Contribution à l'histoire de la critique interne

Qu'est-ce qu'un ennemi ? Même sans une définition précise, ou un encadrement rassurant, il va sans dire qu'on peut en trouver souvent nos proches ; certainement parmi ceux en qui nous faisons confiance, ceux qui partagent nos frontières : « il n'y a pas de pire ennemi qu'un ami devenu traître »1. Le narcissisme des petites différences engendre ici le prototype de relations de voisinage marquées par le pathos de la dualité amour/haine, marquées aussi par les reproches réciproques de lueur projective.

En tout cas, Nietzsche dirait que c’est précisément à nos ennemis qui nous devons vouer le plus grand respect, et l’oreille attentive, parce qu’ils sont souvent plus sincères que les amis. L’ennemi, dans le dessein de contraindre et de pénaliser, dessine le négatif de notre autoportrait, ce qu’on a envie d’oublier, malgré son importance, dans la compréhension de notre propre histoire. On pourrait dire, donc, que l’ennemi joue le rôle du refoulé en nous ; un agneau sous la peau du loup, qu’on sacrifie en souriant pour le purifier de nos propres défauts…

Cela n'implique point une quelconque bonté naturelle qui serait brisé par les relations humaines ou par les institutions. Le bon sauvage n'est personne d'autre que celui qui arrive à arracher de ses dents la proie qui lui a été volée. « Le penchant à être agressif, dit encore Nietzsche, fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse2 ». Il s'avère, toutefois, que certaines relations instituées favorisent justement la vengeance et la rancune, et par là, une faiblesse qui très vite se transforme en paranoïa. Au lieu de stimuler le face à face des convictions – notre seule garantie, d'après Bachelard3, pour que notre âme ne devienne pas vindicative ; au lieu de garantir l'exercice de l'agressivité nécessaire au soutien d'une conviction, certaines situations privilégient la langue de bois, le semblant, et ainsi, d'emblée, la méfiance. Cette méfiance se manifeste, inévitablement, à l'égard de l'autre.

L’étrange proximité de l’autre nous arrive comme le principe de réalité qui cogne nos fantasmes de toute puissance, imposant des limites et des impossibilités. C’est aussi l’impératif de faire le bilan de nos actions, dont on s’en débarrasse justement en forgeant la caricature d’un adversaire.

Ce geste sans doute nous épargne… mais à quel prix ? La splendid isolation – expression que Freud doit à Jung – en est peut-être la première dîme que Freud ait dû payer ; la première expression de ce que Prado appelle la boutade freudienne et qui scande le discours psychanalytique au rythme d'un prétendu ostracisme. Certes, Freud a souffert de l'ignorance de ses contemporains, mais son époque était déjà assez remplie de la symbolique du sexe, du rêve, de la mort, de la folie et des liens possibles entre eux : de Moreau de Tours à Charcot ; de Dostoïevski à Charles Nodier ; de la Madeleine de Francesco Hayez à l'origine du monde de Gustave Courbet, les paysages artistiques répandaient abondamment l'imaginaire qui Freud essaie de systématiser4.

En fait, Freud a collectionné admirateurs et ennemis sa vie durant : aux premiers, il a voué son génie clinique, ses qualités de maître, voire son penchant pour la place du père ; aux autres, à ceux qui se sont écartés de la doctrine, Freud les a traité en ennemis, dissidents qu'il fallait attaquer : « Je me considère maintenant – dit Freud à Jung à l'occasion des disputes avec Adler – comme l'exécuteur de la vengeance de la déesse offensée libido, et je veillerai aussi plus sévèrement qu'auparavant dans le Zentralblatt à ce que l'hérésie ne prenne pas trop de place5 ».

Dans la correspondance de Freud avec Jung, le rapprochement est fréquent entre psychanalyse, guerre ou religion. La « cause freudienne » comporte dès le début des initiés, demande des convertis et soufre des rebellions. Elle subit aussi la destinée des prophètes : elle est calomniée et roussie

(note :Ces termes appartiennent à la correspondance entre Freud et Jung.)

. Bref, la psychanalyse naît avec un élan de grandeur, comme traversée du désert, troublée par les intempéries des résistances innombrables. Prado précise, cependant : « la description des menaces et persécutions auxquelles la psychanalyse a dû survivre est très freudienne6 ».

L’ennemi est plus qu’une réalité objective, il justifie aussi des prises de position, la concentration des efforts, les études à suivre. L’ennemi est une frontière et garde une fonction structurelle : il est à la fois le représentant des adversités vécues, l’image des mécontentements et aussi l’indice de ce qui existe dans la cave de refoulement.

