Un entretien avec Marc Pierret*

À l'occasion de la sortie aux éditions Verticales des deux derniers romans de Marc Pierret, Le Mystère de la culture, en 2002, et L'Attentat de la rue Vaneau, en 2004, Quentin Debray, professeur de psychiatrie au CHU de Necker (Paris V), s'entretient avec l'auteur dans la revue Synapse (Juin 2004).

Quentin Debray - Vos tout récents romans m'ont frappé par leur merveilleuse liberté de ton et de propos, par la richesse aussi de leur inventivité langagière. À travers ce que je définis comme une sorte de courant de conscience ou de courant d'écriture, j'ai eu l'impression de pénétrer dans l'intimité de personnages étonnants, dévorant la vie et que la vie dévore. Ce sont des enquêtes, des puzzles déroutants. Cela m'a fait penser aux Bêtises de Jacques Laurent et surtout au Don de Humboldt, de Saul Bellow. Cependant, vos livres présentent une différence caractéristique par rapport à ces deux-là. La farce culturelle qui les imprègne est pimentée d'une ironie qui s'exerce à l'égard de l'écriture romanesque elle-même. Cela crée un décalage entre la gravité du contenu et les trouvailles de style, souvent très drôles, qui rythment les péripéties de vos histoires. L'identité des narrateurs successifs qui les supportent est du reste indécidable, incessamment critiquée. C'est une identité volatile, en perpétuel mouvement…

Marc Pierret - Je relève une idée programmatique dans ce que vous dites : vous parlez de “courant de conscience”. Vous pensez peut-être à Joyce ? Au monologue intérieur de Molly ?.. Cette forme stylistique, après Dujardin et Joyce, et bien d'autres, n'est pas mon objet. Pas plus que la “langue parlée” de Céline. Je ne feins pas de me laisser porter par des flux de paroles qui m'arriveraient comme ça, du fond des âges ou des banlieues, ou qui se voudraient une traduction de l'inconscient de tel des narrateurs successifs qui tissent la trame romanesque de l'histoire que je raconte. Je ne me laisse pas non plus entraîner par des images plus ou moins obsédantes. Si je m'abandonne d'abord aux automatismes de la pensée, c'est pour me reprendre aussitôt… Ce serait plutôt par toutes les littératures emmagasinées depuis l'enfance que je suis obsédé. Mais je me surveille ! Je suis très critique vis-à-vis de mes productions spontanées. Elles m'apparaissent toujours trop mimétiques. Dans la vie, je suis plutôt impulsif, instinctif, assez irréfléchi, jusqu'à risquer parfois d'être intempestif. Mais très vite, dès les premiers mouvements passés de l'écriture, le souci de la maîtrise m'accapare. Je ne me déprends de ce vilain défaut qu'en poussant la rhétorique de mes emportements jusqu'au dérapage, qui arrive immanquablement, Dieu merci. Ces accidents soulagent le sens, finalement coercitif et pesant qui cherchait à s'imposer sous une allure débridée. La priorité devient alors pour moi, de m'attaquer à ce que j'avais avancé de façon exhibitionniste, voire hystérique. C'est donc dans un second temps que j'en viens au travail du texte, à l'élaboration narrative proprement dite. Je m'en tire d'abord, par une certaine ironie, une certaine distance parodique, apportées à la posture flatteuse de l'écrivain épatant, de l'écrivain “intéressant” Et puis, enfin, enfin, le moment arrive du lâcher-prise. Un recentrement, je dirais tragique, de ma pensée, s'effectue à partir d'un effondrement accepté, celui de la masse calculée des idées toutes faites qui masquaient mes affects. Je n'y suis pour rien : la langue prend le commandement. J'apprends à me débattre avec elle. Il s'ensuit un désastre pour le narcissisme. C'est un jeu risqué qui vous déporte forcément loin des représentations identitaires du monde-spectacle qui a tout envahi, la politique, la religion, la littérature. Mais c'est un jeu fécond. C'est en tout cas le moment le plus excitant du processus créatif, le moment où un roman finit par se construire sans escamoter le caractère éminemment douteux du monde où nous vivons.

Q.D. - Vous vous dessaisissez des conventions narratives. Cela réclame une certaine virtuosité.

M.P. - Je ne la recherche pas en tant que telle. Je suis aidé par le sentiment d'être soutenu par la langue. Voilà. Le malaise que je cherche à dissiper face aux lieux communs de la fiction d'abord mise en place ne se résoud pas intellectuellement, en recourant à des principes théoriques. Je bricole mon argumentation romanesque sur le tas, à partir des phrases déjà écrites qui se présentent à moi comme l'énigme d'une certaine bêtise, pour utiliser ici le titre du livre de Jacques Laurent. La banalité de mes phrases me fait honte. Par rapport aux cauchemars et aux enthousiasmes qui envahissent ma vie, leur platitude m'afflige. À partir de là, je traite ma prose sur un mode fictionnel. Comme si le texte que j'avais sous les yeux était celui de quelqu'un d'autre qui aurait cherché à négocier ses affects. J'y repère les séquences émotionnelles, les propositions incongrues qui m'ont échappé et la conscience que j'en prends me place dans une situation nouvelle qui me fait entrevoir la liberté que j'ai de trahir mes premières intentions. Je ne supporte plus leur vieillerie. Quand il arrive que, par impatience, je propose prématurément un texte à la lecture - par paresse ou par vanité d'auteur - la sanction ne tarde pas : il est en général rejeté. C'est une bénédiction. J'interprète cet échec comme un signe que l'on attend de moi autre chose. Mon travail est relancé. Me voilà embarqué dans l'aventure d'une déconstruction qui me conduira vers de nouvelles propositions… Jusqu'à la prochaine crise. Et puis il arrive un moment où plus rien ne doit bouger sous peine de dénaturer l'ensemble. C'est ce mouvement-là, cette expérience récurrente, que j'essaye finalement de restituer, comme une écriture qui avance, boucle après boucle. Une forme narrative originale se met ainsi en place progressivement, jusqu'à se détacher de moi. Il s'agit de faire durer la validité les syntagmes, de les dramatiser dans une histoire, d'en faire le lieu d'une intrigue qui se développe et dont je dois finir par admettre que je ne connaissais rien à l'avance. La dynamique de l'ensemble est déterminée davantage par la forme grammaticale ou syntaxtique, par un mot nouveau, une ponctuation, que par les vicissitudes des personnages imaginaires auxquels je souhaitais d'abord prêter une identité solide. Celle-ci doit arriver par surcroît. Si je parviens à singulariser mon travail romanesque.

