Ce que nous enseignent les psychotiques et leurs inventions

Quel enseignement pour les psychoses ? On peut tranquillement avancer avec l'auteur de ce livre que l'exhaustivité dans ce champ n'est pas de mise. Le titre dit bien ce dont il s'agit : sous le vocable de « Voyage » c'est moins de l'exil du fou qu'il s'agit que de l'exotisme singulier qu'il nous oppose. On y apprend beaucoup à condition de se laisser  enseigner. Il ne s'agit pas non plus de s'ébahir devant les inventions toujours inattendues, mais de tenter dans chacun des cas présentés, d'articuler théorie et clinique, et ce, au prix de dispersions justifiées.

L'auteur tient son pari et nous emmène là où le discours n'existe pas, où l'inexistence de l'Autre ouvre au multiple pur et à l'inconsistance de l'Un-tout. De la cogitation incessante du jeune garçon sur son inexistence à celle qui trouvera sa voie(x) dans un effet de nomination – à cet autre encore qui fera de l'éternité un abri contre les injonctions hallucinatoires – il s'affirme que ce n'est pas tant le défaut du nom du père qui fait série, mais que ce qui tente d'y pallier est d'exception. Ici, la preuve est faite que le terme de « dit schizophrène » (Lacan), remis en cause déjà par Freud est une catégorie trompeuse. Le livre d'Augustin Menard montre aussi combien l'invention du psychotique est un pousse à créer pour le clinicien. Au fil de ces inventions, où l'un passe, où l'autre est encore dans l'impasse, dans l'essai d'une invention à venir, se dégage peu à peu, de manière très éclairante, les forçages que Lacan a su et dû faire tout au long de son œuvre.

Chacun des cas nous détourne d'une volonté de savoir, classificatrice, et nous met à l'étude. Il ne s'agit pas ici de « vignettes cliniques » auxquelles sont accolées de façon déguisée des justifications théoriques, comme c'est le cas trop souvent. On sait quel clivage divise les partisans de construction de cas d'avec ceux qui préfèrent y voir le retrait du clinicien sur les questions cruciales du transfert et de ses asphériques propriétés. Ces disputes font trop penser à celles qui divisent toujours plus des psychanalystes mués en féroces philosophes.

Chaque récit – encore faudra-t-il s'entendre ici sur la fonction du récit dans ladite « vignette clinique » – donc, chaque dit relevé par le psychanalyste est restitué dans l'axe original et non recomposé au profit d'un concept. On constatera certainement l'aspect « pédagogique » de l'articulation tentée pour chaque étude, obligeant le clinicien à plier son concept, à s'en déprendre, ou à faire lui-même trouvaille. La clarté de l'exposition et la richesse des « thèmes »  permet au lecteur de mieux saisir la portée de certaines notions chez Lacan dont l'usage n'est jamais évident. Il en est ainsi des nombreux remaniements théoriques et autres apparents paradoxes. Pas la moindre vulgarisation conceptuelle – la lecture est agréable, sans surcharge, avec de judicieuses références à l'œuvre de Freud et de Lacan, ainsi qu'à de nombreux auteurs. Pour un peu, on en oublierait le difficile abord de leurs concepts. Allons, si la structure des psychoses nous met au défi de la compréhension pourquoi croirions-nous que la psychanalyse serait d'un abord aisée ? Je m'engage cependant à penser que ce livre a une véritable portée d'enseignement.

On peut se demander bien sûr ce qui se passerait si se multipliait ce genre d'ouvrages. Je parle ici du mode d'approche des psychoses qui veut que ce soit le cas qui prévaut sur l'essai, le traité. On répondra néanmoins qu'il n'est pas nouveau que ce soit sur ce mode que la transmission de la clinique ait pu trouver une voie satisfaisante dans le champ de la psychanalyse, et ce, depuis Freud. La question n'est pas là. Il existe aujourd'hui de nombreuses tentatives de rendre compte des psychoses et de l'intérêt de les lire avec les outils de la psychanalyse, lacanienne en particulier. Si je reste toujours un peu déçu du déséquilibre qu'il peut exister entre l'articulation théorique et la présentation succincte de cas, cet ouvrage, que je recommande tient tout à fait son pari.