« Dans la maison » de François Ozon

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« Dans la maison »,

François Ozon,

ou le « Malaise dans la culture » ?

Mieux vaut tard que jamais. C’est en effet ce début mars 2013 que j’ai pu enfin visionner ce film, dont l’annonce m’avait attirée à la rentrée scolaire 2012.

J’avais entendu Fabrice Luchini sur un plateau TV (était-ce le 20h ?) louer avec son humour habituel la fonction professorale, et regretter le manque de reconnaissance envers cette fonction. Cet acteur, qui incarne une certaine « qualité française », faite de finesse, et d’amour de la langue, n’a jamais fait mystère de son parcours analytique. François Ozon pour sa part affectionne les suspens psychologiques, les relations teintées de perversité, d’ambiguïté, de séduction entre générations, les maisons et huis-clos, et les personnages d’écrivains (cf notamment : « Sous le sable », avec Charlotte Rampling et Ludivine Sagnier).

Cette rencontre détonante entre deux amoureux des paradoxes et du langage donne un film extrêmement riche, tout à fait labyrinthique, à la fois réaliste et assez étrange, à l’humour décalé, où mille thématiques s’enchevêtrent. Ces entrelacs scénaristiques posent tous ensemble, me semble-t-il, une question centrale sur la fonction de la culture, et notamment de la relativité de son rôle « pacifiant ». Ou, dit autrement : comment la « Kultur » (cf Freud : « Malaise dans la civilisation », 1929) et les objets qu’elle produit, fondés sur l’ambivalence humaine, ont eux-même un caractère et des effets pervers, ambivalents, parfois destructeurs.

L’enseignant – qui, rappelons-le au passage, de part sa position exposée et sa « mission » surmoïque, risque toujours peu ou prou d’en « saigner » – n’est-il pas, au moins en France, censé être le gardien du temple des « valeurs » et des dogmes républicains (après avoir été celui des dogmes religieux) ? N’est-il pas le garant d’une certaine « répression pulsionnelle » (Freud), et le représentant de l’idéal du moi auquel – en théorie – les groupes d’élèves devraient s’identifier ? N’exerce-t-il pas, comme l’analyste, un autre métier impossible du fait même d’être un passeur de culture, toujours tiraillé entre l’« Idéal du moi » collectif et les subjectivités des élèves ? Or, c’est justement à un personnage d’enseignant en Lettres que Ozon confie la mission de soutenir un dérapage éthique et moral « en règle », si j’ose dire. En effet, Luchini-professeur va ni plus ni moins encourager un de ces élèves dans une transgression pour le moins tortueuse. Lequel est le plus pervers des deux, se demande-t-on bien avant la moitié du film ? Ce n’est rien de dire qu’ils « perdent les pédales » – avec bien sûr un soupçon voilé d’homosexualité -, l’élève au motif supposé d’un manque côté « amour maternel » et d’une attirance amoureuse, et le professeur au motif non moins supposé d’une frustration de paternité (Luchini). Le jeune élève au visage angélique et un peu féminin – à qui le cinéaste s’amuse à donner l’air un peu « fou » tant il est « calculateur » - se désigne d’ailleurs comme surtout très bon en mathématique.

Il est dit à un moment dans le film qu’en effet les chiffres, eux, ne « déçoivent » jamais - sous-entendu : contrairement aux relations humaines… et aux mères qui abandonnent. Dans l’univers groupal du lycée se tisse donc une relation duelle, pas tout à fait « académique », entre le maître et l’élève. « L’ Idéal du moi » commun au prof . et à l’élève est la littérature, le texte, l’écriture, la fiction, le récit. Le texte, le livre hypothétique à naître, produit de la sublimation, oeuvre du « détournement des pulsions quant au but » (Freud), objet culturel s’il en est, vient là combler les manques, contenir la haine et le ressentiment humain face à la détresse. Le professeur-Pygmalion veut réaliser ce que l’on suppose être son fantasme : donner naissance à un écrivain, et l’écrivain-imposteur en herbe celui de se constituer une « vraie famille ».

Au premier tiers du film, et sans que je connaisse sa fin, la passion pour la forme et l’esthétique qui égare le personnage du professeur m’a évoqué les louanges que reçoit toujours aujourd’hui l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline malgré son antisémitisme. Ainsi, le professeur, M. Germain, est tellement hypnotisé par la qualité littéraire de cet élève qui écrit des rédactions au contenu plutôt infâme », qu’il en perd le sens de sa fonction (républicaine… et paternelle). Rivalité complexe de l’éthique et de l’esthétique… ?