Q.D. - Tout de même, la matière du livre que vous êtes en train d'écrire, vous la puisez dans votre expérience. Quelle place accordez-vous à la mémoire ? L'inconscient du personnage principal du Mystère de la culture, est un inconscient cultivé, légèrement déprimé, si l'on peut dire, et vous exprimez cela avec beaucoup d'humour. Le héros est balloté sans cesse d'un système d'interprétation à l'autre. Parmi ces fardeaux culturels, il y a évidemment la psychanalyse…

M.P. - L'élément autobiographique est certes toujours présent, comme dans tous les romans. Mais les personnages qui prennent corps sont dépourvus d'intériorité, de psychologie. Ils parlent, ils écrivent, ils sont en situation, littérairement parlant. Ce sont les effets de surprise produits par l'écriture qui m'intéressent. Vous dites qu'il semble que je veuille faire apparaître l'inconscient de Quiquandon - le héros du Mystère de la culture - comme un inconscient “cultivé”. Votre formulation est assez curieuse mais je comprends ce que vous voulez dire. J'écris à partir de personnages eux-mêmes nourris de romans. Voila la situation. Et je renvoie le lecteur à ses propres lectures, en destabilisant sa mémoire littéraire supposée. On pourrait dire ça comme ça.

Q.D. - Que faites-vous alors de la réalité ?

M. P. - Cette question revient à se demander à quel moment on se trouve au plus près de la réalité : bloqué dans un embouteillage, devant un texte décrivant cet embouteillage, ou face à la feuille blanche ? Il est certainement plus commode pour moi de faire vivre quelqu'un qui se trouve dans une situation voisine de la mienne. Mais le décalage subsiste. Il oblige à la métaphore. Je ne parle pas de moi, mais du hiatus entre l'expérience vécue et l'écriture de cette expérience. Elles finissent par se confondre. Je suis un écrivain “réeliste” C'est-à-dire que ce qu'il est impossible de dire (selon la formule de Wittgenstein) je ne m'y frotte pas. Je m'en tiens à la pratique textuelle. Il faut simplement que ce que j'avance devienne juste assez “narrant” pour faire tenir la construction menacée par le gouffre de l'indicible. La narration est toujours problématique mais elle est vitale pour moi. Cela dit, je n'ai pas de modèle stable. D'où ce que vous appelez ma liberté de ton. Dans mes derniers romans, je pars d'une situation zéro, un rêve, une disparition, à partir de laquelle va se dessiner un destin, celui du livre lui-même en train de s'écrire. Un livre qui exprimera l'affrontement de personnages dont l'existence s'inscrit dans l'œuvre d'un auteur en devenir. Ma mémoire émotionnelle va intervenir, mais aussi ma mémoire littéraire. Celle-ci prend une place importante, vous avez raison C'est une question de sonorité, de musique, d'entente. Il faut que j'entende mon texte, il faut que cela tourne bien tout en disant des choses qui n'ont jamais été dites. Il faut sentir le commencement d'une langue en train de prendre corps. C'est de la possiblilité même de son existence dont il s'agit. Je n'ai pas à chercher un bon sujet. Je suis le mauvais sujet du livre, si vous voulez. Je ne me place pas dans une posture immédiatement discernable. Je ne suis pas dans une révolte établie, je ne m'identifie à personne, je n'entre pas dans la peau d'un navigateur qui voudrait évoquer ses courses en mer, par exemple. Je ne suis pas non plus un amoureux, je ne parlerai pas d'un grand malheur qui m'est arrivé, je ne révélerai pas une activité secrète. Je cherche à rendre compte des mille façons dont les hommes et les femmes se dépêtrent pour donner à leur vie l'allure d'un roman. Et ça, c'est un roman qui ne peut être écrit qu'en gardant ses distances avec les représentations que l'on se fait couramment des places occupées par les acteurs du répertoire social accrédité par les idéologies ambiantes.

QD. - Vous voulez dire que vous restez à distance de la réalité immédiate pour mieux témoigner de ce qui la détermine ?

M.P. - Je parle de ma place qui n'est pas une place répérable. Cette invisibilité relative m'expose aux malentendus. Rien de tel pour saisir de quoi il retourne exactement dans la vie sociale. Il ne reste plus qu'à prendre des notes. J'apprends à écrire en écrivant et en publiant. L'Édition n'est pas difficile. Elle a uniquement besoin de livres pour attirer vers elle d'autres livres parmi lesquels il se trouvera peut-être une oeuvre véritable. Les portes sont ouvertes. Nous vivons dans une démocratie de graphomanes, comme dit Lakis Proguidis. A chacun de se distinguer selon ses moyens, sans prendre trop au sérieux les conditions de lisibilité imposées par le marché du livre.

