Don Quichote, carence et création, la formation de l'idéal

don Quichotte

«  Roi des hidalgos, Seigneur des tristes,

que des forces tu ravives et des rêves tu as vus,

auréolé de l'heaume d'illusion

que personne n'a jamais pu vaincre

la lance sous le bras, tout fantaisie

et la lance « en ristre », tout cœur »

Litanie de Notre Seigneur Don Quichotte, Ruben Dario.

L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, chevalier à la triste figure, chemine encore entre les paradigmes de la littérature et de l'histoire quatre cents ans après sa création, au dos de son Rocinante étoilé et avec à ses côtés, son écuyer timoré Sancho Panza.

Le « logo » des deux figures suffit, surtout celui gravé par Picasso ou bien, un pochoir

( comme celui qui projette l'image du Che Guevara ) pour nous les rappeler.

Qu'est-ce qui s'échappe des orifices du métal, de l'encre froide de l'image allégorique si typique de notre époque, qui va jusqu'à pénétrer les tatouages du corps ?

Au-delà de l'image, les mots nous aident à remémorer.

En 1905, le « moderniste » Ruben Darion publia (en hommage à Cervantes) « Chants de vie et d'espoir », dont le poème en introduction. Promesse qui expire au moment de la première grande guerre mondiale (ce qui l'a conduit par désespoir de paix aux Etats Unis en 1914)

Dario meurt en 1916, ayant eu le temps d'écrire à Roosevelt, dans les mêmes Chants :

« Tu es les Etats Unis,

tu es le futur envahisseur

de l'ingénue Amérique qui a du sang indien,

qui prie pour Jésus Christ y qui parle espagnol »

« Et vous espérez beaucoup mais il vous manque quelque chose :

Dieu !

Un coup à la Don Quichotte, sans doute.

Freud, qui se désigna lui-même en espagnol Conquistador, marchait en 1938

à côté de Bullit, ambassadeur des Etats Unis à Londres.

En septembre 1939, la seconde grande guerre mondiale était déclarée, terrassé par le cancer et l'âge, lisant Peau de chagrin de Balzac, Freud nous quittait peut être par lassitude.

Quel pouvait être le rapport entre celui qui décrypta les polders de l'inconscient, et Cervantes ou Dario ?

Ils ont été des conquistadors du langage. En plus, ils ont su faire de leur vie une oeuvre universelle malgré des conditions adverses. Ils ont converti le manque en création.

Freud a pris du temps pour lire Cervantes : le « Colloque des chiens » des Nouvelles exemplaires durant l'adolescence et Don Quichotte, durant les fiançailles avec Martha.

En dehors de cela, Don Quichotte est peu présent dans l'œuvre de Freud. De l'admiration pour le castillan qu'il a exprimé à Ballesteros, son traducteur, avec quelques références dans ses Œuvres Complètes.

Nous trouvons une illustration dans « l'horreur de l'inceste », Totem et tabou, au sujet de la manière d'être agressif, ambivalent, au souverain, cristallisée dans la figure de Sancho Panza.

Une autre note en pied de page, évoque longuement la restriction de la compassion à l'origine du mot d'esprit. Dans le « Mot d'esprit et ses relations avec l'inconscient », Freud le dit très bien : Don Quichotte est une représentation et un représentant de l'idéalisme créé par Cervantes.

C'est la figure originale et humoristique de l'enfant dont les fantaisies envahissent ses pensées en lisant des livres de chevalerie et qui croit en le devoir, les promesses, les mots.

Et selon Freud, tout ça va à l'encontre de sa capacité humoristique initiale.

Un grand enfant de 57 ans, toujours pris dans l'Idéal dans un monde quatre cents ans plus tard, a tenté de tous les supprimer sans concession par un post-réalisme virtuel et des millions de migrants, des gens dans la souffrance et des morts comme preuve macabre de post-réalité, davantage que de post-modernisme.

Que l'on n'ait pas recours à la compassion ou à l'humour par l'éphémère jouissance des « clips », sauf par un « ja » qu'est au fait un simple hurlement, une Bajahung sauvage que le nazisme anticipa, devenant un « yes » et le « O.K. » post-réels de la Guerre des Galaxies et la luxueuse misère des villes.

Une note en aparté, devrait prendre en considération l'amour idéal de Don Quichotte : Dulcinée. Non pas comme héritier de l'amour courtois mais en tant qu'impossibilité de l'amour et de l'illusion à un âge donné, au sein d'une culture qui pousse l'ennui jusqu'au paroxysme des machines et l'abandon des corps vieillis.

