Picasso érotique

Minotaure, Picasso

Entrée sur réservation :
tous les jours sauf le lundi de 10h à 12h : 51 F (7,77 euro)
Réservation dans les FNAC,
par téléphone : 0892 684 694 (pour les individuels),
par minitel : 36 15 Billetel, 36 15 Fnac ;
sur internet : www.fnac.com

Visites de groupes :
réservation : tél : 01 47 03 12 41
Prix d'entrée :
45 F (6,86 euro), tarif réduit : 35 F (5,34 euro)

Accès : métro Concorde (sortie place de la Concorde, rue de Rivoli, rue Cambon), bus nos 72, 42, 52 ,24, 73, 94, 84

Exposition réalisée par la Réunion des musées nationaux et le musée Picasso, Paris, en coproduction avec la Galerie nationale du Jeu de Paume, le musée des Beaux-Arts de Montréal où elle sera présentée du 14 juin au 16 septembre 2001 et le musée Picasso de Barcelone où elle sera présentée du 25 octobre 2001 au 25 janvier 2002. Sur internet : http://www.rmn.fr/expo-picassoerotique/index.html.

Quand ?

ouvert tous les jours sauf le lundi de 12h à 19h.
Nocturnes le mardi et le jeudi jusqu'à 21h30

" Le regard est l'érection de l'oeil. "
Jean Clair1

" Il ne faut pas qu'un homme reste indifférent devant une oeuvre d'art, qu'il passe en jetant un coup d'oeil négligent... Il faut qu'il vibre, s'émeuve, crée à son tour, par l'imagination sinon effectivement... Le spectateur doit être arraché de sa torpeur, secoué, pris à la gorge, qu'il prenne conscience du monde dans lequel il vit et, pour cela, il faut déjà l'en sortir... "
Pablo Picasso2

Journal intime, journal de bord

Le Musée du Jeu de Paume réunit 336 oeuvres de Picasso, dont plus de la moitié n'avaient jamais été montrées en France. Toutes concernent l'un des thèmes de prédilection de l'artiste - la scène érotique. Un thème, mais quantité d'acteurs et de multiples déclinaisons, aux représentations de laquelle Picasso s'est attaché tout au long de sa vie. D'où l'un des intérêts de l'exposition : on se trouve là devant une sorte de journal de bord, qui, des premiers croquis d'adolescence aux séries de gravures des dernières années, rend compte de la manière dont s'élabore l'oeuvre. Journal de bord mais aussi journal intime, où l'on peut déchiffrer, en filigrane, les rapports entre l'oeuvre et la vie amoureuse et fantasmatique de l'artiste.

Ainsi apparaissent des personnages, des récits et des postures récurrents : femmes dans le théâtre des maisons closes ou des harems3; modèles dédoublés par leurs reflets ou leurs représentations, face à l'artiste songeur ; créatures mythologiques séduites par des dieux, enlevées par des minotaures ; étreintes fusionnelles où se mêlent lutte et passion amoureuse ... La scène est parfois donnée brute, mais souvent inscrite dans un dispositif qui introduit le regard du ou des tiers. La femme, l'amant, le voyeur : un dispositif classique des représentations érotiques, mais que Picasso renouvelle en le confrontant à son symétrique : le modèle, l'artiste, l'amateur, posant ainsi - assez crûment - la question du rapport entre désir et art4.

Une histoire de regards

Ainsi dans nombre de ses dessins et toiles, le corps féminin n'est pas seulement dévoilé, il est pris dans un réseau de regards et de représentations. Regards de l'artiste sur le modèle, regard du modèle qui parfois sort de la toile pour venir nous saisir, double regard même puisque son sexe semble lui servir au besoin d'oeil supplémentaire ; reflets, miroirs, peintures et sculptures. Puis, derrière la tenture ou par la fenêtre ouverte, inclus ou extérieur à la scène, le regard du voyeur, du client, de l'artiste ou de l'entremetteuse sur le couple et sur la femme, regard qui nous introduit à notre tour dans une intimité qui, bien qu'ainsi circonscrite, échappe encore5. Une élaboration qui ouvre un espace pour la recréation des formes, le jeu des significations, le mélange des émotions : humour et dérision, jouissance esthétique, passion, tendresse, désir de maîtriser et joie de créer.

