Essai de polémologie freudienne

L’au-delà freudien, n’est pas religieux. Tel qu’il apparaît dans le chapitre 2 des Essais de psychanalyse, il marque une place au-delà du principe de plaisir, car c’est là que loge la pulsion de mort. Ce que Lacan à sa façon reprendra sous le concept de jouissance et de ses diverses déclinaisons. La pulsion de mort, ne se réduit pas uniquement, comme on le dit naïvement, à la pente à se suicider ou détruire, mais se présente comme une tension vitale dans le corps, qui cherche son point d’épuisement par le chemin le plus court possible et dans le temps le plus bref. Question d’homéostasie, explique Freud en reprenant un concept qu’il emprunte au philosophe Fechner. Bref il s’agit de faire retour à l’organique. Or du fait de l’appareillage au langage, au « spacheapparat » (l’appareil à parler) comme le décrit Freud dans sa Contribution à la conception des aphasies, c’est impossible. Pour ce qui est de jouir, c’est rapé. N’empêche que la pulsion de mort est première. Par définition, la pulsion ça pulse, ça pulse, ça pulse. La poussée (Drang) est constante. Et finalement la pulsion de vie qui lui est intimement « intriquée » est un détournement permanent, un shunt, pour emprunter au vocabulaire des électriciens, une dérive, de la pulsion de mort. Dit à la façon de Lacan : la jouissance est impossible à qui parle, et le langage, dans son activité subjective, fait barrage à la jouissance.

Toute société s’est construite sur ces modalités d’un non radical à la jouissance. C’est l’origine et le fondement des lois de la parole et du langage, des règles au niveau social, de l’interdit de l’inceste sur le plan familial, de la castration sur le versant subjectif.

Ce que soulève dans cet ouvrage Jean-Bernard Paturet, en cette année anniversaire des 70 ans de la mort de Freud, c’est ce qu’il en est d’un au-delà de Freud, lorsque les interdits structuraux sont levés ou voilés de telle façon, qu’ils ouvrent tout droit sur une culture du meurtre. La première guerre mondiale avait déjà mis la puce à l’oreille de Freud, puisque c’est dans la foulée qu’il construit l’hypothèse de la pulsion de mort. Paturet reprend le dossier là où Freud l’a laissé en mémoire. Les échanges entre Einstein et Freud sur «Pourquoi la guerre ? » (lettre d’Einstein à Freud de 1932 et la réponse de Freud parue en 1935), mais également ce grand texte peu commenté intitulé Actuelles sur la guerre et la mort, en passant par le mythe de la horde dans Totem et tabou, composent une toile de fond sur laquelle Paturet développe son argumentaire. La pulsion de mort, la jouissance chez Lacan, a gagné du terrain au sens où elle s’est industrialisée, mondialisée, qu’elle irradie toutes les sphères de l’activité humaine et les différents champs du lien social, de l’économie à l’éducation, en passant la politique. Les « sociétés post-hitleriennes » comme les nomme l’auteur, ont produit une véritable « culture de l’extermination », parfois douce et larvée, parfois éclatante et sanglante.

L’idéologie tenace d’un « monde parfait d’une société utopique », le rêve increvable d’un « monde entièrement maîtrisé » font le lit d’une course effrénée au « bonheur… synonyme de barbarie dans le rêve fou de réaliser le fantasme d’un « Tout Un », sans mélange, et pur de tout contact avec l’autre, déplaçant sur l’étranger la haine abyssale, l’horreur intime et la crainte d’un retour au chaos ». Ce rêve fou nourri au petit-lait de la raison scientiste, où la génétique et l’économie fonctionnent comme savoirs absolus et incontestables, conduit tout droit, au-delà de Freud, à la réalisation d’un monde totalitaire, d’un fascisme mou où les populations du globe sous contrôle permanent s’ébattent joyeusement dans la béatitude consommatrice du “parc humain”, comme le nomme Peter Sloterdijk. La pensée critique serait ainsi abolie, la subjectivité réifiée. Ne pensez plus, dépensez, tel est le mot d’ordre que véhiculent les réseaux d’information qui se réduisent peu ou prou à un usage publicitaire. Bref un impératif de jouissance s’est généralisé. Toute rencontre de l’autre (l’étrange ou l’étranger, y compris en soi-même) qui vient contrecarrer ce rêve est alors à exterminer. D’où la guerre qui prend des formes diverses et (a)variées.

Si Freud dès 1929 constatait que “homo homini lupus” (l’homme est un loup pour l’homme) reprenant Thomas Hobbes, qui reprend l'auteur comique latin, Plaute, - il faut croire que la métaphore tisse son fil tout au long de l’histoire - cela a pour conséquence que la survie de l’humaine espèce, les « trumains », passe par le fait de lui limer les dents, au loup qui habite chacun d’entre nous. Le loup ou l’autre nom de la pulsion de mort. Les appareils de la culture (éducation, politique, justice, etc), tous issus de cette institution première qu’installent la parole et le langage, ont bien pour fonction de produire ce « limage ». Qu’en est-il lorsque ces institutions elles-mêmes se trouvent infiltrées et subverties par une jouissance débridée ? Qu’en est-il d’une société qui repose sur un illimité ? À quoi se raccrocher ?

Sur cette question Jean-Bernard Paturet rejoint une cohorte de penseurs, philosophes, sociologues, psychanalystes, qui à nouveaux frais tentent de penser la question, tout à la fois du post modernisme et de son après. Dany-Robert Dufour, Bernard Stiegler, Jean-Pierre Lebrun, Roland Gori pour ne citer qu’eux se sont attelés aussi à cette tâche. Que les constats convergents n’a rien d’étonnant. Alors que faire si ce n’est tenter d’apprivoiser chacun le loup. Crier au loup ne suffit pas, car il habite chacun d’entre nous. Là pas de délocalisation possible ! Comment mettre en œuvre l’impératif catégorique que nous transmet Albert Camus, dans le roman inachevé découvert dans la voiture qui le précipita dans la mort : « un homme, ça s’empêche » (Le premier homme). Cet empêchement à la jouissance qui tisse le lien social, autrement dit la castration, alors que les figures d’autorité qui en assuraient légitimement jusque-là la transmission, parents, professeurs, politiques etc sont tour à tour désavouées comme empêcheurs de jouir en rond, il va bien falloir en réinventer les processus. Nous ne pouvons pas dans un retour nostalgique compter sur les vielles recettes inventées par les diverses civilisations qui nous ont précédés, nous ne pouvons pas faire du neuf avec du vieux. C’est peut-être une chance, mais aussi un risque maximum pour la survie des êtres parlants sur terre.

Joseph Rouzel, psychanalyste, responsable de Psychasoc (L’Institut européen psychanalyse et travail social)