Nous savons que d'une certaine façon Don Quichotte et Sancho peuvent allégoriser deux « parties » du Moi : l'idéal et les pulsions. Ils peuvent ainsi s'unifier en une psycho-interprétation de l'œuvre. Ce type d'interprétation partiales ne sont pas tout à fait à notre goût car elles amalgament l'œuvre par une simplification des sphères que le Moi prétend dans ses synthèses opératives et qui visent le triomphe social, le succès. Nous le savons bien, les pulsions ne font pas partie du Moi. L'Idéal non plus, même s'il « appartient » au Moi. Ils sont extérieurs, ils sont au service de.

Parler de deux Moi, un Moi insensé et un rational, ne nous satisfait pas plus. Il s'agit là d'une autre mythologie, de haute valeur à préjudice social, de peu de valeur heuristique et herméneutique pour la psychanalyse.

Nous préférons l'histoire de la culture, les symboles qui s'accrochent aux corps. Les corps qui les cherchent, par le truchement des traumas d'une histoire qui annule leur sens et les sensations, à récupérer toutefois, maintes fois obnubilés par les coagulations idéologiques, par des préjugés bien connus.

Erasme publia son « Eloge de la stupidité » ( Encomium moriae seu laus stultitiae) en 1509, à Paris, mal traduit par « Eloge de la folie » et jouant sur le sens du nom de son ami Thomas More, l'auteur ni plus ni moins de l'Utopie.

Le siècle de la Conquête, le XVIe, vit l'allumage de la lucidité contre-réformiste de l'érasmisme et l'Utopie de More, au moment de l'irruption de la bourgeoisie, de la critique de la sottise et de l'éloge de la liberté.

Cela concerne une forme d'Humanisme qui rassemble le classique et la Renaissance. Et là, écrasant l'esprit de l' »empirisme » sensoriel, la raison bourgeoise va introduire au XVIIIe siècle, comme Foucault l'a démontré, le thème de la folie (inexistant auparavant) attribuable à la condition d'hidalgo, à l'enfant de quelque chose, de noble, comme par effet rétroactif.

La stultifera navis, le « navire des sots » du Moyen Age, reprise en 1494 par Brand, pour une raison inconnue, devient le navire des fous.

Une action se produira a posteriori qui fera la différence entre la sottise et la folie, dès l'avènement de la Conquête.

La terreur associée aux terres inconnues occupera désormais l'espace privé comportant une terreur, cette fois intime, qui tourne autour du soi inhérent à l'individu dans sa solitude.

L'ironie de la modernité, de laquelle Cervantes est un illustre représentant, va voir s'éloigner (sur son cheval) le cavalier promu pour les Croisades.

En 1605, se produit une opération de dé-conquête, sous la forme de désillusion de la Conquête.

Cette même désillusion peut être assimilée à celle d'un contemporain de Don Quichotte, l'Hamlet de Shakespeare, éminent vainqueur au cours des guerres, mais accablant dévastateur dans le domaine de l'intime.

L'espace du roman de l'anti-héros moderne, achevé par un Charles Chaplin avec son chapeau haute-forme et sa canne, s'ouvre sur les Temps Modernes. Les multinationales « post-modernes » se chargeront, sans galère et sans canne, de liquider les espoirs du néo-quichottisme du sujet contemporain.

Cervantes le savait très bien. Il participa à la bataille navale de Lepanto, par l'intermédiaire de laquelle, l'Europe vainquit l'empire turc. C'est à ce moment-là qu'il perdit l'usage de sa main gauche, plus connu dans sa postérité, comme le manchot de Lepanto. La manchot de la « frayeur » (jeu de mot entre « lepanto » et « l'espanto » qui peut se traduire par « frayeur »), sera voué aux misères et devra quémander à la couronne une fonction officielle. Il mourra entouré de femmes, d'histoires tordues, d'enfants « naturels » et de culture, sans peine ni gloire.

Une curieuse coïncidence fera que, plus de trois ans après, en 1944, le grand écrivain Blaise Cendrars, voyageur et créateur, écrivît « la main coupée » faisant allusion à sa main perdue au cours de la Première Grande Guerre. Il la nommait sa « main amie », racontant les horreurs de la Première Guerre durant la Seconde.