L'exercice d'un oblivion systématique produit des effets variables : du refoulement de certains textes à la disqualification de leurs auteurs ; des critiques qui ne sont acceptées que superficiellement à la minimisation des scandales7. Par ailleurs, cette posture produit des rigidités idéologiques déguisées en propositions techniques : il est ainsi pour «la stabilité du lieu, de l’heure de la séance et des modalités de payement8 », mais aussi pour l’utilisation d’un divan ou pour le choix de ceux qui pourraient suivre une formation analytique. En 29/10/1910, Jung écrit à Freud que seuls ceux qui possédaient un grade académique étaient admis comme membres du groupe psychanalytique à Zurich. La réponse de Freud, deux jours après, est tout à fait explicite : « La limitation que vous projetez ne pourrait jamais se réaliser à Vienne et elle m'est personnellement tout à fait antipathique9 ». 

Qu'est-ce que se passe donc avec la psychanalyse pour qu'une prédisposition à la rigidité s'y installe si facilement ? « Alors que la psychanalyse part d'une démarche révolutionnaire, elle aboutit à des rigidités conservatrices et réactionnaires dans tous le domaines10 ». C'est ainsi que Prado définit une sorte de dérive qui entraîne la psychanalyse dans le sens inverse de l'inspiration qui l'a fonde, et qui est aussi à la source d'une certaine crise sociale à laquelle la psychanalyse fait face aujourd'hui.

***

La question ici concerne le rôle des institutions psychanalytiques dans la production de la rigidité idéologique. C’est sur ce point qui Prado va établir une sorte d’analyse historique du mouvement psychanalytique. Son objet d’investigation, l’institution psychanalytique, sera le fil conducteur à partir des premières traces de l’institutionnalisation de la psychanalyse, traversant les controverses britanniques des années 40 pour arriver à des exemples plus spécifiques, issus de sa propre expérience en tant qu’analyste et de son vécu institutionnel.

Très tôt dans la démarche psychanalytique, le besoin – voire le narcissisme – de s'institutionnaliser s'est heurtée aux critiques au sujet des dangers qui cela représentait. C'est ainsi que parmi les collaborateurs les plus proches de Freud certains se sont méfiés de l'institution : Ferenczi, au congrès de Nuremberg, parle de la mégalomanie puérile qui frôle souvent les groupements politiques, sociaux et scientifiques. Tausk, en 1910, parle des dangers pour les psychanalystes et pour les patients de l'instauration d'une religion scientifique. Eitingon, en 1923, questionne la technique analytique en affirmant la possibilité de la gratuité des séances11.

Ces voix isolées n'ont pas réussi à vaincre le dogmatisme qui s'instaurait, ni a affirmer la capacité à se surprendre – comme voulait Reik,- qui a été entravée, car « les institutions analytiques se montrent singulièrement réfractaires à toute surprise dans leurs modes de fonctionnement12 ».

Sous l'égide de ces discordances initiales, la psychanalyse s'est répandue, attestant ainsi de sa santé potentielle, au milieu de discordances internes fréquentes, qui l'ont amenée parfois devant des tribunaux. Notamment aux Etats Unis, affirme l'auteur des Pires ennemis de la psychanalyse, entre 1960 et 1990 la psychanalyse a connu une série des mésaventures qui ont sévèrement égratignées son image auprès du public : refus de candidats motivé par des préjugés ; psychanalyste accusé de violence par une patiente ; disputes idéologiques parmi les groupes ; accusation de comportement peu éthique envers le directeur du groupe de Chicago pour avoir reçu don en argent d'une ancienne patiente. En 1996, un psychanalyste brésilien qui avait pris part à des tortures pratiquées pendant la dictature militaire est démasqué. La crise s'installe du fait qu'il avait été et qu'il était en supervision avec des analystes membres de l'Association psychanalytique internationale13. Cette association se montre très embarrassée dans la gestion de cette crise.

Ces exemples traversent le livre de Prado et culminent dans l’analyse minutieuse des divergences entre Anna Freud et Melanie Klein en Grande-Bretagne. Ces disputes, montre l’auteur, ont beaucoup bouleversé le milieu psychanalytique, engageant de nombreuses personnes, impliquant des crises familiales (en spécial celle entre Melanie Klein et sa fille Melitta Schmideberg), incitant des antipathies basées sur des aspects idéologiques et finissant par la démission du président du groupe britannique, Edward Glover, et un écart relatif et temporaire d’Anna Freud des activités de sa Société.

L’effet négatif de ces controverses est que la prévalence d’aspects idéologiques finit par imposer leur interprétation comme effet de dispositions personnelles de chacune… La névrose vient souvent apaiser la douleur de notre incapacité de comprendre la vie. Néanmoins, plusieurs questions de fond technique ne sont pas abordées, même si l’effort persiste de compréhension de l’histoire de la psychanalyse.