QD. - Est-ce que nous pourrions aborder des aspects plus concrets de votre œuvre ? On trouve dans vos deux derniers romans des relations avec les femmes, bien sûr. Les maîtresses de vos héros mais aussi leurs parentes. Parlons de celles qui entourent Quiquandon, ce personnage si fluctuant du Mystère de la culture.

M.P. - C'est l'aimantation érotique qu'elles suscitent ou qu'elles interdisent qui est en jeu. Les femmes en elles-mêmes n'ont d'existence que par rapport à la situation où elles se trouvent face au désir qu'elles suscitent. Ce n'est pas tant à une étude de leur comportement que je me livre qu'à la turbulence qu'elles provoquent au cœur des modèles relationnels auxquels chacun de mes personnages rêve de se soumettre pour sa tranquillité.

QD. - Vous êtes un romancier d'actions inimaginées…

M.P. - Tout à fait. C'est l'horizon, ma ligne “inimaginot” ! Néanmoins ces actions, comme vous dites (en fait elles sont dictées par l'écriture), ces actions se situent dans une société circonscrite historiquement, pas n'importe quand, ni n'importe où. L'action est localisée, datée. Ce n'est pas de l'Amour éternel dont je parle. D'où l'aspect picaresque de mes romans. Il vient de ce que les situations décrites, pour être en partie déterminées par mon rapport avec tout ce qui se lit aujourd'hui dans les journaux, n'en sont pas moins imprégnées du désarroi que j'éprouve face à une réalité que ses accidents rendent incertaine. Je dois inventer un style qui rende compte de son caractère essentiellement imprévisible, et qui finisse par déclencher chez le lecteur le même plaisir que j'ai eu à vaincre cette espèce de timidité qui nous fait prendre la réalité pour argent comptant. C'est le cas de le dire.

QD. - Encore une fois, vous êtes un témoin…

M.P. -… un témoin en proie à la responsabilité d'être quelqu'un dans une société qui l'ignore. Je ne pratique pas un survol panoramique de ce qui se vit aujourd'hui au titre des relations dont nous venons de parler. Je me considère comme l'acteur d'une vie sans autre emploi en dehors de celui d'écrire, ce qui, d'une certaine façon, m'isole un peu plus. Je ne me pose pas comme exemplaire. Je ne me donne pas une figure supérieure à celle de mes personnages. Ne cherchez pas pourquoi ils me ressemblent : eux n'ont plus n'ont pas de figure arrêtée. Les hommes, par exemple, sont plus débauchés que libertins, plus aventureux qu'aventuriers. Je les définirais plutôt comme des “aventureurs” qui risquent leur avenir en passant d'une page à l'autre.

QD. - Je crois qu'il faut que vous donniez un peu plus de détails. Racontez-nous, sans déflorer votre sujet, les aventures de Quiquandon ; il est contemporain des grands systèmes de pensée qui se sont déployés au siècle dernier sans parvenir à venir à bout de la réalité tout entière. Au fond, comme dans le roman de Voltaire, où Candide répète que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, vous faites porter votre ironie sur les défaillances de ces systèmes. Ne cherchez-vous pas, par la littérature, à vous en émanciper, je dirais même à vous désintoxiquer de l'influence que ces schémas interprétatifs ont exercé sur votre compréhension du monde ?

M.P. - Je ne pense pas que mon propos se situe à ce niveau critique. Je ne prétends à faire l'économie des leçons, que m'ont données le marxisme ou le structuralisme. Mais c'est vrai, je suis un élève assez retors, indiscipliné, très dissipé pour tout dire. La dissipation est mon ressort. Je suis un “renvoyé” permanent. Cela me plaît assez. Paradoxalement, cela me force au travail. Car bien entendu, la confusion est insupportable.

QD. - Justement, soyons concret, venons-en à ce vous racontez précisément dans vos livres. J'ai été intéressé par l'aspect puzzle de votre dispositif, disais-je tout à l'heure. L'image me fait penser à un jeu d'enfant. N'est-ce pas votre enfance que vous chercher à comprendre ? Vous avez beau dire que la vie n'est faite que de surprises et de saisissements, il n'empêche que tout le Mystère de la culture, notamment, se passe à courir après les carnets intimes de Quiquandon, votre personnage central. Ils sont constitués de souvenirs d'enfance et de réflexions teintées d'humour noir, sur l'allure qu'a pris sa vie, sur les mœurs de l'époque, le snobisme, le masochisme des masses soumises à la marchandise…

