Nous croyons tous savoir ce qu'est la jalousie pour l'avoir éprouvée un jour ou un autre. N'avons nous pas été amoureux ? L'expérience de l'amour semble porter en elle la jalousie comme son risque logique.

Le dernier livre de Claude Rabant Jalousie met à mal cette illusion. La jalousie n'est pas une conséquence de l'amour, elle s'inscrit en nous bien avant que nous éprouvions de l'amour, elle est présente aux origines de notre vie psychique.

En un premier temps l'auteur fait résonner la jalousie avec la mort et le meurtre. Le texte s'ouvre sur une affirmation abrupte : les morts sont jaloux des vivants et de leur survie; ils reviennent nous tourmenter nous qui tentons d'oublier qu'en les aimant nous avons aussi souhaité leur mort aux commencements de nos vies. Plus tard quand la jalousie surgit, elle est lourde de la culpabilité des vœux de mort déniés. En bonne logique, dans ses formes extrêmes, la jalousie fait retour dans la violence destructrice de soi et de l'autre et se conclue par des meurtres et des suicides.

Cette connivence posée entre la jalousie et le meurtre, Claude Rabant retrace la genèse de cette jouissance ; il l'inscrit dans la filiation au Freud de 1915 qui dans Pulsions et destin des pulsions s'interroge sur la genèse du moi et affirme la haine du moi pour tout objet extérieur source de sensation de déplaisir ; il conclue à l'antériorité de la haine sur l'amour : «  La haine, en tant que relation à l'objet, est plus ancienne que l'amour ; elle provient du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations ». Claude Rabant fait sienne cette affirmation et la décline ainsi : faite de cette haine originaire du moi la jalousie est plus ancienne que l'amour. S'interroger sur la jalousie c'est donc remonter aux strates les plus anciennes de notre vie psychique, au temps du narcissisme primaire où le moi n'est pas encore constitué, en un temps d'avant l'image.

Comment ce retour à l’archaïque est-t-il compatible avec le scénario du jaloux obsédé par l'image du rival persécutant ? L'auteur nous répond en faisant l'hypothèse d'un espace psychique paradoxal, la jalousie serait une régression à un univers anobjectal et susciterait en même temps la réaction du moi menacé d'effondrement à l'ultime recours de la projection d'un rival, maintien à minima d'un rapport entre humains.

Claude Rabant se tourne du côté de Tausk qui dans La genèse de l'appareil à influencer au cours de la schizophrénie partage avec Freud la thèse d'un monde anobjectal mais ajoute cependant « Dès cette période il existe des désirs et des pulsions. »

Ce retour à Freud s'accompagne d'une distance critique à Lacan qui en un premier temps a centré son approche sous le signe du stade du miroir et fait de la jalousie une passion perverse symbolisée par le « drame de l'homosexualité » réduite au face à face d'un désir en miroir.

Une autre dimension passionnante est présente dans Jalousie : à travers la lecture des textes les plus anciens-La Bible, la tragédie grecque, les drames de Shakespeare - l'auteur nous fait entendre la réalité présente du monde dans lequel nous vivons, ce qu'il nomme Étranges résonances actuelles.

Dans l'affaire Caïn l'accent est d'abord mis sur la jalousie dans son versant d'émulation fraternelle, de concurrence utile à l'ordre social. Abel est pasteur de bétail, Caïn cultive le sol, ils se partagent le monde. Si Claude Rabant distingue bien l'envie qui concerne l'avoir de la jalousie qui porte sur l'être, c'est au sens de Spinoza et non de Mélanie Klein qui n'est présente dans son livre que par l'allusion ironique du titre d'un chapitre Envie sans gratitude : l'issue à l'envie meurtrière face à l'imago maternelle n'a pas pour passage obligé l'intériorisation du bon sein, seule source possible de créativité et du sentiment de gratitude comme elle le prétend. Une autre issue est possible : l'envie inaugurale peut se sublimer , l'imago maternelle se partager, la rivalité se transformer en émulation à l’œuvre dans la socialité humaine. C'est ce dont témoigne ce premier temps du drame entre Abel et Caïn, mais on le sait l'histoire tourne au pire quand Yahvé agrée le don d'Abel et rejette celui de Caïn qui tue son frère. Pourtant Yahvé ne condamne pas Caïn à mort pour son meurtre, il le bannit, l'errant devient créateur de cités où règnent l'art et l’artisanat. La jalousie meurtrière , est le maillon tragique d'une histoire qui se poursuit dans la sublimation, l’essor de la civilisation.

