paru dans et avec l'aimable autorisation de le Carnet psy, numéro 130, novembre 2008, p. 24-26.

Gérard Bonnet est un psychanalyste qui n’a pas froid aux yeux : ni la perversion, ni les patients pervers n’ont de quoi l’effrayer. Fin clinicien, il aime aussi penser la théorie à partir des cures qu’il mène et des lectures qu’il fait. C’est ainsi que prenant appui sur sa longue expérience avec des patients pour qui la question de la perversion pouvait se poser, et dans la continuité de ses recherches antérieures sur l’exhibitionnisme et le voyeurisme1, il nous donne aujourd’hui aux PUF un texte original, La perversion. Se venger pour survivre. Sans fascination pour un sujet à la mode mais animé par un intérêt soutenu pour une forme de jouissance qui va de l’exhibitionnisme le plus anodin au sadisme le plus terrifiant, il défend la thèse d’un sujet pervers non réductible à cette figure de monstre dont les crimes suscitent l’effroi délicieux des lecteurs de journaux à sensations. Tranquillement mais avec fermeté, il entend démontrer que le sujet pervers est le plus souvent un sujet ordinaire, dont les pratiques, entre normalité et pathologie, ne sont ni forcément dangereuses ni même inutiles pour la société : « Le monde perdrait beaucoup de son charme si les pervers n’étaient pas là pour inventer des formes inédites de l’accès au plaisir ». D’un même mouvement, il soutient l’idée qu’en dépit de ce qui s’en dit parfois, les pervers sont analysables. Appuyé à ces postulats, il s’emploie à démonter « en quoi consiste exactement la perversion, quand et comment elle devient dangereuse et surtout comment la faire évoluer de telle façon qu’elle devienne constructive. » Ce qui l’intéresse, c’est de saisir les mécanismes intimes et spécifiques de la perversion dans ses formes les plus banales comme dans les plus destructrices afin d’imaginer un abord clinique qui ne soit ni schématique ni moralisateur.

La perversion se présente ainsi comme un ouvrage dédié à une question « peu aimée », dont Gérard Bonnet remarque qu’elle a longtemps suscité méfiance ou désintérêt. Divisé en quatre parties - « les perversions en question », « un système rigide et solidement structuré », « perversions et tendances pulsionnelles dans la clinique » et « lectures », le texte propose un examen à la fois circonspect et complet de la perversion. Il en réexamine l’histoire, les définitions, la classification, et présente en les analysant quelques grands textes de l’histoire de la psychopathologie qui y font référence.

Un des mérites du livre de Gérard Bonnet est de passer en revue certaines idées reçues pour les questionner et y apporter ses propres réponses, souvent originales. Faut-il avoir peur de la perversion, tel le DSM qui en a fait disparaître la mention dans sa classification pour le remplacer par « troubles de la préférence sexuelle »? Tous les pervers sont-ils récidivistes ? Devient-on pervers parce qu’on a été soi-même victime d’un pervers ? Peut-on parler de perversion sexuelle chez l’enfant ? Les injonctions thérapeutiques sont-elles utiles ? Peuvent-elles être efficaces ? Pourquoi les pervers font-ils peur ? Sont-ils sans affect ? Comment aborder un patient pervers ? Etc. Il y a du « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la perversion sans oser jamais le demander » dans ce bel ouvrage qui n’hésite pas à explorer des voies nouvelles ou peu connues, celle par exemple de perversions transitoires à l’adolescence ou chez des personnes en fin de vie. G.Bonnet la reprend à un article de Ruth Lebovici 2, et soutient qu’il serait plus nocif de vouloir réprimer ces mouvements pervers passagers que de leur laisser un peu de jeu, car c’est souvent grâce à eux que le sujet pourra ensuite s’inscrire dans une logique d’échange et de réciprocité, celle qui fait précisément défaut aux manifestations perverses.

Un des points d’appui théorique auquel se réfère G. Bonnet dans sa réflexion est la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche dont il s’inspire pour poser son hypothèse fondamentale concernant l’origine de la perversion destructrice : les comportements pervers destructeurs seraient animés par un violent désir de vengeance. Le pervers meurtrier ou dangereux aurait connu en sa prime enfance une séduction interrompue brutalement, sans qu’aucun sens ne soit donné à cette interruption, survenue en un moment où la sexualité investie était de type sadique. Abandonné à une excitation interne qui ne pouvait trouver de traduction, l’enfant se serait senti objet de persécuteurs internes. Pour survivre psychiquement à ce qu’il aura vécu comme une déception profonde et avec le sentiment d’avoir été un objet d’une sollicitation conduisant à une frustration radicale, il cherchera plus tard à se venger. La vengeance serait, croira-t-il, le moyen d’en finir avec cette séduction arrêtée, figée en lui et sans autre mode possible d’expression qu’un passage à l’acte. Pour le psychanalyste qui s’y risquerait, la tâche serait donc d’amener le pervers destructeur à se dégager de sa logique mortifère pour trouver un mode d’expression à sa mesure mais qui ne l’exclue pas de la communauté de ses semblables.