La scène primitive comme creuset de la génération des formes

Les représentations de Picasso sont dynamiques. La juxtaposition de différents séries appartenant à la même période permet justement de saisir les liens parfois déroutants qui les unissent. Une grammaire des formes et leur genèse apparaissent ainsi peu à peu - d'autant que différents états de la représentation, du plus figuratif au plus abstrait, nous sont donnés, quand ils ne coexistent pas dans le même espace6. La scène primitive devient aussi lieu de la génération des formes C'est à une libération de la créativité, à travers une représentation de la libération pulsionnelle, que nous convie Picasso. Chacun aura sans doute opéré son propre parcours, et produit ses propres interprétations. J'ai noté quant à moi, parmi une foule de détails grotesques ou émouvants, le sens ithyphallique que prennent le cou et le nez de Marie-Thérèse7 tout aussi bien que les bras et les jambes des baigneuses, la transformation du sexe en oeil ou en bouche8, les baisers dévorateurs9, la manière dont fusionnent les corps des amants. Ici le nu masculin s'inscrit dans un pénis géant10, là une femme est allongée dans une mandorle, allusion probable au vagin. Marie-Thérèse d'amoureuse se fait femme centaure puis femme toréro11 ; la structure d'une scène d'étranglement se retrouve dans une scène de sauvetage12 ; le cheval blessé par le taureau renverse la tête du même mouvement gracieux et affolé que les amantes surprises dans l'étreinte13... Le peintre est omniprésent, c'est lui qui donne sens et forme aux êtres de son théâtre mental, et il intervient fréquemment dans la scène, qu'il soit voyeur, violeur, amant, chantre, artiste14.

Picasso et la Fornarina

Les dessins et séries sont aussi l'occasion de mettre en scène un débat avec d'autres peintres, dont Picasso s'est inspiré, ou auxquels on l'a comparé. Delacroix, Degas, Ingres, Raphaël... Au départ donc de séries telles que Michel-Ange et la Fornarina, ou Degas chez les filles, une toile bien construite, finie, dominée - Raphaël et la Fornarina par Ingres, L'anniversaire de la patronne par Degas. A l'arrivée, une interprétation libre. Via une vingtaine d'estampes et eaux-fortes, Picasso imagine et nous donne à voir tout ce que la toile ne nous dit pas. Il élargit le cadre spatial et temporel. Ainsi Degas représentait la patronne du bordel, en grande tenue, son petit chien sur les genoux, recevant les hommages de ses " filles ". Picasso reprend la structure de la toile, mais y inclut Degas, Degas voyeur et peintre, élément rapporté dans ce gynécée. Nous le voyons dans les dessins de la série, fasciné par les ébats de filles entre elles, ou avec des clients, peignant, etc. Ainsi le peintre est-il devenu acteur dans son propre tableau. Voyeur fasciné, il nous positionne à notre tour en voyeurs et spectateurs.

Dans Raphaël et la Fornarina, Picasso fait pis encore : il reprend les mêmes éléments, le modèle, le peintre et la toile, mais rajoute un tiers, le Pape en spectateur - avec interventions ponctuelles de Michel Ange caché sous le lit. Ce théâtre reconstitué, il y multiplie les scènes d'érotisme et de création, qui vont à l'encontre du message d'Ingres. Ingres montre Raphaël qui, subjugué par son modèle, perd sa force créatrice au profit de l'activité érotique. Son Raphaël contemple mélancoliquement une toile à peine ébauchée, tandis que la Fornarina, par sa présence enveloppante, semble le réduire à la passivité. Picasso, dans sa série, multiplie au contraire les toiles, ou les différents états d'une même représentation. Pas d'inertie, au contraire un trop plein de puissance. Ce Raphaël-ci paraît constamment dans l'activité : activité érotique mêlée à l'activité créatrice. Pinceaux et palette à la main, on ne sait plus s'il peint son modèle ou s'il peint sur son modèle15. La Fornarina, femme, c'est aussi la réalité vivante qu'il doit poser sur sa toile. Il multiplie les étreintes et les formes de représentation. Il se donne lui-même en représentation sous les regards du Pape (du Père ?)16.

" L'art n'est jamais chaste... "

