Raymond Depardon, 12 jours : Beckett au parloir. D. Chancé

12 jours

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Raymond Depardon, 12 jours : Beckett au parloir.

Je ne sais pas ce qui me révolte du film ou de la procédure qu’il décrit, ou bien encore s’il s’agit de la procédure dans le dispositif bref, d’un film qui me concède une position intenable, m’enfermant avec lui dans la boîte à images et accessoirement la boîte à folie.

Dans Les Habitants déjà, Depardon enfermait les gens dans une boîte, une sorte de photomaton/caravane dans lequel ils échangeaient des propos le plus souvent d’une pauvreté désarmante et pitoyable, complètement pris dans les stéréotypes, la misère de leur langage, coincés entre le cliché frontal de la prise de vue et celui de leur univers. Rien n’est plus froid et désespérant que le dispositif de 12 jours : le cadre, le cadre, le cadre. Rien d’autre. Cadre serré de l’image, dans le cadre étroit d’un bureau, enfermé dans le cadre d’un hôpital dont on mesure en entrant très lentement, avec la caméra, les impasses, s’arrêtant en fin de prologue sur un mur gris : no escape, voie sans issue. Tout est dit. Ça brille, c’est propre, ça on ne peut pas dire qu’on économise sur le désinfectant, la tornade blanche : au moins, c’est mieux qu’en prison, tout resplendit ! Les malades sont aseptisés dans un milieu qui se tient à carreau (astiqué).

Pas d’horizon. La caméra sort un peu, cependant, pour aborder, par cercles concentriques un peu de l’extérieur. Ce serait plutôt, du reste, par cases additionnées : cages à lapin de promenade pour faire les cent pas, grillages, petit bout de parvis ou de cour. Guère d’au-delà. On découvre à la fin le vaste monde qui entoure l’hôpital/prison : un brouillard froid et gris dans lequel tout s’estompe, se dissout, comme des limbes soudain inconsistants après l’univers carré, net, coupé droit de l’hôpital psychiatrique. Alors, cet hôpital : « une oasis d’horreur dans un désert d’ennui » ? (Baudelaire, Le Voyage).

Dans ce cadre serré, nulle échappatoire, ni pour le spectateur, ni pour le détenu-malade. On pense bien que le juge a hâte d’avoir fini et de ranger ses dossiers (bien qu’il ne montre pas trop son impatience). Ce qui est inquiétant c’est que l’effet de ce choix cinématographique est de ne donner à penser que ce lieu, cette procédure, complètement isolés, comme s’il n’y avait rien à côté, rien avant ou après, aucune alternative. Laborde n’existe pas, la psychiatrie ambulatoire n’est qu’une figure de rhétorique, les psychothérapeutes un mythe. On en parle par allusions, presque comme des fragments du délire des patients (un psychothérapeute ? oui, oui, on peut toujours causer !). L’espèce de dispositif neutre, respectueux de tout le monde, donne à voir une scène presque irréprochable de justice. Mais tout est révoltant pourtant dans cette histoire.

Pourquoi fait-on parler ces gens, s’il ne s’agit que de juger de la « procédure » ? Un juge et un avocat, avec l’aide des documents irrécusables que sont les certificats médicaux, suffisent, dans un bureau. Que de temps perdu et surtout quel jeu cruel que de laisser parler à cœur ouvert, avec toute leur peine et leur histoire, ces personnes qui donnent à voir et à entendre leur profonde misère, une détresse difficile à supporter, mais entendue froidement, enfermée là comme dans un bocal, bien contenue, comme si personne n’allait se laisser déborder, ni par la violence, ni par la souffrance, ni par aucun sentiment de pitié. En fait, ils n’ont rien à attendre de cet entretien et l’on se demande ce que le législateur a voulu faire avec cette intervention des juges à l’hôpital. On comprend bien l’intérêt de juger si la procédure d’enfermement sous contrainte est appliquée « correctement », si elle est justifiée, si elle doit se prolonger ; mais on ne voit pas, si les juges ne se réfèrent qu’aux certificats médicaux, c’est-à-dire à la parole des psychiatres, ce dont ils peuvent juger (puisqu’ils ne sont pas habilités à se prononcer sur les traitements et n’ont de point de vue que sur la « procédure »). Ils sont là pour vérifier que « tout s’est bien passé » et que « tout se passe bien » désormais. Mais peut-on admettre qu’une procédure est normale, totalement justifiée, si celui qui en est « l’objet » veut sortir et qu’on le maintient enfermé alors qu’il n’a pas le statut de détenu, ou encore s’il estime qu’on lui a fait « violence », par exemple, en se mettant à douze pour le tenir et le lier ? De quoi les juges jugent-ils ? On ne sait pas.

