"Nouvelle vague" par Jean-Yves BROUDIC

Godard pour Nouvelle vague

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GODARD - LACAN

A propos du film ‘Nouvelle Vague’de Richard Linklater (2025)

Jean-Yves BROUDIC

Années 1955 – 1960 : Jean-Luc Godard est critique aux Cahiers du Cinéma, tout comme ses amis Jacques Rivette, Claude Chabrol, François Truffaut, Eric Rohmer…, il écrit beaucoup sur les films et les cinéastes qu’il aime, et il distille au fil de ses écrits une critique acerbe d’une forme de cinéma traditionnel racontant une histoire linéaire dans un style conventionnel. Mais certains de ces compères sont déjà passés de l’autre côté de la caméra (F. Truffaut a triomphé à Cannes en 1959 avec Les 400 coups) et lui n’a réalisé qu’un court-métrage et fait de la figuration dans quelques essais de ses amis.

Dans le film ‘Nouvelle vague’nous sommes en 1959 : Godard échange avec ses collègues et avec des acteurs, techniciens et producteurs, s’intéresse aux nouveaux moyens techniques de filmer en vue d’une réalisation future et écrit des notes sur l’art, la vie, la mort, l’amour… Dans le film de Richard Linklater, on se trouve embarqué dans la préparation et le tournage de A bout de souffle, avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg comme acteurs principaux, le premier dans un de ses tout premiers rôles, la seconde déjà vedette du cinéma américain. Godard va-t-il réussir à produire quelque chose d’original ? Le doute le traverse évidemment, mais on voit un homme qui pense, vit, aime, dort, respire cinéma, un homme qui porte un projet et qui abandonne son rêve de devenir écrivain (publier un roman chez Gallimard, comme Astruc et Rohmer) en devenant cinéaste – réalisateur.

Années 1955 -1960 : Lacan est déjà connu dans le monde la psychiatrie puisqu’il a soutenu sa thèse en 1932, ‘De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité’consacrée au cas Aimée, qu’il a écrit plusieurs articles dans des revues littéraires ou psychiatriques et qu’il est déjà passé à l’analyse après sa cure avec Lowenstein et sa rencontre avec Margueritte Anzieu, dite Aimée. Il occupe une place de premier plan dans la SFP (société française de psychanalyse), où il a commencé un enseignement : après des rencontres pour un public restreint, il tient son premier séminaire ouvert, consacré aux Ecrits techniques de Freud’, en 1953 – 1954. Sa pensée se développe comme un retour à Freud et une critique des théorisations du post-freudisme qui oblitère la profondeur et la radicalité des apports majeurs du fondateur.

Le travail théorique de Lacan a pour enjeux le renouvellement de la psychanalyse à partir des apports de la linguistique, de l’anthropologie et de la philosophie, la relecture de Freud et d’autres analystes, la direction des cures, la compréhension de ce qui s’y déroule et des effets de l’analyse. Ce travail est en lien direct avec sa pratique qui bouscule les modalités traditionnelles en cours au sein des sociétés de psychanalyse affiliées à l’IPA, et notamment quant au nombre de séances imposées et à leur durée (trois séances hebdomadaires de 45 mn). Lacan a le titre d’analyste didacticien, en mesure de prendre en analyse des personnes en formation, et c’est précisément cette place et ses pratiques que lui conteste l’IPA : en 1953, la SPF se voit refuser une adhésion à l’IPA, dirigée par des personnes proches d’Anna Freud et de Marie Bonaparte.

Avec « Nouvelle Vague » vivons au jour le jour la préparation et le tournage de ‘A bout de souffle’et on est frappé par de nombreuses similitudes entre la pratique du cinéma par Godard et la pratique de l’analyse par Lacan. Ainsi Godard mise sur l’improvisation des acteurs à partir de ce qu’il leur propose en début de journée sur le lieu de tournage ; il espère ainsi capter quelque chose de la vie réelle.[1] En rompant avec le cadre réglementé de trois séances traditionnelles hebdomadaires et en pratiquant des séances à durée variable et courtes parfois, Lacan mise aussi sur la possibilité de l’analysant d’approcher ou toucher quelque chose du réel au cœur de sa problématique subjective.