Or, c’est précisément avec un livre de L.F. Céline que M. Germain va être « assommé » à la fin du film, jolie métaphore du cinéaste, qui fit écho à mon hypothèse.

Les uniformes portés par les élèves de ce lycée « pilote » au motif proclamé de « l’égalité », induisent l’idée d’un univers qui dériverait vers le totalitarisme, une institution soumise à la tyrannie de l’hyperationnalité. C’est un monde à la fois inquiétant et ridicule, qui tend à gommer de force et avec bien trop de sévérité les « différences », soit les subjectivités. Est-ce la décision imposée autoritairement de cette étrange « nouveauté rétrograde » de l’uniforme qui aurait fait « perdre les pédales » à ce professeur de Lettres ? Est-ce ce régime trop sévère et autoritaire qui pousse le jeune élève dans des retranchements pulsionnels et cruels ? On peut interpréter ce choix scénaristique comme la volonté de Ozon de montrer la perversité et/ou la paranoïa des institutions, fussent-elles sous l’égide « républicaine », sorte de violence institutionnelle qui peut gravement perturber ses acteurs.

L’objet ou l’institution culturels, qui ont en principe un effet pacifiant, peuvent donc indirectement encourager à la haine et la destructivité. Car la culture ne guérit pas, ou pas assez, du désastre psychique individuel. À l’extrême de cette évocation, on peut penser bien sûr à « Mein Kampf » de Hitler, « écrit » sorti de l’imagination haineuse d’un sujet allemand. Hitler, cependant, détestait l’école et la culture. Ozon distille d’ailleurs subtilement des évocations du nazisme dans son film, à travers des œuvres contemporaines, « engagées » sans doute, à la fois laides, « hard », et pathétiques, exposées dans la galerie d’art de l’épouse du professeur (Kristin Scott-Thomas). Ozon pose au passage implicitement la question de la « censure » : jusqu’où existe (ou non) la liberté d’expression ? Tout au long du film, le cinéaste ne se prive pas de brouiller les pistes et de nous empêcher de toutes conclusions hâtives : car, par exemple, certes la culture peut se retourner contre elle-même et mener au pire, mais pourtant, sans une dose de transgression et de légère « perversité », aucune création n’est possible. Si l’artiste ou l’inventeur, collent trop à la « loi » et aux dogmes sociétaux, ils n’inventent rien de nouveau. Si l’élève est trop « scolaire », il étouffe sa créativité par un trop grand désir de « plaire » à ses maîtres, et réciproquement les institutions scolaires auraient plutôt tendance à laminer l’inventivité des jeunes plutôt que de l’encourager. On peut donc voir le professeur, M. Germain, à la fois comme quelqu’un qui perd les repères de sa fonction, ou, au contraire quelqu’un qui assume celle-ci mieux que d’autres car il pousse son élève à épanouir son talent d’écrivain envers et contre le conformisme scolaire.

Un autre « malaise dans la culture » subtilement indiqué par Ozon : que chacun, dans son cercle social et amical, croit qu’il détiendrait le sens du « bon goût » absolu, la « bonne opinion », quitte à exclure l’autre dans une forme de racisme intellectuel et culturel. Agnès Jaoui avait réalisé un beau film sur ces thèmes, « Le goût des autres ». Ainsi, François Ozon montre deux héros qui jouissent de pointer le caractère prétendument « ridicule » des autres (la famille « Rapha »). Mais qui est vraiment « ridicule » ? N’est-on pas toujours le, la « ridicule » de quelqu’un ? Les stéréotypes et préjugés, purs produits de la culture, sont constamment épinglés. Et, dans ce film de fiction, n’y a t il pas plusieurs fictions ? Et si le jeune Claude n’était que l’incarnation de M. Germain, qui retrouverait ici son esprit « adolescent » dans une crise de dépression et de créativité mêlées ? Serait-ce François Ozon lui-même, en proie aux affres du scénario, comme Flaubert qui disait être Mme Bovary ? Ozon nous laisse sans réponse définitive voguer sur ces mystères assez savoureux jusqu’au bout du film.