En tout cas, ils sont impeccables, comme la procédure elle-même. Ah, quel bonheur de les voir si roses, propres, pétants de santé, et polis, respectueux, daignant de temps à autre expliquer leur langue de bois qui plane au-dessus des humains et surtout des malades le plus souvent peu cultivés (et bien sûr ignorants des termes juridiques), socialement très au-dessous des juges, évidemment (la misère culturelle et sociale associée, de toute évidence, à la souffrance psychologique)! Leur élégance bourgeoise et sobre, les petites touches de couleur qu’ils apportent, en face de patients pauvres, sombres et trébuchant dans les mots, font de l’entretien un face à face social. La société bourgeoise s’occupe de ses enfants les plus mal lotis. Ils sont rassurants, ces juges qui nous représentent (car à qui s’identifier ? Aux malades ?), honnêtes, bien nourris, gentils, capables de percevoir l’absurdité de leur situation, l’inutilité avouée de leur démarche (mais bien sûr, il n’est pas inutile que la société et l’institution s’assurent que tout est fait dans les règles), bref tellement normaux. Ils réussissent même à réfréner toute ironie, toute condescendance, tout cynisme même, y compris le rire et la pitié qui viennent parfois au spectateur, parce que tout le monde sait d’avance — ou a vite compris — ce qui est en jeu : rien.

Le spectateur/juge peut se permettre (sans rien montrer) de savoir et de comprendre ce que le patient feint d’ignorer (ou proclame lui-même, très bravement) : mon pauvre, vous êtes vraiment fou et vous en avez pour un bon moment ! La fin est évidemment très révélatrice de ce surplomb du juge : lui sait que le jeune homme si préoccupé de son père l’a tué, dix ans auparavant. Il sait donc que l’autre délire et que, par conséquent, il est parfaitement à sa place, à la fois en détention, puisqu’il a tué, et en hôpital, puisqu’il est fou. C’est le seul commentaire, en quelque sorte, off the record, par une voix off, du reste, qui révèle in fine cette position de savoir et d’ironie que le film tente de refouler. L’aparté est le symptôme enfin lâché que tout cela est une comédie et que les patients sont les dindons de la farce.

Mais on ne rit pas beaucoup. Que pourrait-il émaner du reste, de ces échanges, si ce n’est le pathétique, l’horrible sentiment que l’on assiste à une tragédie feutrée à laquelle on ne peut rien ?

Est-ce là l’objet du film ? Son propos est-il de nous faire mesurer l’hypocrisie absolue de cette procédure inutile et cruelle ? En dehors de cette boîte à images et de cette boîte à outils que sont la procédure et la procédure de l’enfermement psychiatrique (télescopage de mots et d’institutions qu’un des patients a perçu), n’existe-t-il rien ? Comment sortir de ces cadres emboîtés : procédure juridique, procédure psychiatrique, procédure filmique, qui tous isolent, redoublent à la fois le caractère aseptisé et la situation de claustration ?

Le film ne donne à entendre que l’alternative dedans (avec soins, c’est-à-dire médicaments) et dehors (alors là, ça semble flou, on parle vaguement de soins ambulatoires, de prise de médicaments seul, de psychothérapeutes fantômes : c’est le brouillard !). Évidemment, on partage le scepticisme des juges et même la peur de voir sortir de pauvres gens qui courraient se suicider, attaquer des gens dans la rue (cela s’appelle, figurez-vous, de « l’hétéroagressivité », terme qui a le mérite de terrifier un des patients qui se demande de quelle perversion sexuelle on va encore l’accuser !). On a peur que les gens se fassent du mal ou s’enferment dans leur souffrance, on va les garder et les soigner. Quoi de plus évident et généreux ? Le spectateur peut-il être ailleurs que du côté d’une institution qui veille proprement, honnêtement, vertueusement, sur les malades et protège la société ? On se dit qu’il n’y a pas d’autre solution et que c’est bien triste (ma bonne dame).