M.P. - Le personnage de Quiquandon est le prétexte d'une mémoire vivante, en proie à un questionnement incessant. C'est une métaphore du travail qui s'accomplit en cours de route pour donner quelque consistance à mon roman. Quiquandon métaphorise, si vous voulez, l'effort de clarification du prosateur que je suis au moment où il écrit son livre. L'enfance n'est qu'un morceau du puzzle. Vous vous souvenez du début du Mystère de la culture : Quiquandon est un plumitif qui, dès qu'il écrit, réfléchit en même temps aux livres qu'il a lus. Le personnage est d'abord confronté à une dame Guadeloupéenne connue toute chaude au hasard d'une démarche administrative. Il a une aventure avec elle au moment où il fait ses démarches pour établir son dossier de retraite. Cette dame héritera de ses carnets après sa mort. Elle est trés étonnée de les recevoir. Elle est d'autant plus surprise que, dans la lettre testamentaire, le défunt lui donne licence de disposer comme elle voudra de ses écrits tout en lui suggérant de demander l'avis de son neveu psychiatre, grand lecteur de revues littéraires. Vous voyez le déboîtement. On se demande pourquoi Quiquandon lui confie ses carnets. Le lecteur va l'apprendre au cours du livre. C'est un suspens. Il entre dans un labyrinthe. Et c'est là que ça va devenir amusant. Dans le fond c'est d'un lecteur, d'autres lecteurs, d'autant de lecteurs qu'il souhaite avoir, que le graphomane des carnets attend sa libération. Il lui faut se déprendre de sa volonté de maîtrise. Les dispositions de ce testament apaisent son angoisse. Il sait que son ancienne maîtresse lira ses carnets avec curiosité, sinon avec toutes les lumières qu'il faudrait. D'où le conseil qu'il lui donne. Le conseil sera suivi. Le neveu s'attelle aux écrits de Quiquandon. Comme par enchantement, il est subjugué, il est pris. Les carnets possèdent en effet un pouvoir trés spécial : nul ne peut les lire sans éprouver le désir d'y travailler. Il y a quelque chose qui cloche et qui suscite l'envie d'y retoucher. Le neveu pense qu'en fait les petites histoires de Quiquandon ne peuvent intéresser que les gens qui le connaissaient. Qui était-il vraiment ? Le neveu va soumettre à son tour ces carnets à l'une de ses patientes dépressive, une agrégée de lettres qui a connu elle-même Quiquandon dans son adolescence. Ce qui en sortira accèdera peut-être enfin à la littérature, qui intéresse tout le monde, c'est bien connu ! Tout le monde ? Voilà sa question. Et naturellement ça n'intéressera que les gens qui le connaissent, lui, Casimir, le neveu, ou elle, l'agrégée. Nous sommes en pleine désagrégation des carnets ! Mais en même temps quelque chose de la vie de Quiquandon se reconstruit. Et l'on commence à se demander si la stratégie du disparu n'aura pas été de tendre un piège à ses lecteurs pour faire d'eux ses nègres posthumes, en quelque sorte.

Q.D. - Oui, le neveu est Guadeloupéen…

M.P. - Et l'on connaît le rôle important que joue la littérature métisse des Caraïbes dans les lettres françaises. L'intervention du carabin Caribéen, n'était-elle pas prévue ? Casimir est interne à Sainte-Anne au moment où commence l'histoire. Je n'en sais pas plus que le lecteur lorsque m'arrive ce jeu de mots : “carabin Caribéen”. Quel est ce nouveau personnage ? Il va falloir que j'étudie son cursus universitaire ! Quelle différence y a t-il entre un interne et un chef de clinique, etc. Je ne tourne pas en rond, rien n'est bouclé. Car ce n'est pas fini : les carnets vont bientôt passer de mains en mains pour le plus grand profit d'une histoire dans laquelle la figure de Quiquandon va prendre des dimensions inattendues. L'enfance n'apparaîtra que plus tard. Comme déduite de ce que nous apprenons de lui.

QD. : On en arrive à une sorte de palimpseste, de multiplication d'écritures d'allure plagiaire qui ressemble évidemment au travail de tout écrivain en situation d'écrire après Proust, Céline, Flaubert… Tout “écriveur” ne mettant rien d'autre en mouvement qu'une grappe de significations assemblées d'une façon inspirée par sa propre culture…

M.P. - C'est cela.

QD. - Tout être humain est un répertoire de narrations plus ou moins achevées ?

M.P. - Le tout étant que ces narrations atteignent une forme satisfaisante, assez aboutie pour offrir au lecteur le sentiment que le monde est ouvert. Le rire n'est pas loin. Il y faut de la considération pour l'autre, le lecteur. Il faut d'abord reconnaître si celui-ci est votre ennemi ou non. Dans la vie sociale l'autre l'est toujours. Encore faut-il oser le vérifier. Je songe ici aux forces Anglo-Canadiennes qui débarquèrent à Dieppe en 1942. Ce fut un échec, grâce auquel, cependant, un enseignement put être tiré. Deux années plus tard le débarquement de Normandie fut un succès. La littérature, c'est cela : une stratégie qui doit conduire à la victoire de l'affection, de l'amour et de la liberté sur la misère des rapports sociaux pris dans le béton des conflits d'intérêts. Il faut commettre beaucoup d'erreurs avant de pouvoir libérer sa parole.

Q.D. - Je vous sens-là entrain de commencer un autre roman… Revenons à Quiquandon. Ce n'est pas lui qui a écrit le Mystère de la culture, c'est vous.

M.P. - Je suis un créateur de romans d'auteurs (je veux dire avec plein d'auteurs à l'intérieur). Si je renverse le statut d'auteur unique, c'est qu'en écrivant je ne me sens jamais seul. Les multiples “auteurs” imaginaires que je mets en scènes traduisent en somme l'expérience spécifique de l'individu contemporain : son éclatement mais aussi sa résurrection comme sujet. C'est du reste pourquoi un des personnages de L'Attentat de la rue Vaneau s'appelle Multije.