Pieux et ironique l'autre manchot, Cervantes, fera que Don Quichotte, dans sa grande parade, ne se blesse pas trop et trouve un apaisement avec le baume de Fierabras, assumant la condition de protagoniste invulnérable, proposée par Freud dans « Le poète et le rêvasser ».

« Guerrier durant des années et plus de cinq ans prisonnier, où il a appris la patience face aux adversités » s'avoue Cervantes devant le portrait peint de son ami Jauregui. Stylisé comme les peintures du Greco, un autre précurseur du XVIe siècle. L'esprit s'éloigne de la Conquête. S'annonce ainsi la décadence du Baroque en plein Siècle d'Or. Cervantes sera par la suite le précurseur de cette modernité ironique qui se passe du Baroque ( dans notre époque, réduit au travestisme d'un Severo Sarduy ou de Sebrelli) et qui rappelle les illusions perdues, que la science trahit par son attachement à la technologie.

En effet, fait prisonnier par les turcs près de Marseille (après Lepanto), il le resta pendant cinq ans et demi à Alger.

Nous abordons à ce point l'hypothèse folle de l'influence des langues turque, arabe et hébraïque (via l'Espagne) chez Cervantes.

Etonnantes constatations : en hébreu, « force », « courage » se disent « kojot », si proche de « quichotte ». En turc, nous nous sommes renseignés, « fort » se dit « kuvettli », qui ne résonne pas trop différemment. Notre étymologie délirante sur des origines communes, paraît s'estomper lorsque nous lisons que « Quichote » veut dire « revêtu d'armure sur les jambes » et qui est issu du latin « coxatus », de « coxa », « hanche ».

Cependant, alors que les jambes font partie des membres susceptibles d'être perdus au cours d'une guerre ( tel qu'on l'apprend aux entraînements militaires), elles ne semblent pas posséder une valeur indispensable pour l'écrivain. Celui qui par ailleurs, perdit l'usage d'une main. Déplacement qui s'opère, en tant que base de la création artistique.

En outre, « manchot » et « manche » ( Don Quichotte de la Manche) font résonance. L'encyclopédie Salvat abonde dans notre sens lorsque celle-ci nous révèle que la région d'Espagne désignée, correspond au terme arabe « manx », qui veut dire « terre desséchée ».

Terre desséchée pour les espoirs de l'homme, comme l'ont si bien montré Graciliano Ramos, Rachel Queiroz et d'autres. Destiné au Nordeste du Brésil, cela a contraint les êtres humains, par familles entières anéanties, à l'exil.

Conditions universelles qui commencent à se dessiner.

Une illustration nous montre que la Manche, « région à ciel ouvert », possède des moulins à céréales : les moulins de Don Quichotte.

Un effort d'imagination nous permet d'associer les moulins et leurs ailes tournant en terre désertique, avec la figure humaine et ses bras justement comme les ailes, s'évertuant à capter les choses du monde.

Le mot « aspaviento » ( ostentation, parade) vient de « aspavento », « espanto » (épouvante) en italien.

En français, il existe l'expression « moulin à paroles » désignant le bavard ou la trouvaille « des moulins de ta pensée » de Michel Legrand. Coups à la Don Quichotte !

Rires aux éclats s'accompagnant de plaintes. Condition tragi-comique que Lacan chérissait. « Plainte » (queja, en espagnol) vient de coaxare : croasser.

Nous pouvons y retrouver l'oiseau noir de Kafka, le corbeau, s'éloignant pour aller crier la douleur du XXe siècle, ce qui n'est pas selon nous vraiment tragi-comique.

C'est plutôt une technique d'horreur sans limite.

Cervantes offre au monde un personnage, qui devient paradigme. Kafka, en revanche, propose un monde qui devient paradigme du sinistre XXe siècle (voire du XXIe), le Procès kafkaïen.

Il n'y a plus là une saga héroïque. Seulement la colonie pénitentiaire (Kafaka et Schopenhauer). Rabelais a donné la pantagruélique, Homère l'Odyssée, Cervantes le Quichotte, Dante le divin, le dantesque.

Tel une marque qui donne son nom générique à toutes les lames à rasoir, Don Quichotte donne son nom à toutes les entreprises échevelées, illusoires.

Dans la crise des récits, l'histoire laisse sa marque, les Croisades évanouissantes effacées par le logo (le logo technocratique).

Subsiste encore et malgré tout, « l'Amérique naïve qui prie toujours Jésus-Christ », duquel Don Quichotte est évidemment un représentant possible.