Se pourrait-il que le spectateur soit du côté du patient et regarde le juge avec les yeux de celui-ci ? Le dispositif en apparence neutre du cinéaste, permet-il la réversibilité, ou un regard critique qui ne se laisserait pas enfermer dans ce bureau et trouverait à se poser ailleurs, ni sur le côté, avec l’avocat complètement dépassé, ni à l’extérieur, comme un voyeur froid ? Mais où est donc la caméra ? Où est le cinéaste qui prétend entretenir une relation empathique avec les patients et leur offre un café (merci monsieur, ça m’a fait du bien)? Comment assume-t-il ce regard objectif qu’il nous propose, sur une réalité à constater, en ouvrant une fenêtre (le diaphragme) et en ne faisant aucun commentaire. Que signifie, en effet, l’absence de commentaire ? Est-ce le « no comment ! » ironique des anglo-saxons, une manière de désigner l’absurde au spectateur, de signifier que l’image parle assez d’elle-même d’une chose insupportable et révoltante ? L’absence de commentaire ferait fonction d’hyperbole : pas besoin de dire ce qu’on en pense, c’est trop énorme. Le risque n’est-il pas, à l’inverse, de produire un effet de réalité si plat, si implacable que tout étonnement devient impossible : on est écrasé par l’impression d’évidence et d’impuissance ?

Pourtant, de temps à autre, on entend (puisqu’on ne voit rien en dehors de l’HP) se profiler l’idée qu’on pourrait peut-être se soigner ailleurs, autrement : chez soi, avec une aide, au centre psychiatrique en soins déambulatoires, en allant chez un psychothérapeute. Toutefois, on ne parle pas d’institutions autres que les hôpitaux psychiatriques, sans doute parce que cela n’existe pas : inutile de rêver. Inutile de penser qu’on pourrait distinguer les « détenus », relevant d’un lieu psychiatrique qui serait une alternative à la prison, et les « patients », qui relèvent de l’hôpital ou du centre de soins, voire pourraient être suivis en milieu ouvert, d’une façon qui serait adaptée à des malades qui ne sont pas dangereux et pourraient aller et venir tout en recevant des soins et une aide aussi bien sociale, matérielle, que médicale. C’est ce que plusieurs femmes réclament, aussi bien celle qui, en butte au harcèlement, a craqué (mais son discours est récusé comme délire de persécution) que celle qui aimerait voir sa fille tout en étant aidée à l’extérieur de l’hôpital.

Mais de cela, juges et avocats ne sont pas appelés à discuter. Seuls des médecins, des gens (on ne sait pas qui, au demeurant), venus d’autres institutions, d’autres lieux, avec des pratiques différentes, pourraient discuter (le super expert que réclame l’un des patients, peut-être un « antipsychiatre », si cela existe encore). Le citoyen appelé à jouer le rôle de témoin silencieux de cette scène, pourrait peut-être dire ce qu’il en pense : plaider, puisque les avocats ne sont pas là pour ça, afin que ces pauvres gens soient soignés autrement, pour qu’ils puissent être réellement entendus par quelqu’un qui ferait quelque chose de leur parole et leur proposerait un autre cadre, (décadré) une autre manière, sinon de guérir, mais de vivre.

On mesure à ce film comment la société a progressé par rapport aux films comme Titicut follies (Wiseman, 1967) ou San clemente (Depardon, 1979). On constate à quel point tout est devenu propre, aseptisé, rentré dans l’ordre, rassurant presque, à l’hôpital psychiatrique. Même la loi, par conséquent, veille à ce que tout soit légal. C’est à cela que ça sert, n’est-ce pas, une loi ? Cela produit-il de l’humain, de la légitimité ? On en doute. Mais aucun autre type de discours, aucun contrepoint, ne sont à l’horizon.

