture savante sur les ondes, les plateaux télé, les éditos des news magazine, les pages des quotidiens, on en viendrait presque à louer le silence des intellectuels que nous déplorions pourtant il y a quelques années. L'hégémonie discursive des uns a-t-elle en fait réduit les autres au silence ? C'est que l'espace médiatico-intellectuel bourdonne aujourd'hui de discours qui hésitent entre anathèmes et excommunications. La peur brune vire à la peur rouge et les nouvelles figures des sorcières de Salem ont pour nom Zemmour, Finkielkraut, Onfray, Houellebecq, Polony et tutti quanti. Très provinciaux tous ces fakirs, je vous l'accorde, qui n'écrivent que pour quelques prés carrés hexagonaux - qui donc lit Zemmour à Salem ? – tellement réduite la vie intellectuelle que nous proposent ces faiseurs de unes ! Que nous offrent-ils sinon de l'esprit fast food, des formules à la va-t'en guerre, de grandes envolées sur une soi-disant identité nationale, entonnant le « nous ne sommes plus chez nous » des nouveaux troubadours du coup de gueule médiatisée. Mais si tout l'espace médiatique et public est aujourd'hui cannibalisé par ces quelques-uns-là qui parlent populisme, misogynie, homophobie, islamophobie, souveraineté, identité, nation, culture, qui font l'idéologie de la peur et du repli, de la perte et de la menace, n'est-ce pas aussi et surtout parce que le terrain du débat a été déserté, celui de la réflexion, lente, difficile, âpre, sacrifié ? Ne devons-nous pas plutôt entendre, dans ce bruit assourdissant des multiples voix d'aujourd'hui qui proclament la ruine et la peur, le symptôme de l'appauvrissement de la parole politique, de l'élan collectif et des grands récits culturels ? Quant les temps sont à l'inquiétude, à la confusion, aux brouillages des idées, des concepts, des idéologies, que reste-t-il pour espérer ? A moins que l'espoir aussi, déjà, ne soit avarié, et que nous ne nous languissions que de spectacle et de bons mots, en lieu et place de réflexion et émancipation ? Peter Sloterdijk évoquait il y a quelques années la « léthargocratie » de nos dirigeants politiques, imprégnés de la sagesse de ne rien faire, dans une ère qui promeut la transformation de la politique en activité palliative, nos gouvernants n'exerçant plus qu'une fonction de premier secours quand l'accident et la crise priment : tous ces gestionnaires, technocrates, qui n'ont de rhétorique que celle du marché, des finances, de la norme et de l'évaluation, ont perdu l'art de dire, de parler, de « nous » dire, de « nous » parler. Comment refaire langue du coup, avec le commun, le fraternel, comment redonner foi en ce « nous », et faire que chaque « je », - qui n'est ni l'individu narcissique triomphant, ni la pièce rapportée d'un vaste processus de normalisation des consciences et des comportements - chaque « je » se sente capable de s'engager, de reformer, de réinventer, l'Etat de droit ?

Vaste entreprise, à laquelle s'applique l’agitateur de pensées sus-désigné. Le verbe est choisi, car il y faut de l’application à cette besogne, la complexité ne se pense pas entre deux drinks, un Ruquier et un Bourdin. Travail de culture écrivait Freud, qui concerne tant le « je » que le « nous » : travailler à dépasser nos pulsions les plus humaines, agressives, et chercher inlassablement des modalités de liaisons sociales assurant la cohésion de notre socle commun – famille, République, … Mais voilà, si la culture impose des sacrifices à ses participants, elle a aussi le devoir de les dédommager. Et ce livre est un foutu dédommagement, qui nous exhorte à défricher ces terres du déshumain qui pousse « sur les ruines de la singularité du sujet désavoué et sur l’espace politique anéanti ». Ce livre est une foutue revanche sur tous ces « je » d’ego, ces polémiques pseudo-intellos et tout ce tapage médiatique qui nous « embrune » l’esprit : « Le fait divers fait diversion » rappelait Bourdieu, il fait vendre aussi mais il n’en constitue pas moins le reflet des dérives de nos pauvres humanités. L’hominisation de « l’animal homme » comme disait le Freud de l’Homme Moïse, en 1939, serait-elle encore en cours ? Et sa socialisation ou son incorporation sociale tout autant ?

Roland Gori a donc publié, en pleine rentrée littéraire, un essai qui risque fort de faire plus que participer à l’encombrement automnal : l'Individu ingouvernable n’est pas le genre d’ouvrage à faire beaucoup de bruit de papier pour rien. Le psychanalyste marseillais, en une version moderne du laboureur de la fable, continue d’y tracer son sillon, avec application, imperturbable, persévérant, fidèle à lui-même et à sa pensée qu’il approfondit depuis plusieurs années et autant d’ouvrages. Le grand mérite de Gori est bien cette vigilance aux textes, aux auteurs, à l’Histoire, à la transmission et cette faculté à souligner, vigoureusement – parce que Gori est aussi une langue, une écriture, féconde, riche, pleine d’élans et de fougue – la fécondité de tout acte de penser. Précisons, il ne s'agit pas seulement de transmettre comme un bagage fourre-tout un fonds commun d’informations, multiples, variées, sur l’histoire, la psychanalyse, l’individu et son « ingouvernabilité », il s'agit de fournir aux lecteurs les instruments de leur liberté d'esprit. C’est un enjeu auquel toute l’œuvre de Roland Gori acquiesce foncièrement, offrant en outre un séduisant appel d’air frais dans les manœuvres polémiques actuelles, un efficace rappel des fondamentaux de nos humanités et une salutaire tentative de lire à rebours le monde qui nous entoure.

Patrick Ben Soussan, Marseille