Ce sont les trébuchements de la parole en séance qui sont intéressants, souligne Lacan à de nombreuses reprises (ainsi dans le séminaire ‘Les formations de l’inconscient’leçon du 25 juin 1958), ce terme de trébuchement pouvant désigner les lapsus, les oublis de mots ou de noms, les distorsions grammaticales, les liaisons fortuites entre langues et niveaux de langues, les idées ou images saugrenues, ou des soupirs, des gestes, etc. Ce sont aussi les trébuchements que veut capter Godard en tournant dans des décors naturels et dans des lieux de vie ordinaire (dans la rue souvent), et non les écarter comme le font les cinéastes traditionnels (on le voit rendre visite au studio de tournage de Julien Duvivier). « La vraie liberté n’a que faire des règles, il ne faudrait filmer que dans état d’urgence et de nécessité. » « Plus on répète, plus les choses deviennent mécaniques, et plus on s’éloigne de la vie ». « Nous contrôlons nos pensées qui ne veulent rien dire, mais pas nos émotions qui veulent tout dire. » (J.L.G. dans Nouvelle vague).

Il s’agit de se laisser surprendre par ce qui arrive et d’écouter son désir : alors que la durée du tournage n’est que de vingt jours, il arrive que Godard l’interrompe au bout de deux heures, ou même renvoie acteurs et techniciens dès le matin sans avoir tourné la moindre scène, au grand dam des uns ou des autres, parce qu’il n’a pas d’idées ce jour-là ou qu’il n’est pas en forme. Le parallèle est ici évident avec la pratique lacanienne de la scansion des propos des analysants : proposer par surprise la fin d’une séance en fonction de ce qui vient d’être énoncé et non en fonction d’une durée réglementaire. « C’est tout pour aujourd’hui ! » dit Godard à plusieurs reprises sur les lieux de tournage, phrase que certains analystes utilisent sans doute pour signifier la fin d’une séance.

La nouvelle façon de faire du cinéma introduit plusieurs ruptures, notamment avec le souci traditionnel du raccord où lors du tournage, telle prise de vue doit se dérouler dans un décor strictement identique aux scènes précédentes et suivantes, de telle façon qu’elles puissent être enchaînées au montage. Au contraire, dans la salle de montage de A bout de souffle, Godard demande à ses collaboratrices de ne pas chercher à imposer des raccords basés sur la vraisemblance matérielle et visuelle, il leur propose de monter le film en fonction des pics d’intensité que la pellicule a pu saisir chez les acteurs, afin de créer un autre rythme. Il rappelle aussi que chez Méliès, les sautes d’image faisaient partie du film ; il utilisera ce procédé dans Pierrot le fou : l’accident de la route est monté et montré avec un saut de pellicule, un accident. La vie est-elle raccord ? demande Godard dans le film Nouvelle vague de Richard Linklater. Ce propos fait penser à l’insistance de Lacan à dire qu’il n’y a aucun raccord possible entre la langue et le réel, origine de bien des tumultes dans les rapports des hommes entre eux et au monde. Pas de raccord, disait alors Godard. Il n’y a pas de rapport sexuel, dira plus tard Lacan.

Dans un article de 1956 dans les Cahiers du Cinéma, Godard écrivait : « Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur. Prévoir est le propre des deux ; mais ce que l’un cherche à prévoir dans l’espace, l’autre le cherche dans le temps[2]. » Le temps, l’espace aussi sont travaillés dans une psychanalyse, le récit temporel qui se construit à chaque séance étant régulièrement monté par le raccord entre deux séances, ouvrant l’espace de la langue.