Q.D. - Il va donc y avoir une succession de rewriters qui vont s'emparer des carnets de Quiquandon. On ne saura qui est Quiquandon qu'à travers les réécritures des intervenants successifs. C'est trés étrange. On est dans une situation paradoxale parce que Quiquandon va nous attacher, va devenir quelqu'un. Cette élaboration assez savante vous permet finalement de libérer votre imagination…

M.P. -… une imagination “réeliste”. Un miracle, j'espère, se produit : le bouquin terminé, Quiquandon est devenu quelqu'un. Le lecteur devine, en recoupant les divagations des uns et des autres quelle a été vraiment son existence, dans tous les sens du terme, matériel, intellectuel, quel a été son projet à travers ses échecs, ses passions, ses jeux que l'on croyait plus ou moins pervers, quel fut son comportement social (plutôt navrant), comment il a survécu en travaillant dans les journaux, à quel moment de solitude il écrivait pour lui-même, en inventant sa langue… Si vous voulez, ce “mystère de la culture”, c'est la réalisation formelle des carnets non publiés que laisse Quiquandon après sa mort. Nous passons, le livre s'écrivant, d'un vague projet romanesque à la réalité d'une écriture - la mienne - qui advient en surmontant les illusions, les idées complaisantes qui tenaient lieu de pensée. Ces carnets intimes purement imaginaires deviennent un livre grâce à la considération que je me découvre pour le lecteur, à la fois redouté et si secourable. L'humour de tout cela, étant à situer dans l'opération grâce à laquelle le moi de l'auteur se dissipe dans une écriture qui ne s'arrête pas aux bienséances d'un calcul éditorial, qui se débarrasse de tous les affects qui le contraignaient au refoulement. Il s'agit, en fin de compte, de raconter ce que c'est qu'écrire. C'est pour cela que j'appelle ironiquement mon livre Le Mystère de la culture. Ce qui résonne avec “ministère de la Culture”, où, bien sûr, je ne mettrai jamais les pieds.

QD. - Je croyais que c'était un “mystère”, au sens où on l'entendait au Moyen-âge. C'est à dire une vaste représentation de la culture, comme le Mystère de la Passion.

M.P. - Cela n'est pas contradictoire parce que je brasse tous les textes qui m'ont “passionnés”. Et bien d'autres encore. Le livre est instruit, informé, par toutes les lectures que j'ai pu faire, voire par mes rencontres avec des auteurs vivants ou récemment disparus.

QD. - Alors, pourriez-vous nous en parler un peu ?

M.P. - Pour m'en tenir au livre dont nous parlons, je vous dirai que la rencontre de Quiquandon avec Jean Genet, à Hambourg, en 1952, m'a été inspirée par un épisode qui s'est effectivement déroulé lors de mon séjour dans cette ville à cette époque. Pour la commodité de notre entretien, fixons-nous sur mon personnage face au grand écrivain : Quiquandon n'est rien, ni personne de repérable socialement. Il n'est encore, comme disaient les existentialistes à cette époque, que celui qu'il n'est pas, sans même le penser puisqu'il n'est pas philosophe. Il est secrétaire dans un consulat sud-américain. Il est “l'homme sans qualités” par excellence, perdu dans une ville étrangère, sans autres ressources que celles nécessaires à sa survie. Passons, sur les circonstances qui l'ont amené là, sans diplôme, sans fortune, sans appartenance, sans opinion. Il ne se sent aucune disposition particulière. La lecture, les rencontres érotiques et l'angoisse du néant occupent ses journées. Il colle des timbres, il mange, il lit dans sa chambre, il drague des filles dans la voiture du consul à qui il sert de chauffeur. Quand il rencontre Genet, il a une vingtaine d'années. Il a lu certains de ses livres. La figure de Genet est encore à ce moment-là celle d'un écrivain scandaleux, continuant d'affirmer, avec la cohérence que l'on sait, sa réputation de voleur ; et cela malgré sa position éminemment reconnue de poète. Quiquandon est fasciné par sa personnalité qui a, se plaît-il à croire, une certaine parenté existentielle avec la sienne, si tant est qu'il puisse la définir. Quiquandon n'est ni homosexuel ni voleur. Il ne se sent appartenir à rien d'identifiable. Il voit même là, un privilège auquel Genet lui-même ne peut prétendre puisque celui-ci est devenu une figure glorieuse du négatif. Quiquandon envie cette figure mais en même temps il s'éprouve au-delà, ou en-deça d'elle. Cette rencontre sur un trottoir de Hambourg se prolonge quelques jours. Il y a comme une espèce de rivalité entre eux. Genet est un peu déstabilisé par le fait de se trouver devant un jeune homme inqualifiable, un être insignifiant, qui n'est même pas un voyou, qui loin de revendiquer, comme lui, son destin de moins que rien, offre simplement au moraliste du Mal, le visage d'un admirateur respectueux. C'est très embarrassant pour Genet, qui n'aura de cesse de démontrer à Quiquandon que sa littérature ne vaut pas un beau charpentier enrubanné qui passe à bicyclette. Le plus surprenant étant que ce soit à peu près à cette époque que, après une longue déprime, Genet ait commencé à s'assumer comme le grand écrivain qu'il était. Mais dans cette rencontre, aux yeux de Quiquandon, l'écrivain qu'est Genet a déjà pris le dessus sur le voyou. Or lui, Quiquandon, sur quelle expérience peut-il fonder sa pensée ? Sur l'expérience du penser l'absence de pensée, si je puis dire. C'est à cette scène cruciale qu'assiste le lecteur.

QD : Mais que faisait Genet à Hambourg ?

MP : Il négociait un contrat avec l'éditeur Rowolt. Fort intéressant pour lui. Il s'y entendait pour rouler son monde. Ses éditeurs parfois, et surtout ses admirateurs, à qui il trouvait toujours le moyen de soutirer de l'argent, en leur vendant par exemple un manuscrit que Java, un de ses amants, avait recopié en imitant son écriture, ou bien qu'il venait de réécrire lui-même, à la hâte, en le faisant passer pour l'original. Inutile de dire que l'admiration de Quiquandon ne lui fut guère une aubaine… Genet, après avoir réussi à obtenir une avance confortable de Rowolt, s'est promené quelques jours à Hambourg et puis il est parti. En Italie je crois. Il n'aimait pas la démarche des Allemands. “Regardez-moi comme ils ont le dos lourd ! s'exclamait-il dans la rue.