Erasme, dans son « Enquiridion » ou « Manuel du chevaler chrétien » (Enchiridion militis christiani) avait tenté d'épurer la foi catholique. Nonobstant, c'est l'éthique protestante qui l'a emporté tel que Max Weber le démontre. Illusion du chevalier et avenir d'une illusion : les affaires sont les affaires.

Mais la Manche est aussi une tache (mancha, en espagnol) aveugle, le scotome typique de la vision du sujet manchego (personne originaire de la Manche). Le manque, disent les français.

( « Falta » en espagnol veut dire « faute » et peut aussi renvoyer à « manque ».Cependant ce mot renvoie plutôt à « carence », terme plus approprié pour ce qui nous intéresse. Note personnelle du traducteur).

Nous sommes issus du manque. D'un lieu dont je ne veux pas (ne peux pas) me souvenir.

Amnésie fondamentale de l'histoire personnelle et aussi, collective.

Aux frontières des empires, nous trouvons l'Espagne et l'Autriche. De même l'Argentine d'une certaine façon.

Antoine de Saint-Exupéry, pionner de l'aéropostale, des lignes aériennes argentines, aux côtés de Jean Mermoz et mort pendant la seconde Guerre au cours d'une mission de reconnaissance, écrit dans son immortel Petit Prince : l'essentiel est invisible pour les yeux. Comme pour Don Quichotte.

Freud, pessimiste, ne communiait pas avec Don Quichotte. Il avouait à Martha que c'était un écrit merveilleux mais de la même façon, il taxe de merveilleux et de réaliste le grivois Sancho.

L'entreprise de Freud fut d'Œdipe à Moïses pourtant de style « Don Quichotte » : faire en sorte que l'Humanité accepte ce qu'on lui reproche le plus. Il savait qu'il n'y parviendra jamais. Il n'entrouvrirait qu'une brèche. La figure même de Freud ressemble davantage à celle de Don Quichotte, qu'à celle de Sancho.

Dans son « Coloquio », Cipion dit : « le vrai sens est une partie de bowling ». Nous voici en train de faire des acrobaties avec le « Unsinn » (non-sens) freudien, qui ne correspond à autre chose qu'aux blessures de l'histoire que chacun porte en son for intérieur.

Si Don Quichotte est une figure de l'imaginaire aérien (élévation, stylisation, ascensionnisme, moulins à vent, esprit) suivant les théories de Bachelard, c'est l'air libre qui lui correspond.

Il a ainsi la possibilité d'ériger des châteaux en Espagne ( et non des hôtels trans-nationaux) qui ont un rapport avec l'esprit libre de l'imaginaire, que le pathos traumatique fige.

Cela contribue aussi à la construction de l'Idéal, prévenant son éventuel appauvrissement sous forme de Moi Idéal de pacotille, ou que le fardeau de la vie ne fasse pas le poids d'un joug.

« Se termine à présent l'histoire de l'idiot

que dans l'air, dans l'air libre… »

Châteaux en Espagne, A. Cortés

Note:Que je sache, on ne trouve pas de figure équivalente à Don Quichotte au domaine français. L'Espagne a inspiré le Cid de Corneille, avec l'antécedent des Mocedades del Cid de Guillén de Castro. On y invoque même l'honneur castillan (Lagarde et Michard, XVIIe siècle). Encore plus tard, l'Espagne a fourni le sujet de l'Hernani de Victor Hugo, l'héros romantique. Mais Don Quijote est plutôt un héros ironique, l'anti-héros. Et je crois qu'il entraîne toute l'angoisse de la modernité devant l'Idéal, au milieu de la Contrereforme, de l'érasmisme, de la désillusion de la Conquista, de l'ascension de la bureaucratie, des promesses de la technologie (Cervantes déteste la poudre, nous adorons le prix Nobel -inventeur de la dynamite-, que Sartre refusa; Cervantes voulait à tout prix une poste aux Colonies espagnoles en Amérique). Un certain air d'Arlequin convient à Don Quijote, mais c'est Sancho, bien plus gros, la figure correspondante de la Commedia dell'arte. "El caballero de la triste figura" traîne toute la tristesse et la subtilité même ironique, des figures de El Greco. Cette "postmodernité", qui n'existe pas, bien sûr, invention de quelques opportunistes criminels -il faut le dire, ne le fait pas trembler. Il demande encore des histoires, des idéaux, en grand enfant, selon Freud, en vrai et solidaire être humain.

Texte publié en premier lieu par le site www.elsigma.com/literatura