Écrire sur ce qui ne cesse pas de s'écrire est peut-être une maladie. L'amour lui même apparaît bien souvent comme une maladie... maladie dont l'humain ne saurait trop se passer. Il est le bon grain et l'ivraie à la fois. Mais alors que faire "en cas d'amour", comme l'énonce une patiente provoquant quelque peu la sidération de sa psychanalyste ?

Bien sûr, Anne Dufourmantelle est avant tout psychanalyste, et, d'une certaine manière, la réponse de l'analyste, c'est la réponse par le transfert, ce qui, il faut l'avouer, est un comble : En cas d'amour, donc , il y a l'amour... encore...

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de l'auteure (Source :France Culture)

- France Culture

En suivant ces courts récits écrits d'une bien jolie plume, nous suivons "la psychanalyste" face à cette folle demande de guérir de l'amour. Au rendez-vous des amours manqués, nous retrouvons tout le cortège des maux et sentiments qui font la "psychopathologie de la vie amoureuse" - sous-titre un peu malicieux au regard du vrai witz du titre. Il ne s'agit bien entendu pas du catalogue des sentiments et des affects de la vie amoureuse. Loin des habituelles articulations théorico-cliniques accompagnées de leur fulgurantes vignettes, nous sommes là comme embarqués dans... le transfert de la psychanalyste bien sûr, mais aussi et surtout dans ce qui pourrait bien être le récit d'une tentative pour l'auteur de s'en dégager autrement. Par l'écriture.

Si la psychanalyse n'a certes pas tout dit de l'amour - comment le pourrait-elle ? - les média font souvent appel au psychanalyste comme le "spécialiste" des choses de l'amour. Il est bien remarquable que ce soit souvent les femmes psychanalystes qui en témoignent le mieux. Mais nous assistons le généralement au décevant dépliage de la doxa. Ce qui nous fait oublier que si l'amour est un mensonge du réel, il est lui même, au delà de sa signification un évènement "bel et bien" réel et donc pas seulement le signe si particulier, le "privilège" d’une espèce pour laquelle, de rapport sexuel - symptôme des symptômes - il n'y a pas. Et pourtant à ceux qui aiment, "...Ich weiss jetzt was kein Engel weiss... " ( « Je sais maintenant ce qu’aucun ange ne sait»,(cf. Les ailes du désir, Wim Wenders )

C'est à cet exercice qu'Anne Dufourmantelle1 s'est probablement refusée. Aucun des récits, dont il faut dire que certains d'entre eux auraient pu produire de très belles et profondes nouvelles, ne place l'auteure en observatrice, ni même en spécialiste. C'est même tout le contraire puisqu'au sortir du récit nous sommes confrontés comme l'auteure elle-même, au seul mode de penser qui finalement peut se justifier d'en être un : le philosopher. On peut bien être psychanalyste, lorsque l'on sort du champ de la séance, on est philosophe - à minima. Vous me direz : c'est que Madame Dufourmantelle est philosophe ! Et bien voilà justement ce qui fait la richesse de cet écrit. Elle ne succombe pas à l'implacable explication qui nous ferait retomber dans l'essai clinique. Je ne suis pas contre les essais cliniques, mais ce n'est pas, et de loin, le seul domaine où peut et doit s'exercer la lettre de celui qui par ailleurs est praticien. C'est aussi la preuve que le philosophe et le psychanalyste peuvent se donner le change, et ce justement, en cas d'amour.

Il y a là une touchante tentative de restituer l'épreuve d'amour dans sa portée universelle. La langue du philosophe donne le change car le psychanalyste n'est peut-être pour ces choses pas "pohâtassé" comme pouvait le regretter Lacan de lui-même et des psychanalystes. Pourtant on ne s'y trompe pas, ce "témoignage" est bien celui d'une femme qui a su accueillir ce qui ne peut se dire, et ce qui, à se dire, ne peut l'être qu'aux seules conditions de celui qui vient occuper la place de l'analyste - ce sont ces temps là qui sont exposés. Les dits et non-dits de l'amour, ce sont ici ceux d'une femme qui vit dans l'insupportable attente d'une catastrophe annoncée, pour laquelle l'avenir est surdéterminé par des signifiants transgénérationnels, où l'impasse du désir, l'amour revient sous les formes désincarnés des fantômes du passé ; là, d'un homme pour qui la dette d'un sauvetage - celui d'un enfant qui se noya - aura eu raison de son désir, de tout ce désir qu'il lui fallut sans doute - pense l'auteure - pour arracher un être à la certitude de la mort qui s'avance. Bien sûr le sacrifice ignoré, la pulsion de mort à l'oeuvre. Cela n'échappe pas à "la psychanalyste" - mais le témoignage prévaut ici sur la construction du cas, la pensée sur le discours d'école.

Cela fait du bien ; après le flot des discours, des appels à la pelle, de la promotion - qui va jusqu'au discours de la concurrence - de la thérapie analytique, pour faire face à la menace de cette folie que constitue lesdites nouvelles thérapies, la psychanalyse a aujourd'hui besoin d'auteurs capables d'atteindre un public auquel on ne servira pas nécessairement l'éternelle soupe du vocabulaire lacanien, certes à renouveler. C'est, je crois, ce qu'a réussi - en tout cas tenté - non sans un certain courage, Anne Dufourmantelle en restituant avec intelligence la dimension éthique de la psychanalyse et pour nous le plaisir de lire, dans ces échanges parfois brusques, improbables, inattendus, de ce qui, de l'amour, ne cesse pas de s'écrire.


Un dernier mot sur la philosophie qui se dégage en fin de parcours. J'ai retrouvé quasiment dans son essence la "théorie de l'amour" d'Alain Badiou ; Amour comme évènement et sa procédure de vérité (qui fait dire au philosophe si je m'en souvient bien, que la seule fidélité est fidélité à ce qui aura tenu lieu d'évènement de la rencontre, soit : un trou dans le savoir). C'est à lire dans De l'Amour, "Scène du Deux", Flammarion 1999.


Anne Dufourmantelle est l'auteure "La Femme et le Sacrifice" - D'Antigone à la femme d'à côté, Denoël 2007, d'"Une question d'enfant", Bayard 2002, de "La vocation prophétique de la philosophie" paru au Cerrf, 1998, "American philo", interviewer d'Avital Ronell, Stock, 2006, "Du retour - Abécédaire biopolitique", (Antonio Negri, Anne Dufourmantelle Interviewer), LGF, 2004,"Blind Date - Sexe et philosophie" chez Calmann-Lévy, 2003, La sauvagerie maternelle",Calmann-Lévy,2001 et "De l'hospitalité" (Jacques Derrida, Anne Dufourmantelle), Calmann-Lévy, 1997.

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    Anne Dufourmantelle est philosophe et psychanalyste, éditrice et enseignante, notamment à l’Institut des hautes études en psychanalyse, que son premier ouvrage : « La vocation prophétique de la philosophie » paru en 1997, a obtenu le prix de philosophie de l’Académie française, et qu’elle a également participé à la nouvelle traduction de la Bible publiée chez Bayard (Jonas et le Livre d'Habaqouq).