Il en est qui à l'issue d'une vie bien remplie, d'une carrière florissante, se rangent des voitures pour cultiver leur jardin. C'est un choix. Ce n'est pas celui de l'auteur. Bien au contraire. Dans cet ouvrage, il semble qu'il ramasse l'ensemble des pistes ouvertes à la fois dans son engagement professionnel (psychologue clinicien, psychanalyste, formateur, superviseur..) et dans ses ouvrages (Espace psychique, transfert et démocratie

Editions Matrice, 1995.

; La part du rêve dans les institutions

Editions Encre marine, 2010

... ). Et ce travail d'élaboration avancé il le met au service d'une urgence: résister au rouleau-compresseur d'un néolibéralisme triomphant qui réduit tout ce qu'il y a sur la planète, y compris l'humain, à l'état de marchandise. Le bras armé de cette entreprise diabolique - diabolique au sens premier de ce qui fait éclater les forces de cohésions sociales soutenues au contraire par le symbolique - se constitue en une véritable haine de la parole. Non qu'on ait perdu le sens de « ce que parler veut dire », pour reprendre une expression que partagent un poète (Jean Tardieu1) et un sociologue (Pierre Bourdieu2), bien au contraire, c'est parce qu'au fond on en connait toute la nature foncièrement révolutionnaire que la machinerie capitaliste tente d'en détruire les fondements.

La parole en effet constitue à la fois le lieu d'avènement du sujet et le lieu où se rencontrent les sujets entre eux, tissant ainsi le lien social. Parler est ce qui fait obstacle à la prétention mortelle de notre société postmoderne à éradiquer tout à la fois les modes de subjectivation et les nouages du collectif au profit d'une libre circulation des pulsions et des biens de consommation, bref d'une jouissance sans entrave. En cela l'ouvrage de Claude Allione relève d'une riposte et d'un entreprise de salut public. Mais il ne s'avance pas seul. Il s'appuie solidement sur un réseau informel d'auteurs venus de toutes disciplines (philosophie, psychanalyse, linguistique, sociologie, anthropologie... comme le lecteur pourra le constater à la lecture de la bibliographie très fournie) qui depuis une quinzaine d'années établissent un véritable front de résistance. Citons entre autres: Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Dany-Robert Dufour, Serge Lesourd, Jean-Claude Michea, Henri Sztulman, Bernard Stiegler, Pierre Legendre, Roland Gori... Ces auteurs et bien d'autres ont non seulement balisé le terrain d'une analyse sans concession du monde dans lequel on vit, mais encore forgé des collectifs de lutte pour s'y opposer. L'Appel des Appels, La nuit sécuritaire, Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de 6 ans... etc en sont de bons exemples.

Si l'on prend au sérieux le constat émis par Pierre Bourdieu dès les années 80, que « le néolibéralisme est une machine à briser les collectifs » on comprend mieux cette haine de la parole qui se répand comme trainée de poudre dans toutes les strates de notre société. En effet les sujets humains non seulement se font exister en parlant, mais de plus ils SE parlent. Cette marque du pronominal signe bien dans la langue le mode de constitution des collectifs et du lien social.

Ce faisant, pour fonder son propos, Claude Allione parcourt à grands pas ce que parler veut dire, en prenant appui à la fois sur la linguistique et la psychanalyse. Il règle son compte rapidement à cette illusion d'une parole réduite à l'état de communication d'informations, en réintroduisant dans la foulée de Freud et de Lacan, les dimensions de l'inconscient et de la pulsion. Ce socle étant établi il lui est loisible alors de démontrer en quoi la fonction sociale et subjective de la parole est pervertie par l'usage même qu'en prône le capitalisme. Un capitalisme pulsionnel, dit-il, empruntant l'expression à Bernard Stiegler. D'une part la mondialisation de ce qu'il désigne comme « le saint-Marché » s'appuie, pour proliférer, sur une novlangue à consonance globish.Victor Klemperer3 a pu montrer en d'autres temps à quel point elle constitue le cheval de Troie pour impulser de façon insidieuse dans tous les espaces de la société une logique infernale, liée à l'impératif d'une jouissance sans limite. D'autre part la saturation des espaces de pensée et d'échanges par l'appareillage des corps aux outils de consommation assure une diffusion à l'échelle de la planète d'une véritable « perversion de la parole ».

Du coup les professions dont le cœur de métier s'exerce dans la parole - ces « métiers de parole » comme le souligne Allione à juste titre – (psychanalystes, enseignants, éducateurs, soignants, thérapeutes, juges, politiques...) sont discrédités ou réduits à une fonction consumériste ( débriefing, coaching...). Les attaques violentes récemment contre la psychanalyse - pensons au Plan autisme - participent de cette haine généralisée. A charge au passage pour les psychanalystes de ne pas se laisser laminer, de sortir de leur cabinet et de leur entre-soi douillet, pour s'ouvrir à ce qui se passe dans la cité.

Évidemment le constat serait terriblement désespérant si en fin de parcours Claude Allione ne mobilisait cette question qui se pose à tout un chacun et que Lénine formula en son temps: "Que faire?"  Tout d'abord il s'agit de ne pas perdre de vue que cette « haine de la parole » emporte une question avant tout politique. Politique pas au sens politicien, mais au sens où l'entendaient les grecs anciens: ce qui se passe dans la cité (polis) ça me regarde. La conséquence directe c'est que la résistance à cette haine organisée, instituée, industrialisée passe par la restauration des lieux de parole dans tous les secteurs d'activité. Il s'agit bien de retrouver ce que Pierre Rosanvallon désignait récemment dans un entretien pour Télérama comme une « démocratie narrative ».

La fin de l'ouvrage est ponctué d'une belle ouverture à la fois sur la poésie et la psychanalyse, deux modalités inventées par les sociétés humaines pour maintenir vif le tranchant de la parole. Remercions Claude Allione pour ce travail très creusé, qui ne se contente pas d'oppositions simplistes ni de dénonciations éculées, mais reprend à son compte ce qu'il en est de cet animal parlant, dont Lacan ramassait l'essence dans cette belle trouvaille de « parlêtre », ce qui le constitue comme une énigme vivante. En cela Claude Allione... tient parole.

Joseph Rouzel, psychanalyste, Directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social (Montpellier)

  • 1.

    Jean Tardieu, Ce que parler veut dire, Folio Junior, 2013

  • 2.

    Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire: l'économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982.

  • 3.

    Victore Klemperer, Lti, la langue du IIIe Reich, Pocket, 2003.