Ce qu'on oubli souvent, pourtant, c'est que l'histoire se fait avec le fantasme, et que même l'effort de raconter fidèlement un fait est déjà pris dans un pathos spécifique, fréquemment méconnu de celui qui le raconte, et qui parfois cache délibérément des éléments importants à sa compréhension. « Jones a largement utilisé l'argument de l'analyse d'Anna Freud par son père pour soutenir les positions théoriques de Melanie Klein, en cachant que sa protégée non seulement avait analysé ses enfants à elle, comme les siens, à lui, en même temps que son épouse14 ».

Tantôt le recours à la mauvaise foi, tantôt les affaires privées montrent comment la lutte pour conserver une idée peut dégénérer ; comment la volonté de puissance peut devenir l'impuissance d'une volonté vouée au pouvoir. C'est clair que derrière la nostalgie de l'affiliation – la pureté psychanalytique, l'attachement à la figure totémique du père mort – persiste la dénégation du refus, nécessaire, à l'égard du père, dénégation qui en empêche le deuil. La chute de l'idéal est fondamentale pour qu'on puisse grandir en souplesse et pour que le savoir s'installe à l'abri de l'aliénation, pour autant que cela soit possible, en tout cas. En d'autres termes, l'assassinat du père est nécessaire et notre créativité en dépend15. Selon le vieil aphorisme : les géants nous sont utiles à ce qu'on leur casse le cou, tout en étant juchés sur leurs épaules en train d'admirer des paysages lointains dont ils n'ont jamais rêvés.

Notre pudeur névrotique, néanmoins, nous empêche souvent d’accomplir ce qui nous serait le plus important et, pour expurger les démons qui se glissent sous nos désarrois, nous inventons la boutade, la langue de bois, les artificialismes théoriques et techniques. Et tout cela devient divertissement devant la mort inévitable et produit des mirages qui cachent ce qu’il y a d’invention arbitraire dans nos plus beaux arguments.

L’auteur s’efforce de résister à cette tendance insidieuse de l’âme humaine et son livre apporte une contribution importante non seulement à l’histoire de la psychanalyse – promesse du sous-titre de l’œuvre – mais aussi pour nous arracher de certains points de fixation, qui nous freinent devant le chemin infini de la recherche.

***

Parmi les échos de cette lecture – évoqués par l’auteur dans son avant propos, l’incidence de la vie institutionnelle sur la pratique clinique en reste un des plus retentissants. Il implique l’éthique, impossible de prendre racine sur la langue de bois ou le mensonge. Il implique aussi des enjeux relatifs à la technique, qui risque de tourner à vide si elle provoque l’aliénation, au nom de quelqu’un ou au nom d’une théorie.

En outre, la théorie elle-même pourrait être cible d’une investigation plus minutieuse : si les contraintes institutionnelles ont une incidence sur la pratique, certaines présuppositions théoriques en auraient autant. Une posture rigidifiée autour d’un dogme empêche toute interrogation, et c’est précisément à ce maniérisme insidieux que Prado consacre sa critique du mouvement psychanalytique.

Le parcours par ces pages d'histoire interne ne cesse de m'interpeller et de ma part j'aimerais finir avec deux points d'inquiétude : premièrement, si l'institution psychanalytique est source d'un si grand nombre de malentendus, comment penser la formation de l'analyste ? S'il est important que la psychanalyse assume sa responsabilité à l'égard de la société civile16, il faut bien qu'une certaine institutionalité prenne place, mais face aux dangers que l'institution actuelle entraîne, faut-il repenser l'ensemble du projet psychanalytique ? Deuxièmement, la rigidité des institutions n'aurait-elle pas la fonction de combler quelques défauts théoriques qui pourraient mettre la psychanalyse en danger en tant que réponse à la souffrance psychique ? Le besoin historique d'éloigner les adversaires internes et les variantes théoriques ne signale pas un vecteur de dogmatisme incurable ?

Pour ma première question l’auteur esquisse une réponse à la fin de son œuvre : sans créativité, sans souplesse, la technique analytique risque de périr. Tant que l’institution ne peut pas les garantir, elle ne sert pas à grand-chose. Toutefois, une institution teintée de façon si sombre ne devient-elle pas un ennemi là où on ne l’attendait plus ? Ne devient-elle aussi une image du refoulé chez nous ?