Cette configuration princeps de la jalousie nous revient dans le monde d’aujourd’hui sous une forme inversée, à travers les alliances de frères qui s'unissent pour commettre un crime. Attentats antisémites, attaques de Charlie Hebdo, ou autres flambées fanatiques, la fraternité se revendique dans le déni de la haine fraternelle, la forclusion du féminin, l’obéissance absolue à un père primordial.

Médée est une autre figure incontournable de la jalousie, le meurtre de ses enfants fait d'elle l'incarnation du mal absolu, en notre époque où l'amour maternel est érigé en idéal. Dans le texte de Sénèque c'est une femme blessée par l'infidélité conjugale de Jason qui se venge en tuant ses enfants qu'il aime. Dans la tragédie d'Euripide son acte a une signification politique : Jason la quitte par ambition pour épouser la fille du roi Créon et elle refuse de céder sa descendance au régime qui vient. Pour entendre les résonances actuelles de ce drame il faut se souvenir que Médée a bafoué pour Jason ses liens de parenté par le meurtre de son frère, qu'elle a accepté de devenir grecque en se coupant des siens. Elle massacre ses enfants dans un retour intégriste à ses origines, et se dit alors « rendue à la virginité » que Jason lui avait ravie. Les enfants de Médée et de Jason avaient le statut d'enfants métis, nés d'un mariage mixte ils étaient voués à la purification ethnique  : Créon avait d’emblée professé sa volonté de nettoyer son royaume de cette femme étrangère aux pratiques de magicienne barbare. Médée a anticipé un meurtre qui aurait eu lieu de toutes façons, en vertu du principe de purification ethnique que notre modernité connaît bien.

Avec Othello,Shakespeare nous montre un homme pris dans l'hypnose de l'envieux Iago, qui le persuade de l'infidélité de Desdémone et l'incite au meurtre. Mais qu'est ce qui fait d'Othello une victime qui accueille si facilement ce poison ?

Le mariage d'Othello et de Desdémone est lui aussi un mariage mixte qui tourne au drame. Othello le noir a épousé la blanche Desdémone et il se révèle incapable de soutenir cette transgression dans la durée. Il se punit, immole sa femme et s'immole lui même sur l'autel de la pureté.

Renouant avec les analyses qu'il avait déjà privilégiées dans d'autres livres Inventer le réel et La frénésie des pères l'auteur centre son interrogation sur le désaveu et la forclusion, le « je n'en veux rien savoir ».

Dans le chapitre « Si la jalousie est un délire » au-delà des couples il nous incite à réfléchir aux drames criminels à l' œuvre dans la culture. Il faut relire le Freud de L'homme Moise et la religion monothéiste , où confronté à la catastrophe nazie qui envahit le champ politique il met en lumière le rôle dévastateur de la jalousie : « J'ose affirmer qu'aujourd'hui encore la jalousie à l'égard du peuple qui se donna pour l'enfant-premier né, favori de Dieu le Père n'est pas surmontée chez les autres, comme s'ils avaient ajouté foi à cette prétention ». Dès 1901 dans Psychopathologie de la vie quotidienne Freud posait la nécessité de prendre en compte la dimension paranoïaque présente dans les religions. L'issue aux massacres qui ravagent périodiquement les civilisations passe par l'exploration des délires dont ils se nourrissent. Transformer le délire en le traversant, métamorphoser la violence par la connaissance de l'inconscient disait Freud, ce que Claude Rabant nomme sublimation.

Le livre de Claude Rabant est dense, intelligent, d'une belle écriture.

Comment ne pas entendre son propos dans notre tragique actualité ?

Claude Rabant est philosophe et psychanalyste. Il est notamment l'auteur de Inventer le réel et La frénésie des pères.

Fabienne Biégelmann