Vincent Ostria, dans un ancien article des Inrocks (30/ 11/ 1979), rappelait que La moindre des choses de Nicolas Philibert est sorti la même année que San Clemente. Quel film, en 2017, nous montrera qu’il est possible de penser autrement la prise en charge des malades et des détenus  psychiatriques? Qui nous rappellera que le « certificat psychiatrique » qui nous jette à la tête les mots de « schizophrénie » (ziphofrénie ? siphonfrénie ?) ou de « délire paranoïde », n’est pas la vérité dernière, absolue, l’assurance de faits indépassables, de vérités palpables  aux conséquences indiscutables : vous voyez bien que vous devez rester ici (on ne dit pas « enfermé », on ne dit pas « fou », on a compris, on est humain) ? Qui nous rappellera que le symptôme n’est pas un chef d’accusation, un trait objectif justifiant à lui seul l’enfermement ?

Et que dit d’autre la caméra de Depardon qui implacablement filme, sans aucun tiers, sans aucun horizon, le visage torturé des uns, leur parole à la fois pittoresque et pitoyable, amusante parfois (plus souvent involontairement que volontairement), ces images qui les accusent inexorablement en face du juge impeccable (« gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille », Tartuffe, acte I, scène 4) ?

Je ne réussis pas à savoir ce que veut dire Depardon. Il tient un discours d’empathie, prétend avoir un regard simplement ouvert et attentif, mais je trouve souvent ses films révoltants, aussi bien parce qu’il montre des situations, des misères insupportables, que parce qu’il ne les met jamais en relation avec des contextes, dans des perspectives qui permettraient de leur donner du sens, de donner à notre présence de spectateur une fonction, de nous proposer une position tenable. Ainsi, plutôt que de répéter le même entretien mécanique, inutile, qui ne coûte guère qu’au patient qui en fait les frais en émotion et en fausses attentes (discussion sur l’appel jeté comme un recours légal dont tout le monde a compris qu’il sera purement formel et inutile), ne serait-il pas plus humain, plus nécessaire, de parler avec cette femme qui dit avoir été harcelée au travail, de savoir d’où elle vient, quelle est son histoire, de se demander pourquoi les médecins diagnostiquent un délire paranoïaque, de les entendre peut-être, eux, les vrais juges, ceux qui sont responsables de la « procédure » et qui sont étrangement absents du film comme des dieux tout puissants dont les décisions et les analyses sont irrécusables ?

L’image enfermée dans ce film comme dans une vitrine de museum exposant un moment de l’histoire humaine, est-elle donnée comme un objet à contempler, un témoignage aussi révoltant que l’exposition de la Vénus hottentote, une situation à admettre dans sa simplicité et son réalisme (au sens du dispositif d’écriture et au sens d’un « réalisme moral » qui n’est qu’un renoncement) ? Faut-il féliciter le cinéaste de nous faire voir ce que les institutions produisent et croient propre à régler le plus justement, le plus honnêtement possible des problèmes qu’elles ne font en réalité qu’occulter et rendre moins inquiétants en les enjolivant (nettoyage des locaux et apparence morale de la procédure et de la loi) ? Ne peut-on se demander si le cinéaste n’a pas arrangé à son tour la réalité pour qu’elle nous apparaisse supportable et même normale, par le choix des patients, des juges, des moments ? Dans quel but ce choix a-t-il été fait ? Éviter l’obscène, émouvoir, équilibrer, clarifier ? Était-ce pour construire un film parfaitement beckettien, capable de contenir, en deçà des larmes ou du rire, la tragicomédie du genre humain ? C’était en 1979, l’analyse de Vincent Ostria, qui distinguait les esthétiques de Philibert et de Depardon, c’est-à-dire, ajouterions-nous, leur morale.

Pour tout dire, ce film me révolte et je ne sais pas si ma révolte fait partie du film ou se manifeste contre lui. Cela n’a peut-être pas d’importance. On peut dire que ce film témoigne et que c’est à nous — citoyens responsables in fine des lois que l’on vote en notre nom — de prendre le relais en interrogeant cette loi, cette procédure, l’institution psychiatrique et tout cet appareil devenu si policé en apparence, et qui continue pourtant à imposer sa violence, s’acharnant sur des gens dont la misère, la détresse, nous semblent exiger une réponse qui n’est pas le seul médicament ou l’enfermement.

Après une pièce de Beckett, que ressent-on ? Est-ce qu’on attend Godot à son tour, est-ce qu’on attend la fin de la partie, ou peut-on imaginer (surtout en 2017 où l’on n’imagine plus rien) une issue ?