Quoiqu'il en soit, il faut toujours bien garder l'idée suivante : « le seul gain de ces derniers siècles aurait été de montrer que, s'il est vain d'espérer guérir la folie humaine, humblement, parfois, dans des situations précises, l'atténuation survient, et dure, et s'installe17 ». La psychanalyse, sans le moindre doute, a eu – et elle en a toujours – un rôle important dans la prise en charge et dans l'humanisation de la folie.

  • 1.

    Prado de Oliveira, L. E., Les pires ennemis de la psychanalyse, Contribution à l'histoire de la critique interne, Montréal, Liber, 2009, p. 193.

  • 2.

    Nietzsche, F., Ecce Homo, Comment on devient ce que l'on est, traduit de l’Allemand par Henri Albert, Paris, Mille et une nuits, 1996. Cette traduction, cependant, ne fait pas justice à la formulation originale de Nietzsche : « das aggressive Pathos » au lieu de penchant à être agressif. C’est évident que l’ampleur et l’importance du mot pathos donne toute une nouvelle allure à cette phrase et l’inscrit dans le circuit de la réflexion psychopathologique, dans son sens fondamental.

  • 3.

    Bachelard, G. La formation de l'esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, J. Vrin, 1983.

  • 4.

    Elias Canetti raconte, dans le deuxième volume de son autobiographie, qu'à l'époque où il a vécu à Vienne l'interprétation des actes manqués était monnaie courante dans les salons viennois. Canetti, E. Le flambeau dans l'oreille - Histoire d'une vie 1921-1931, Paris, Albin Michel, 2005.

  • 5.

    Freud, S., Jung, C. G., Correspondance, 1906 – 1914, trad. de l'allemand et de l'anglais par Ruth Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1992. (Lettre 238 F, du 1 et 3/03/11)

  • 6.

    Prado de Oliveira, op. cit., 2009, p.18.

  • 7.

    Idem, p.11.

  • 8.

    Voir Prado de Oliveira, L. E., Jérémie, enfant en lutte contre l’autisme, la schizophrénie et la paranoïa, (www.pradodeoliveira.org). L'auteur ajoute encore : « La stabilité du cadre n’existait pas aux débuts des cures psychanalytiques, ni cette stabilité n’a été offerte toujours et partout. Après des années de réflexion comparative entre mon travail dans le secteur public et dans le secteur privé, je peux affirmer que le besoin de la stabilité du lieu, de l’heure de la séance et des modalités de payement découle beaucoup plus des illusions particulières à chaque psychanalyste que d’un souci réel quant au dispositif technique le plus adéquat dans chaque situation clinique. »

  • 9.

    Freud, S., Jung, C. G, op. cit., 1992. (Lettre 218 F, du 31/10/10).

  • 10.

    Prado de Oliveira, op. cit., 2009, p.11.

  • 11.

    Voir Prado de Oliveira, ibidem, p. 19 à 22.

  • 12.

    Prado de Oliveira, ibidem, p. 22.

  • 13.

    Pour approfondir les questions autour de «  l’affaire brésilienne » voir Prado de Oliveira, ibidem, p. 199 et suivants. Et aussi Réponses à Paulo Roberto Pires, par René Major, entretien de 1998 paru sur le site des Etats généraux de la psychanalyse (http://psiconet.com/foros/egp/reponses-major.html). Denis, P., « l’étique du psychanalyste », Nouvelle revue de psychosociologie, érès, 2007/1, p. 83 – 93. Blumberg, J et Friedmann, D. « Entretien avec Eduardo Prado de Oliveira », Collection Être Psy, Paris, Editions Montparnasse, 2009.

  • 14.

    Idem, ibidem, p. 139.

  • 15.

    On aura intérêt à remarquer, à ce propos, les mouvements incessants d’aller-retour entrepris par Jung dans son long et pénible chemin pour s’éloigner de Freud. A l’occasion de la parution de la seconde partie de Métamorphoses et symboles de la libido Jung écrit à Freud : « … il me semble cette fois avoir touché la cible en plein centre, ou tout près, car le matériel se groupe de manière surprenante. Mais il ne faut pas en révéler trop. Il vous faut cependant vous préparer à quelque chose de singulier, quelque chose dont on n’a pas encore entendu le semblable chez moi. » (Freud, S., Jung, C. G., op. cit. 1992 – Lettre 224 J, du 13/12/1910). Cela n’était que la fine pointe d’un processus démarré beaucoup plus tôt et qui s’est étendu encore quelques années, dans une dégradation plutôt rapide.

  • 16.

    Blumberg, J et Friedmann, D. « Entretien avec Eduardo Prado de Oliveira », Collection Être Psy, Paris, Editions Montparnasse, 2009.

  • 17.

    Prado de Oliveira, op. cit., 2009, p. 103