Si Gérard Bonnet ne retient pas l’hypothèse lacanienne d’une « structure » perverse, il reconnaît néanmoins une pertinence au terme de structure dans la mesure où la perversion se présente comme une organisation pulsionnelle fortement structurée, presque mécanique, qui organise le symptôme d’un sujet, à son insu. On ne s’étonnera donc pas que ce soit à partir des caractéristiques premières de la pulsion que l’auteur propose de classer les perversions en perversion de source, d’objet, de but ou de poussée, pour conclure que la perversion est là où la pulsion partielle semble s’être départie de sa plasticité et de sa labilité : « La perversion est perversion d’une pulsion partielle partiellisée ».

Tout au long de son texte, Gérard Bonnet insiste sur la nécessité de maintenir ouverte la distinction entre une perversion banale et une perversion destructrice, entre un sadisme « sans conséquences » et un sadisme dangereux qui se reconnaitrait à ceci que « la violence est la condition sine qua non de l’accès au plaisir génital ». À l’appui de sa théorie il n’hésite pas à opérer un rapprochement audacieux, mais particulièrement exemplaire, entre un lapsus de Freud provoqué par l’une de ses filles qui croque une pomme en faisant des grimaces 3 et un crime pervers commis sur une petite fille de dix ans. Relevant que dans les deux cas, « un enfant apparaît séduisant et désirable à un adulte », il montre comment chez Freud, « grâce au lapsus tout se joue au niveau du discours » ; les pulsions orales et les mouvements psychiques d’érotisation de l’enfant ont pu se structurer dans et par le langage, là où chez le meurtrier pédophile ces mouvements psychiques ont échoué et ont conduit à un tragique, et irréversible, passage à l’acte.

La dernière partie du livre, « lectures », présentent quelques grands textes de l’histoire de la psychiatrie, notamment ceux de Magnan et de Charcot, et montrent comment certaines erreurs peuvent parfois se révéler fécondes. On trouve aussi dans cette même partie un commentaire de contributions plus récentes à la compréhension de la perversion, notamment celles de Georges Lanteri Laura et de Claude Balier. Plus surprenant, les « lectures » s’attachent aussi à mettre en lumière les effets pervers du désir de publication de Freud, particulièrement à l’œuvre avec des patientes féminines (Emma, Dora, la jeune homosexuelle et Anna Freud elle-même). La façon dont le désir d’exhibition de soi par l’écriture a pu jouer chez Freud pour le rendre sourd et aveugle au désir de ses patientes y est finement analysée. D’une perversion à l’égard des femmes, Gérard Bonnet passe ensuite à une perversion au féminin, celle de Marylin Monroe dont il propose de relire la difficulté à vivre comme un exhibitionnisme au féminin jamais diagnostiqué.

Le livre se clôt par une reprise des différents éléments introduits d’un chapitre à l’autre en une tentative pour répondre à la question : « Qu’est-ce qu’une perversion ? ». Rejetant l’idée que la perversion puisse être reconnu au clivage du moi ou au déni de la castration, - car ni l’un ni l’autre ne lui seraient spécifiques puisqu’on les retrouve aussi bien dans la psychose que dans certains états-limites -, Gérard Bonnet conclut que la perversion est un « culte au dieu de la vengeance », reconnaissable à son rituel précis qui érotise les processus pulsionnels que sont le retournement et le renversement, qui nécessite le sacrifice d’un sujet réduit à l’état d’objet et qui défie ou bafoue un idéal par une mise en acte vengeresse qui sera source d’une jouissance inégalée.

Le ton de La perversion. Se venger pour survivre. n’est pas polémique ; et s’il a le grand mérite d’éclairer une question complexe et délicate pour qui veut se déprendre des clichés médiatiques ou des a priori cliniques, on se doute pourtant qu’il ne fera pas l’unanimité chez les tenants de la perversion comme structure. On peut rêver d’une rencontre qui ferait renaître le temps des controverses à l’anglaise où se rencontraient pour des joutes de haut vol des psychanalystes d’opinions divergentes. Dans ce débat sur la perversion, Gérard Bonnet aurait assurément toute sa place.

  • 1.

    Voir, être vu, figures de l’exhibitionnisme aujourd’hui, Paris, PUF, coll. bibliothèque de psychanalyse 2005, 480 p.

  • 2.

    Ruth Lebovici, « Perversion sexuelle transitoire au cours d’un traitement psychanalytique », Bulletin d'activité des psychanalystes de Belgique, 1956.

  • 3.

    Dans Psychopathologie de la vie quotidienne.