Il distille différents indices « psychologisant » pour faire comprendre le besoin d’évasion littéraire et de reconnaissance de l’élève Claude. On y comprend peut-être mieux sa froideur affective, sa cruauté, son absence d’empathie. Autant d’éléments psychologiques auxquels, dans la réalité, un professeur aurait pu être attentif - au lieu d’en jouir comme le fait M. Germain dans le film…

Et le féminin dans tout ça ? Ozon, je l’avais noté, semble fasciné par « la femme mûre » (« Huit femmes », « Sous le sable »). Ici, les trois principaux personnages de femmes sont archétypaux et aux antipodes : d’abord la mère « absente » qu’on ne verra jamais (celle de Claude), sorte de paradoxe, puisque traditionnellement la mère est plutôt du côté de l’hyper présence, de la sensorialité. En second lieu on trouve la « mère au foyer », ultra-présente celle-là, douce et sensuelle maman et épouse, blonde aux cheveux longs, jouée par Emmanuelle Seignier. Là, Ozon s’amuse encore à (tenter de) piéger le spectateur par des clichés et préjugés : « Tiens, une femme qui ne travaille pas ? Ah, elle doit s’ennuyer… Sans doute est-elle insatisfaite ? Elle rêve d’une aventure ? Ou de partir. » etc… Pour un peu, si on s’identifie trop aux fantasmes des deux héros masculins du film, on la verrait comme une Mme Bovary des banlieues. Flaubert n’est-il pas d’ailleurs l’un des personnages symboliques du film ? Enfin, la femme « moderne » (selon les clichés actuels) est incarnée par « l‘intellectuelle sans enfant », galeriste cultivée et tonique, à l’allure discrètement « androgyne » (tiens… : comme l’est autrement le jeune Claude), les cheveux courts : soit la femme du professeur, jouée par Kristin Scott-Thomas.

Quelle(s) question(s) nous pose donc Ozon sur la culture et ses avatars à travers ces trois personnages féminins ? Est-ce à dire que les femmes ne peuvent prétendre sans dommage à la fois à « être » le Phallus (cf Lacan) et à « avoir » le Phallus ? Cependant, au-delà des stéréotypes freudiens avec lesquels joue le cinéaste (les femmes : asociales ?3), il faut y regarder de plus près : Certes, la « mère » semble rester un peu en dehors du monde social « phallique », mais pourtant elle contribue à la culture par son rôle parental et sa façon d’assumer sa place « d’objet du désir »; et la galeriste promotionne l’art contemporain, qui, lui, tient peu ou prou la place d’une « asocialité » nécessaire, thérapeutique même. Le message subliminal du film est-il que les femmes sont précieuses du fait même de cette position sociale un peu « en dehors », questionnant l’homme sur son désir (comme le fait la psychanalyse) ? Toutes deux à la fin du film témoignent finalement d’un discours de vérité et d’une grande capacité de décision face aux égarements masculins.

Les références sont nombreuses : on pense à Hitchcock entre autre, avec « Fenêtre sur cour », ou « La Corde », où les thèmes du voyeurisme, ou de la manipulation froide, délirante mais très intellectualisée, sont présents. Le parc et ses suspens, à la nature très « domestiquée », évoque un peu le « Blow Up » de Antonioni. Le théâtre de Molière, ou Les séries télévisées anglo-saxonnes sont évoquées, dans cet univers tragi-comique, cette banlieue où l’on sent que tout peut basculer d’un moment à l’autre dans le drame ou la comédie… ou rester figé dans le conformisme et l’ennui pour l’éternité. Et comment entendre ce titre, « Dans la maison » ? : Freud suggérait que les rêves de maison évoquent entre autres la mère, l’intérieur du corps maternel. Cette « maison » peut être aussi l’intérieur psychique des protagonistes du film,…Ou celle du cinéaste, à l’imagination fertile. Mais dans ce film, il semble qu’elle signifie aussi la « maison » symbolique, extérieure, plus « culturelle » et sociétale celle-ci, faite de structures, d’armatures, d’un passé, de maîtres, de lois et de règles.

Pourquoi Freud pensait-il donc que l’art produirait une narcose ? Le film de Ozon nous tient au contraire les yeux et les oreilles bien réveillés sur les complexités du réel et de la subjectivité humaine. À voir et revoir.

Nathalie Cappe,

professeur dans le secondaire « public »,

8 mars 2013.


  • 3.

    Freud S., « Malaise dans la civilisation ».