QD. - Vous évoquez aussi d'autres rencontres…

MP : Je parle de Gombrowicz, de quelques grands universitaires. Du philosophe Althusser notamment, mais brièvement. C'est surtout la figure de son épouse que j'évoque, Hélène Rytman. Après sa disparition, l'histoire de sa vie fut examinée de très près. Un des rewriters des carnets de Quiquandon associe à Hélène un incident tragique qui s'est produit à la Libération. Une scène, cela dit en passant, à laquelle j'ai moi-même assisté dans mon enfance et qui m'a profondément troublé. Mais dans mon livre, j'imagine que, selon ce rewriter inidentifiable, Quiquandon aurait reconnu dans Hélène, la femme qu'il a vu commander un peloton d'exécution dans la région lyonnaise, en 1944. Exécution au cours de laquelle deux jeunes déserteurs allemands ont été fusillés sous ses yeux (comme sous les miens). À cette époque Hélène tenait en effet sous ses ordres quelques jeunes gens vaguement affiliés aux FTP. En réalité hors de tout contrôle du Parti. La direction de l'organisation communiste lui reprochera du reste ses initiatives peu avant les premières épurations. Elle fut sévérement réprimandée et ne put jamais réintégrer le Parti… Bref, à ce moment-là de la Libération, Quiquandon assiste donc à cette scène où il voit exécuter ces deux déserteurs, à peine plus âgés que lui. C'est à l'instigation pressante d'une femme qui se donnait pour résistante, et qui ressemblait fort à une photo d'Hélène datant de cette époque, découverte dans la presse par le rewriter, que des soldats appartenant aux F.F.L. ont fini par abattre ces jeunes Allemands en civil, dépenaillés, complètement égarés. Cette femme les accusait d'être de dangereux saboteurs. En l'occurence, si l'on tient compte des circonstances, l'exécution n'avait aucun caractère criminel. Mais la mort violente de ces deux garçons traumatise Quiquandon au point que le rewriter abusif des carnets veut, fort arbitrairement, que ce traumatisme, lui ai fait prendre conscience de sa propre finitude. Ce tourbillon narratif me permet d'explorer la passion que ressent tout écrivain à vouloir dire l'indicible, l'irreprésentable. Il ne faut pas tenir compte de ce récit comme d'un témoignage, d'une révélation. On est là dans une littérature irresponsable, fantasmatique, troublante. Car en même temps que je raconte cela sous cette forme romanesque, je sais, évidemment, que de nombreuses scènes semblables, et bien plus terribles, qui ruinèrent les fondements de notre civilisation, ont eu lieu. Ce qui est localement et incidemment “intéressant”, c'est qu'ici ce soit une femme qui ait détenu un pouvoir de vie et de mort. Son rôle fut en tout cas décisif. Les soldats des FFL étaient trés hésitants. C'est une scène tragique et désolante, comme il en existe tous les jours, à toutes les époques. Ce n'est pas Quiquandon qui écrit, ne l'oublions pas. Mais qui alors ? Il faut comprendre où se situe la place de cette histoire dans le roman. Nous avons affaire à une série d'emboîtements. C'est réécrit, une, deux, trois fois, et il y a derrière un certain auteur, Marc Pierret, qui recompose tout pour exprimer ce qui, dans un roman, est de l'ordre de l'accidentel, de l'incontrôlable, et qui est l'impensable de la mort. Lier le destin de la femme d'Althuser, morte de la façon violente que l'on sait, étranglée pas le philosophe, lier ce destin au souvenir de la scène tragique en question, à ce moment de l'Histoire qui croise celui d'un adolescent anonyme, dont l'individualité n'est alors reconnue par personne, donne à penser les limites de l'intelligible, à partir de quoi un individu, sans aucune prise sur l'événement, va devoir vivre, tout en découvrant par la suite la très relative violence de cette scène par rapport à l'effondrement civilisationnel qu'à représenté l'impensable tragédie qui eut lieu dans les camps d'extermination.

Q. D. - Et ce drame, difficilement interprétable en termes historiques, donne aussi peut-être à penser les limites du matérialisme dialectique…

M.P. - Oh ! Il ne s'agit jamais, dans mon livre, d'identifier un écrivain, ou un intellectuel, à ce qu'il pense. Il faut bien distinguer le sujet de l'énoncé, et le sujet de l'énonciation. L'écrivain est ce qu'il écrit et pourtant il n'est pas identifiable à l'énoncé du texte. Il est toujours ailleurs. Il n'est jamais là où l'on pense. Si quelqu'un écrit : “je suis malade “le je de l'énoncé ne coïncide pas avec celui qui écrit ça. Pardonnez-moi ces pédanteries. Je cite Kafka.

QD. - Oui mais cela nous ramène au structuralisme, à la psychanalyse… Vous dites qu'il existe une rivalité entre l'écrivain et le psychanalyste…

M.P. - C'est dans L'attentat de la rue Vaneau, mon dernier roman. Il est toujours difficile de psychanalyser un sujet qui se pense comme écrivain. Parce que dans la manière qu'll a d'investir sa langue - de façon plus ou moins narcissique, comme tout le monde - quelque chose de supplémentaire entre en jeu qui est la voix de tous les auteurs qu'il a lu et qui l'ont marqué. Il a tendance à vouloir faire de sa séance une oeuvre d'art. Si je devais parler de mon expérience du divan je dirais que j'ai souvent éprouvé de la satisfaction à boucler mes séances en leur donnant une tournure narrative. S'agissait-il de donner sens à ce que je venais de “raconter”, comme on dit justement ? Peut-être. Mais pas seulement. C'était aussi une affaire esthétique. Il y a toujours une logique à l'œuvre. J'aime mieux cela que le “courant de conscience”, pour revenir à notre début. Les associations d'idées sont reprises, elles sont travaillées. C'est inévitable. Le modèle de la séance analytique qui enchaîne toutes les idées qui vous viennent à l'esprit, sans les censurer, sans vouloir convaincre ou plaider, ce jet continu de la séance analytique qui consiste à parler sans réserve, n'oubliez pas qu'il est animé par l'interprétation dans le transfert.

