RÊVER SOUS LE CAPITALISME, un film de Sophie Bruneau par J-Y Broudic

Sylvie Bruneau ; rêver sous le capitalisme

RÊVER SOUS LE CAPITALISME, un film de Sophie Bruneau

Par Jean-Yves Broudic

 

Rêver sous le capitalisme’est un très beau film documentaire de Sophie Bruneau que l’on peut voir actuellement en direct sur ARTE et bientôt au cinéma.

Il est composé d’une douzaine de séquences où des hommes et de femmes racontent des rêves relatifs à leurs conditions de travail, au cadre général de leur entreprise ou administration, aux relations à leurs collègues et à leur direction. Quelques-unes de ces séquences sont des portraits filmés, mais dans la plupart des cas on entend les voix off sur des images d’espaces de parkings ou de bureaux, de chantiers, d’une sortie de gare, d’un hall d’accueil d’une compagnie d’assurances, d’un restaurant d’entreprise… Pas de musique, peu de paysage naturel.

La forme du film donne du poids au propos ; il est structuré autour d’une série d’oppositions : visible/invisible, jour/nuit, entrée/sortie, apparition/disparition, reflet/ombre, vide/plein, parole/silence, transparence/opacité, ouverture/fermeture… L’architecture moderne y est montrée dans sa dimension fonctionnelle : des espaces ouverts, transparents, sans recoins, sans place pour des échanges sociaux ; des bureaux en ‘open spaces’ ; un long travelling d’un restaurant d’entreprise où chacun vaque dans sa bulle.

Dans le film, aucun commentaire complémentaire d’un expert sur l’évolution du travail dans la société actuelle ou sur la production onirique. Dans les dernières séquences cependant on entend un développement plus important des rêveurs sur leurs conditions de travail ou sur le fonctionnement de leur entreprise.

Ce film montre les effets psychiques de l’intensification de la recherche du profit par les entreprises et de l’extension des formes modernes de management : accélération des cadences, réduction des temps de pause, chasse aux temps informels, cloisonnement des espaces, logique bureaucratique, positionnement du salarié comme collaborateur avec des objectifs à atteindre, gestion des personnes par l’informatique, contrôle visuel des lieux, disparition de formes de reconnaissance, limitation des échanges avec ses pairs…

Sophie Bruneau montre la fragilité de la frontière entre le monde de l’entreprise et la sphère privée. À leur domicile, les salariés travaillent encore, produisent inconsciemment des rêves relatifs leur univers de travail, rêves intenses où certains ont perdu leur voix, ne peuvent plus parler ; d’autres n’y existent plus ; d’autres sont sur le point d’agresser des collègues ; une femme rêve que la fenêtre de son bureau a été murée ; une autre que de petits personnages installés autour de son crâne y plongent une longue cuillère ; une femme cadre d’un service social exprime dans son rêve son angoisse à ne pouvoir aider les personnes démunies qu’elle rencontre.

Ce film dit beaucoup de la société contemporaine, d’une nouvelle manière et avec une nouvelle matière : le rêve. Il s’inscrit dans un courant de réflexion actuelle : l’abord sociologique du rêve. Sophie Bruneau indique qu’elle a eu l’idée de ce film après la lecture du livre de Charlotte Béradt : Rêver sous le troisième Reich.

Dans ce registre, Bernard Lahire a publié cette année : L’interprétation sociologique du rêve. Son projet est de faire des rêves un objet d’étude sociologique et dans cette démarche il ne peut éviter l’Interprétation des rêves de Freud. Il affiche son ambition de « corriger les faiblesses, les manques et les erreurs » de Freud, tout en écrivant à son propos : « À proprement parler aucun des points de sa réflexion n’est véritablement inédit » (p. 21). La volonté de B. Lahire est « d’entrer dans la logique même de la fabrication des rêves et de les relier aux expériences que les individus ont vécues dans le monde social » ; « L’étude du rêve permet de voir frontalement ce qui nous travaille obscurément, et de comprendre ce qui pense en nous à l’insu de notre volonté. » (p. 13). B. Lahire veut dépasser Freud mais il aboutit à dire en termes édulcorés ce que le fondateur de la psychanalyse a travaillé toute sa vie : l’existence d’un inconscient articulé au désir sexuel et à la pulsion de mort.

Une chose est oubliée dans la démarche sociologique, c’est le transfert. Les rêves analysés par Freud dans l’Interprétation, sont ceux de son auto – analyse avec Fliess ou des cures analytiques engagées par lui-même ou des collègues. Pour les analystes, le rêve n’est pas qu’un objet d’étude, il est une des voies d’accès à l’inconscient dans un cadre thérapeutique, il est le support d’une recherche commune (l’analysant – l’analyste) sur la vie psychique d’un sujet. Le sociologue ambitionne de « faire progresser la vérité sur le rêve »(Lahire, p. 31), mais dans l’analyse, l’enjeu est que le rêveur accède à sa propre vérité.

Les psychanalystes qui écoutent les rêves de leurs analysants (certains ne le font pas, paraît-il !), et qui travaillent à partir de ces récits, y entendent aussi des échos du monde économique et du système social contemporains. Ils n’en restent pas là cependant. Le fondateur de la psychanalyse a ouvert la voie à une interprétation symbolique du rêve que Lacan a théorisée : dans une cure, ce qu’apporte l’analysant c’est un récit de rêve que l’on peut lire selon une logique signifiante et littérale, en deçà et au-delà du signifié ou sens. En analyse, les rêves permettent au sujet d’avoir accès à des traces psychiques de moments de vie passés, généralement recouverts par le refoulement et l’amnésie infantile, et de revivre aussi des évènements déterminants vécus par les parents ou grands-parents, comme le montre Michèle Montrelay dans La portée de l’ombre. Et dans une analyse, les effets psychiques de ces paroles de rêves se développent, se construisent, se recueillent au fil des séances dans le cadre d’un échange avec un analyste.

Dans le film Rêver sous le capitalisme, le sens sociologique des rêves est mis en avant par un remarquable travail sur l’image et par le montage. On y entend aussi la dimension psychique inconsciente, par exemple quand une personne rêve du craquement de l’ouverture de son crâne, quand une autre se voit comme un fantôme ou une âme errante, qu’une troisième décrit le squelette d’une collègue allongé sur sa table de salon, ou qu’un salarié indique qu’il s’est mis la pression en allant dans le sens de la demande de sa direction, etc. L’ensemble compose une sorte de cauchemar éveillé.

Il en résulte une question : qu’en est-il des effets psychiques, conscients et inconscients, de ces récits et de ces images, de la participation de ces personnes à la construction de ce film ? Pour les raconteurs de rêves, on peut supposer que l’adresse de leur récit à la cinéaste-écoutante et aux spectateurs, n’a pas été sans portée. Et Sophie Bruneau indique de son côté que son travail l’a remuée psychiquement : dans un entretien (également sur Arte), elle indique avoir mis trois ans à réaliser ce film et avoir été fortement éprouvée par la rencontre avec ces personnes en souffrance. On peut le croire.

JYB, psychanalyste, Lorient (56)