La mère, l'enfant, le ravage

De l’amour maternel on a tant vanté les bonheurs et les vertus qu’on reste abasourdi quand quelque fait divers vient en brouiller les tableaux idylliques en metttant en lumière ce scandale : une mère, parfois, devient meurtrière de son propre enfant. L’ébahissement se double de stupeur quand au crime s’ajoute la folie de celle qui ne cherche pas à cacher sa faute, du moins pas vraiment, au point qu’elle conserve à proximité d’elle le corps du délit, par exemple dans le congélateur familial. Face à de tels égarements, est-il encore possible de penser et de réfléchir, au-delà des invectives trop vites formulées : monstre, folle furieuse, mère indigne, etc. ? Lyasmine Kessaci donne la preuve que si dans un texte brillamment mis en forme à partir de ce qui fut sa thèse de doctorat. Elle y postulait que les conduites maternelles meurtrières « ne sont pas entièrement réductibles à la brutalité de l’acte qui semble au premier abord les caractériser. »(p.22)

Oh, me direz-vous, une thèse, sur les mères meurtrières ?, « je préfèrerais ne pas ». Sans l’invitation pressante d’un ami, moi-même j’aurais raté « De la maltraitance infantile à l’infanticide.  La mère, l’enfant, le ravage», un livre pas immédiatement glamour, et c’aurait été bien dommage parce qu’il est passionnant dans son fond, stimulant par les questions qu’il soulève et qui plus est, formidablement bien écrit, avec une pointe d’humour et un souci certain de lisibilité. Un texte - j’allais écrire « une enquête »- qu’on a du mal à quitter, pressé, comme pour certains polars, de poursuivre la lecture, au point d’en oublier parfois de descendre à l’arrêt de bus prévu. S’il en est ainsi, c’est qu’il appartient à cette catégorie de livres que je dirais nécessaire. Nécessaire pour son auteur, d’abord, dont on sent qu’elle y a mis tout son désir de dénouer une énigme devenue question intime pour elle, nécessaire aussi pour le lecteur qui trouve là une pensée originale et argumentée, des hypothèses audacieuses et un propos ouvert à de possibles et salutaires controverses, sans oublier les inventions cliniques qu’il peut susciter. De bout en bout De la maltraitance infantile à l'infanticide est parcouru par l’énergie que donne le désir de comprendre lorsqu’il est mis au service de l’écriture.

De toute évidence, le travail de Lyasmine Kessaci est nourri par les questions surgies dans son activité clinique et c‘est ce qui le rend précieux pour tout analyste. Pas besoin en effet d’avoir des mères meurtrières dans sa clientèle (dieu merci, ce n’est pas si fréquent) pour être intéressé par la façon dont elle questionne la spécificité du désir d’enfant, le soi-disant « amour maternel » et la nature du lien singulier qui unit une femme à son enfant. Pas besoin non plus d’avoir eu affaire à des cas de « Münchhausen par procuration » pour réfléchir avec elle à l’articulation toujours délicate entre « la mère » et « la femme » ou sur les processus psychiques qui peuvent faire déraper une mère dans la rencontre avec son bébé.

Divisé en trois grandes parties - désirer un enfant, mettre à mal un enfant, l’enfant : du symptôme au fantasme - le livre s’appuie largement sur l’œuvre de Jacques Lacan dont Lyasmine Kessaci présente les concepts avec un à-propos qui signe un heureux travail d’appropriation. Celui-ci a pour effet de donner aux lecteurs le sentiment d’avancer avec l’auteure dans la théorie qui soutient son propos et de construire avec elle les différentes propositions formulées pour tenter de répondre aux questions soulevées : que représente un enfant pour tout sujet ? Le corps de l’enfant mort, lorsqu’il est conservé près de celui de la mère qui l’a tué, a-t-il statut de rebut ou de relique ? Y a-t-il une Médée en toute mère ? etc.

On ne dévoilera pas ici, les réponses que propose l’auteure préférant inviter le lecteur à y aller voir lui-même de plus près. On notera cependant que dans son parcours, Lyasmine Kessaci fait un usage renouvelé du texte de Serge Leclaire « On tue un enfant » (qui donnait d’ailleurs son titre à sa thèse) et de celui de Freud, « On bat un enfant », qu’elle réévalue de façon originale la façon dont le désir d’enfant signerait pour une fille la sortie de l’Œdipe, qu’elle questionne ce que recouvre le syntagme « vraie femme », qu’elle parcourt avec attention la littérature sur des cas de maltraitance d’enfants (rendus) malades et sur cet étrange syndrome dit de « Munchaüsen par procuration » qu’elle s’emploiera à distinguer des néonaticides en général. Surtout, elle développe l’hypothèse selon laquelle le passage à l’acte meurtrier résulterait de la convergence malheureuse entre un fantasme et la réalité d’une situation, hypothèse qu’elle précise ainsi :

« Il ne s’agit pas de savoir si le fantasme peut causer l’acte. Mais dans quelle mesure, et de quelle façon, le fantasme en vient à participer aux facteurs qui, parfois, se conjuguent de façon telle qu’advient un acte. Et, bien sûr, pas n’importe quel acte ! » (p. 228)

Loin des sirènes moroses qui voudraient enterrer une psychanalyse décriée comme « obsolète », Lyasmine Kessaci apporte la preuve qu’on peut penser avec la psychanalyse des questions qui agitent l’air du temps, et combien la théorie reste indissociable de l’écoute et de l’acte psychanalytiques. Son livre, « De la maltraitance infantile à l’infanticide » est à lire. Absolument. Non seulement parce qu’il oblige à considérer quelque chose qui, présent depuis toujours, a, par sa forme devenue récemment plus spectaculaire, acquis un caractère de symptôme contemporain, mais encore parce que, en articulant des figures de la mère, du mal et de l’enfant, il secoue notre désir d’ignorer cette possible articulation et des symptômes qu’elle engendre. Désormais, ces symptômes, « …nous les voyons et ils nous regardent. » (p.264).

Or, ne serait-ce pas d’une absence de regard qu’ils sont aussi l’effet ?

jmcm, 29 octobre 2015.