Q.D. - Dans le travail du romancier, il en va tout autrement. À quelles interprétations peut-il s'attendre ? De quel transfert s'agit-il ?

M.P. - L'écrivain se projette au cœur de la jungle. Les réactions à ce qu'il écrit peuvent être très violentes ou pires : inexistantes. Ou confuses. Tel est justement le sujet de mes livres. Dans L'Attentat de la rue Vaneau, si je veux résumer l'affaire, un écrivain se fait zigouiller parce qu'il abuse du subjonctif imparfait. Dans Le Mystère de la culture, c'est par sa mort que Quiquandon parvient à l'existence littéraire…

Q.D. - Quiquandon a lui-même connu une expérience psychanalyque, si du moins je parviens à démêler ce qu'il ressort des propositions de ses mutiples biographes…

M.P. - Devenu un peu sourd, Quiquandon, au soir de sa vie, traverse en effet une expérience assez cocasse : il retourne chez son analyste après de longues années. Or celui-ci, de son côté, est devenu à peu près aphone… Le plus drôle c'est que ça marche très bien.

Q. D. - Toujours votre sens de la dérision. Êtes-vous un nihiliste ou un explorateur des profondeurs humaines ?

M.P. - Ni l'un ni l'autre, puisque j'écris. Je serais plutôt un phénoménologue de l'imaginaire. Quel rapport existe-t-il entre la fiction et le réel, voilà ce qui m'intéresse.

Q.D. - Mais qu'est ce que la littérature, pour vous, en fin de compte ? Un espace dans lequel l'intimité, le secret ou le mystère des individus peut se dévoiler, alors que dans le métier, la vie pratique, les relations sociales, on n'atteindrait jamais que le fonctionnement des règles qui président aux échanges juridiques, économiques, etc. ? Le Mystères de la culture est basé sur des carnets intimes, des notes écrites à l'insu de tous. Mais les différentes lectures que vous nous en donnez finissent par tisser un destin, avec des souvenirs familiaux qui se situent dans le nord de la France, à Hazelbecq, une ville imaginaire qui vous sert de repère. Bref, après une recherche labyrinthique, nous tombons bien sur l'enfance de Quiquandon, comme je vous le faisais remarquer. Que dire de ce mot, la schlague, qui apparaît comme l'un des signifiants de cette enfance ?

M.P. - Je ne saurais rien ajouter à que ce qu'en dit le livre ! Vous qui l'avez lu jusqu'au bout, vous en savez maintenant autant que moi. Reste à interpréter, à votre tour. Les lecteurs peuvent poursuivre le livre à l'infini. Mais pour répondre précisément à votre question sur l'enfance je dirai que pour moi, l'enfance, c'est la guerre. La schlague est un mot utilisé dans la famille de Quiquandon. Il renvoit à la guerre de 1870. Je me souviens d'avoir découvert dans une caisse du grenier de mon enfance, à Tourcoing, un casque à pointe dont je me suis aperçu, après coup, que sa forme inversée, pointe en bas, avait influencé la structure de mon livre dont l'élément premier est posé sur deux fois rien - la disparition d'un inconnu - pour se terminer par un évasement qui ouvre sur l'illimité. J'ai dû associer inconsciemment ce couvre-chef de l'armée Prussienne à la schlague ! “Donner la schlague” désignait un châtiment corporel dans l'armée allemande. La schlague est une laisse de chien en cuir, dont le manche est également en cuir, tressé. Au bout de ce manche il y a un crochet qu'on attache au collier du chien, mais on peut aussi prendre ce manche en main pour le fouetter. Ou un soldat. Ou un enfant. Il y avait une schlague dans la maison de Quiquandon. Elle venait d'on ne sait où. Sa mère en menaçait parfois le chien. Ce mot étranger, ce mot allemand, impressionnait beaucoup le petit garçon. La guerre était proche…

Q.D. - La guerre est toujours présente dans vos romans. Elle est surtout vécue comme un cataclysme familial.

M.P. - L'effondrement du pays, l'exode, l'Occupation, les combats de la Libération ont laissé des traces, c'est évident. Vécus par un enfant, comment ces événements n'auraient-ils pas été traumatisants ? L'arrivée des Allemands fut pour moi un véritable renversement logique : on fuit la ville avec des moyens de fortune et durant cet exode, qui dure une quinzaine de jours, l'enfant que je suis, entouré de sa famille, subit tout ce qu'on peut subir dans ces circonstances, bombardements, famine, cadavres à tous vents, pillages, incendies. Et puis, pour couronner l'affaire, au moment où l'on se croit à l'abri, loin de la zone des combats, les Allemands sont là. Ils apparaissent soudain du côté où on ne les attendait pas. Face à nous les premiers éléments d'une colonne allemande motorisée se présentent…

Q D. - Venant du sud ?

M.P. - Venant d'Abbeville, oui. Une automitrailleuse, des camions bourrés d'hommes armés en bras de chemise, des motards… Un groupe avancé du corps d'armée de Guderian…

Q.D. - Vous aviez été doublés par les Allemands ?