Cette relation dynamique entre activités érotique et créatrice, ainsi que la confusion entre le modèle et sa représentation, se retrouvent dans plusieurs autres dessins ou toiles. Mais qui est moteur dans le mouvement de création ? Où se trouve le réel ? Qui subjugue et qui est subjugué ? Dans " Le peintre et son modèle " (été 14), le peintre dessiné au crayon contemple pensivement le modèle, coloré lui, comme la toile et le paysage à l'arrière-plan. Dans "Homme nu regardant une femme endormie" (1922), c'est l'homme à l'inverse qui est peint aux trois quarts, tandis que la femme est esquissée au crayon ; l'homme entre et sort de cet espace où se trouve la femme. Dans "Sculpteur et son modèle avec la tête sculptée du modèle" (1933), le sculpteur étreint la jeune femme (Marie-Thérèse), mais son regard désigne la tête sculptée - tandis que Marie-Thérèse, elle, nous regarde. L'un est dans la création, l'autre dans l'espace de l'émotion. La réalité, pour être mieux saisie, est reproduite, dédoublée, entourée d'un faisceau de regards et de reflets, livrée à la toute-puissance d'une mère maquerelle ( la Célestine17) et pour finir réduite à l'immobilité. Mais elle n'est jamais totalement possédée. C'est peut-être ce qui donne une telle violence aux Zeus et Minotaures enlevant ou violant de belles évanouies18, ou aux taureaux tuant des femmes toréro. On peut bien sûr y lire un certain rapport machiste de Picasso avec le féminin, et tout aussi bien le reflet de ses amours passionnels, ses modèles se trouvant fréquemment être ses maîtresses. Mais cette femme offerte, alanguie ou évanouie, cette femme fuyant, luttant pour s'échapper, n'est plus une femme : c'est la représentation de la femme, c'est la peinture, et c'est le réel tout aussi bien. On peut atteindre la plénitude dans l'action, le mouvement, semble dire Picasso, mais cette plénitude ne persiste pas, sinon dans sa représentation. La lutte pour donner corps au désir, pour saisir l'érotisme, devient alors combat quotidien pour créer des représentations dynamiques, ouvertes, fluctuantes, qui cherchent à provoquer éveil initiatique - et émoi charnel. " L'art n'est jamais chaste ", disait Picasso. Nous nous en doutions.

Carole Menahem, mars 2001

A consulter, les pages du site de la RMN sur l'exposition, http://www.rmn.fr/expo-picassoerotique. Le catalogue qui, outre la reproduction des oeuvres exposées, propose des textes de Jean Clair, Annie Lebrun, Pascal Quignard, etc...

Notes

  • 1.Jean Clair, Méduse, Paris, Gallimard, 1989, p. 79. Citation reprise par Patrick Roegiers, " Le braquemart, la vulve et l'oeil exorbité du peintre ", in Picasso érotique, catalogue de l'exposition, p. 72
  • 2.Pablo Picasso, cité par Geneviève Laporte, Si tard le soir... Pablo Picasso, Plon, 1973. Citation reprise par Dominique Dupuis-Labbé, " Raphaël et la Fornarina ", in Picasso érotique, catalogue de l'exposition, p. 118.
  • 3.Avec " Les Demoiselles d'Avignon (étude pour) ", mars-avril 1907, les séries " La Maison Tellier ", " Au théâtre "...
  • 4.Voir en particulier les deux séries " Degas chez les filles ", 1971 et " Raphaël et la Fornarina ", 1968, dont il sera question plus loin.
  • 5."Célestine et couple" , 1901, "L'artiste et son modèle", 1933, "Suzanne et les vieillards", 1955...
  • 6.Voir en particulier " Flûtiste et dormeuse ", 1933, XXXIe et XXXVIIe état.
  • 7.A ce sujet, lire l'article de Brigitte Baer, " Début 1933, le sculpteur et sa sculpture, puis le modèle ", dans le Catalogue, pp.100-105.
  • 8.A titre d'exemple, " Nu allongé, regardant de face ", 1902-1903. "Pourquoi ne pas mettre les organes sexuels à la place des yeux et les yeux entre les jambes ?" s'interroge d'ailleurs Picasso cité par John Richardson, Vie de Picasso , Le Chêne, 1992, p.10.
  • 9."Le baiser", 12 janvier 1931.
  • 10.Voir en particulier la série " Sous les feux de la rampe ", 1966, mais aussi dès 1903, " Le phallus ".
  • 11."Minotaure amoureux d'une femme centaure", 1933, et "Corrida : la mort de la femme toréro", 1933.
  • 12."La femme étranglée", vers 1904, et "Le sauvetage de la noyée.I.", 1932.
  • 13."Corrida : la mort de la femme toréro", 1933, "Taureau et cheval blessé", 1921, "Nu allongé sur un lit", 1920.
  • 14.A titre d'exemple, "Autoportrait sous trois formes : peintre couronné, sculpteur en buste et Minotaure amoureux", 1933.
  • 15.Voir en particulier le dessin VIII de la série : "Le pape entre, avec un sourire patelin".
  • 16."Chaque fois que je dessine un homme, involontairement c'est à mon père que je pense... Pour moi l'homme c'est Don José, et ça le restera toute ma vie... " Picasso cité dans Brassaï, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1964. Voir aussi, dans le Catalogue, l'article de Dominique Dupuis-Labbé, " Raphaël et la Fornarina", pp. 118-126.
  • 17.Voir en particulier la série "La Célestine", 1968.
  • 18.Parmi plusieurs autres, "Dora et le Minotaure", 5 septembre 1936.