Une lecture profane des Dix Commandements

On le sait, les rapports entre la psychanalyse et la/les religions ont toujours été un sujet de préoccupation pour Freud et de tension et entre lui et ses disciples, mais aussi entre les psychanalystes et leurs contemporains.

Que Freud ait eu à affirmer à plusieurs reprises qu’il était un « juif athée » ou un « juif laïque » n’a pas empêché certains de qualifier la psychanalyse de « science juive ». Et cette accusation d’inféodation au religieux s’est renouvelée pour Lacan que d’autres, (ou peut-être les mêmes ?), ont pu accuser d’avoir produit une psychanalyse enracinée dans son éducation chrétienne, plus précisément catholique.

Mais qu'il n'ait jamais cessé de s'interroger sur la religion et sur ses effets sur la construction du psychisme humain, voire des symptômes qu'elle produit, lui a sûrement valu la défiance voire la condamnation des « religieux ». Cela n'a pourtant pas empêché Freud, tout comme Lacan, d'accorder une grande importance à l'analyse et à la réflexion sur les textes fondateurs de notre culture judéo-chrétienne et c'est dans ce fil que peut s'inscrire l'ouvrage de Jean-Pierre Winter, mais c'est dire que tout rapprochement entre Dieu et la psychanalyse est a priori suspect et discutable. Si suspect et discutable que l'auteur éprouve d'emblée le besoin de justifier son propos : « La psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire des Dix commandements ou du Livre de Job ? Ne doit-elle pas au contraire se tenir à bonne distance des dogmes religieux et revendiquer un plus strict athéisme ? » Ainsi débute le prière d'insérer de cet ouvrage de Jean-Pierre Winter dont on sait que ces questions l'intéressent au plus haut point. C’est donc avec une certaine curiosité teintée de vigilance que l’on entame la lecture de ce livre: l’auteur tiendra-t-il le pari de faire une lecture analytique et profane des textes bibliques et de se tenir sous les auspices des auteurs qu’il cite en exergue Jacques Lacan, Maurice Blanchot et Freud?

C’est donc une lecture de la « parole » de Dieu, à la fois théorique et clinique que nous propose Jean-Pierre Winter. Car on le sait Dieu est langage. « Dieu n’existe pas, mais sa parole existe. » écrit Edmond Jabès invoqué par l’auteur.

Si l’auteur choisit les Dix commandements c’est que, selon lui, et nous pouvons le suivre dans cette position, ils ne valent pas comme une suite d’injonctions exigeant la soumission, mais par leur intentionnalité, leur finalité, par leur nécessité. « Ce que les psychanalystes questionnent, ce n’est pas la Loi pour elle-même, mais le rapport de chacun d’entre nous à cet interdit universel, à partir du moment où il a été promulgué. » Et c'est de les lire, les analyser, les commenter, les questionner, non pas religieusement, c'est-à-dire comme une parole de vérité, « intouchable », mais comme un texte, tout comme le psychanalyste interroge la parole de l'analysant, qui peut le mieux faire rempart à l'obscurantisme religieux et à ses ravages dont nous sommes à nouveau les témoins. De ce point de vue, cette lecture est actuelle, mais elle l'est également en ce qu'elle dégage des repères cliniques de l'humanisation et de sa difficulté, voire même de sa douleur.

Dans ce fil, on suivra avec intérêt les développements sur chacun des commandements commentés à la lumière d’une clinique psychanalytique omniprésente, qui se termine par un chapitre passionnant sur le livre de Job dont l’éthique qui pourrait s’en dégager semble à l’auteur « très proche de celle promue par Lacan dans son séminaire L'éthique de la psychanalyse. »

Arrivé au terme de la lecture, il apparaît que le pari est tenu et qu’une lecture profane, on pourrait même dire radicalement athée, de ces textes à la lumière de Freud et de Lacan est non seulement possible mais fort instructive car elle permet de dégager l’athéisme, à son avis radical, de la psychanalyse : « s’il n’y avait pas d’amour, on serait tous athées ! » L’ajout de l’âme : âme-our, âme-itié, «qui est l’amour sous toutes ses formes nous oblige à supposer Dieu et le transfert est une mise en acte de cette illusion amoureuse qui « dégoûtait » Freud qui le considérait comme un obstacle à la psychanalyse. L’athéisme de la psychanalyse « c’est, écrit Jean-Pierre Winter, un athéisme conséquent et général, qui ne concerne pas la seule problématique de la foi en un Dieu quelconque, mais en quelque dieu que ce soit, à savoir aussi bien le dieu de la religion que le dieu des philosophes, le dieu science, le dieu psychologie, le dieu psychanalyse ou le dieu politique, ou tout autre instance mise dans cette position. » Comme la psychanalyse à affaire avec le transfert pour se défaire du transfert, elle consiste à faire avec Dieu tout en amenant le patient à se débarrasser de Dieu, dans sa forme la plus illusoire en tout cas, puisque le but de l’analyse est (..) de se défaire de ses illusions.» Car selon la parole de Lacan, « l’analyste ne s’autorise que de lui-même » et pas d’un autre petit ou grand. Définition d’une position éthique fondamentale du psychanalyste qu’il est bienvenu de rappeler dans ces temps actuels et qui serait peut-être une façon de différencier la psychanalyse des psychothérapies diverses.

Françoise Petitot