M.P. - Non. On les voit arriver de face. A telle enseigne que je crois d'abord distinguer des véhicules militaires français, ou britaniques, à travers la poussière. Mais au fur et à mesure de leur avance… On a vu ça dix fois au cinéma. La première fois, je vous assure qu'un enfant de dix ans comprend immédiatement qu'il s'agit de la fin du monde qui était le sien. Même si les soldats Allemands, hilarent, lui lancent des poignées de caramels…

QD. - Il y a dans L'Attentat de la rue Vaneau une scène un peu semblable de séduction de la part d'un soldat Allemand vis à vis de jeunes lycéens Parisiens, pendant la Libération.

M.P. - Oui. Mais là il s'agit pour ce soldat de sauver sa peau. Il leur propose de l'argent. Nouveau renversement. Beaucoup d'enfants de cette génération ont été indignés par l'indifférence apparente de la population, au début de l'Occupation. Dans un second temps ils admirèrent la soldatesque allemande. Une défense contre le choc qu'ils avaient subi. Les discours de Pétain les ennuyaient. Ils étaient moins sensibles à la propagande vichyste qu'au spectacle guerrier qu'offraient les Allemands dans leurs défilés, aux Actualités, sur les pages de leurs magazines. Il fallut un certain temps avant que ces jeunes Français basculent avec la plus grande partie de la population française. Un peu plus tôt qu'elle, à dire vrai : les enfants ont souvent plus de flair que leurs parents. Les escadrilles de forteresses volantes dans le ciel, avec leurs traînées de fumée blanche, étaient plus impressionnantes que les grenadiers-tankistes sur les écrans.

QD. - Revenons à votre écriture. Est-ce que la théorie lacanienne du langage vous a directement influencé ? Vous définissez-vous comme un littéraire ou comme un intellectuel que démange l'envie d'illustrer la théorie d'une discipline qu'il aurait pratiquée ?

M.P. - Je suis un littéraire. Mais j'ai été analysé. Si l'on peut dire cela au passé composé, car vous savez bien que l'expérience du divan - qui consiste à reconnaître l'existence de l'inconscient - n'a pas de fin. Ou n'a d'autre fin que celle que vous jugez bon de pouvoir lui donner en fonction de la façon dont vous supportez vos symptômes.

QD. - Quelle est la différence entre écrire un livre comme L'Attentat de la rue Vaneau et être analysé ?

M.P. - Comme je vous le disais, le modèle de la séance analytique est prégnant dans ma manière d'écrire. C'est une expérience dont le caractère narratif ne m'a jamais quitté. Durant la séance je me surprenais à surveiller mes associations d'idées. Souterrainement, je sentais naître un récit. J'ai constaté que, quoi que je dise, quoi que je ne dise pas, quoi que je réclame, quoi que je balbutie, trés curieusement une histoire se tramait. Pressentant l'instant où il allait faloir quitter le divan, je finissais la séance en beauté. Je ramassais l'histoire en quelques phrases. Il y a toujours une intrigue dans ce qu'on raconte. Fût-ce au niveau de l'agencement de ce qui a été verbalisé. Prendre conscience de cela m'a aidé à travailler mes textes. J'avais déjà écrit un peu, et même publié, avant d'être en analyse. Ce n'est pas le fait de m'allonger qui m'a fait écrire et je ne dirai pas que c'est en entrant en analyse qu'on va devenir écrivain. Mais moi, tel que j'étais fabriqué, j'ai considéré - c'était évidemment une résistance - que la séance analytique comportait une dimension, je dirais, artistique. J'étais vigilant à respecter les règles de la libre association, mais je restais attentif à la construction de mon discours, si décousu fût-il. Autrement dit, il n'y a pas de différence essentielle pour moi. Si ce n'est que l'écriture d'un roman est beaucoup plus risquée.

QD. - Cette culture du décousu voisinerait donc avec votre création romanesque ?

M.P. - Oui, certainement. J'ai écrit un jour un petit livre de prose expérimentale où j'ai pratiqué de la façon suivante : j'avais une masse de brouillons dans mes tiroirs. J'ai choisi au hasard une cinquantaine de pages, je les ai coupées en quatre, battues comme des cartes et restranscrites en ajustant un peu la grammaire. Une méthode de travail inventée par Bryon Gysin. On appelait ça un cut-up. Le livre a obtenu un prix littéraire ! Le prix Thyde Monnier. Je me suis toujours demandé pourquoi. En fait c'est à une intervention de mon éditeur que j'ai dû cette récompense. Une “interprétation” sauvage, en somme ! J'étais alors un jeune auteur impécunieux, comme aujourd'hui du reste. J'avais intitulé ce livre Le Divan romancier. Félix Guattari - vous connaissez sûrement ses travaux puisque vous êtes aussi psychiatre et écrivain - Félix Guattari, dis-je, m'avait donné une préface. Il ne se gêna pas pour me reprocher de jouer au schizophrène. Mais il disait aussi avoir été sérieusement turbulé par mon texte, emporté par lui, intrigué par sa dimension autobiographique et séductrice. J'oserai dire que, quoi que j'écrive, je mets mon existence en jeu. Dans ma pratique symbolique, j'aime à le croire, il y va de ma vie et de ma mort. Et regardez comme c'est curieux : sachant que mes propos seront publiés dans votre revue, et sentant que le temps est venu de mettre un terme à notre entretien, qu'est-ce que je trouve pour le conclure ? Les mots vie et mort…. Je parle, donc je suis mortel ! En voie de dissipation. “Dissipé”, vous disais-je tout à l'heure… Arrêtons-nous là, si vous le voulez bien. Ne vous en faites pas : je ressusciterai au prochain livre !

* Cette interview a été publiée précedemment dans le numéro du mois de juin 2004 de la revue "Synapse"