Avec la nouvelle manière de penser un film, de tourner et de monter, le cinéma n’est pas un simple moyen d’expression d’une histoire pré-écrite ; sa matière première est ce qui survient durant le tournage et le montage. Tout comme la grande littérature sait construire des histoires qui captent l’imaginaire des lecteurs tout en travaillant la langue et proposant des formes nouvelles, le nouveau cinéma tente de dire quelque chose du désir et des rapports humains en faisant de la voix, du mouvement, du décor, du son et de la musique, et des aléas de leur rencontre, l’objet même de la pratique du cinéma.

Notons également que les innovations peuvent assez vite devenir des recettes. Dans un entretien aux Cahiers du Cinéma de 1962, Godard dit : ‘C’est l’histoire qu’on raconte : Decoin va trouver sa monteuse à Billancourt et lui dit : ‘Je viens de voir A bout de souffle, à partir de maintenant, plus de raccord ! »[3] Cette observation nous fait penser aux témoignages d’analysants dépités ou ravagés après une cure avec des analystes appliqués à rester silencieux ou à pratiquer systématiquement des séances ultracourtes, en imitant Lacan.

Le film Nouvelle vague a été tourné en noir et blanc. Ce choix de Linklater a pour effet de nous plonger directement dans le passé ; il contribue à créer un effet – miroir : certaines scènes reproduisent des moments connus d’A bout de souffle, ce qui vient aviver et modifier le souvenir que l’on en a gardé, tout comme en analyse le récit réitéré d’un évènement (traumatique ou pas) contribue à le transformer, de par la levée du refoulement et / ou la création d’un refoulement non pathologique. On peut parler aussi d’un effet – fantôme : Guillaume Marbeck et Zoé Deutch jouent superbement les rôles de J. P. Belmondo et de J. Seberg, dont les fantômes planent alors chez le spectateur, comme ils ont été présents à certains moments particulièrement émouvants du tournage, selon R. Linklater qui raconte comment, à l’initiative de l’actrice qui joue son rôle, toute l’équipe est allée sur la tombe de Jean Seberg au cimetière de Montparnasse[4]. Dans l’analyse aussi, chaque sujet apprend à faire avec ses fantômes.

Étonnant ! Le cinéma et la psychanalyse sont contemporains et particulièrement en deux occurrences essentielles. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’invention des frères Lumière offre aux hommes une nouvelle manière de se représenter et de raconter des histoires, tandis que Freud offre aux hommes une nouvelle manière de se penser et d’assumer leur histoire, chacune de ces découvertes géniales ayant contribué à transformer radicalement leur époque et le monde. Et dans les années 1950 – 1960, émergent des critiques des théories et des pratiques sclérosées des deux champs, ce qui aboutit à de nouvelles manières de faire des films et de mener des analyses.

Observons également que la Nouvelle vague est en phase avec la remise en cause des rapports sociaux traditionnels au travers des luttes de libération nationale des colonies françaises et de la place des femmes dans la société, thèmes bien présents dans ce film. Et ailleurs, ce sont les cinéastes contestataires de l’ordre établi dans leurs pays qui s’approprieront la méthode et l’esprit de ce mouvement.

Le film ‘Nouvelle vague’nous donne à voir le bonheur et la jubilation des acteurs et techniciens engagés dans cette aventure et il transmet ce plaisir aux spectateurs. « J’aime les films sur les artistes. (…) Les débuts sont plus amusants à traiter, plus avides de promesses. [5]», dit son réalisateur. On sait aussi qu’une émulation et une certaine joie collective étaient présentes aux premiers temps freudiens de naissance de la psychanalyse et durant le second temps de renouveau lacanien, quand ils ouvraient de nouveaux espaces de pensée.

 

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[1] « Je suis plongée dans ce film français et c'est une expérience bien longue et absolument folle : pas de spots, pas de maquillage, pas de son ! Une seule chose vaut la peine : c'est tellement contraire aux manières de Hollywood que je deviens totalement naturelle », écrit l’actrice Jean Seberg à son ancien réalisateur.

 

[2] Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Ed. Les Cahiers du Cinéma, 1998, p. 92

[3] Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit. p. 218

[4] Cahiers du cinéma, n° 824, entretien, p. 20

[5] Richard Linklater, entretien, Positif, n° 776, octobre 2025