lettre de Dominique Chancé à Joseph Gazengel en réponse à son texte "L'étranger"

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Lettre de Dominique Chancé à Joseph Gazengel en réponse à son texte "L'étranger"

La lecture critique de l’œuvre de Camus par M. Gazengel m’a beaucoup intéressée. Elle éclaire un parcours de l’auteur et de son écriture, autour d’une expérience bouleversante, et le rapport qu’il fait avec la question de « l’étranger » et l’incapacité de notre société à accueillir l’altérité, à voir l’autre, tout simplement, est vraiment passionnant. Il nous rappelle combien la lecture des œuvres nous aide à penser le quotidien et les points les plus aveugles de notre existence, intime et collective, en même temps qu’il témoigne de ce qu’une attention à l’histoire dans laquelle nous nous débattons, nous permet de mieux lire les points les plus énigmatiques des œuvres littéraires. C’est pourquoi, alors que cet article constitue un hommage à la littérature en ce qu’elle permet de déceler des questions essentielles, j’ai été très amusée de lire la phrase suivante :

« Je ne ferai pas d’étude littéraire, je ne me servirai guère de la biographie de Camus mais je vais suivre ses écrits en vous montrant – si j’y parviens - qu’ils pourraient être considérés comme deux visages de l’auteur, comme deux faces qui s’ignorent ».

Je ne sais s’il s’agit d’une simple prétérition, car l’article est assez subtil pour qu’on puisse faire confiance à l’auteur en ce domaine : il est sans doute conscient qu’il fait tout le contraire de ce qu’il prétend ici. Cependant, j’ai eu envie d’insister sur ce point : pour autant que je sache ce qu’est une étude littéraire, ç’en est une, certainement, et des plus intéressantes. Ou bien qu’est-ce qu’une étude littéraire ?

Quant à la biographie, on en tire ici ce qui peut être utile à la réflexion, c’est beaucoup et c’est bien suffisant. J’ai été souvent frappée, du reste, par la pertinence des analyses faites par des psychanalystes, sur des textes et des thèmes littéraires. Il n’est que de lire Clavreul, pour n’en citer qu’un. Le contraire n’est pas toujours vrai et les littéraires qui jouent les apprentis psychocritiques sont parfois un peu balourds.

Cependant l’auteur récidive en quelque sorte :

« C’est un livre merveilleux. On regrette en pleurant la mort de Camus. J’ai l’impression que jusque-là il avait fait de la littérature, et combien magnifique, originale et Nobélisable, mais que là, il a vraiment écrit un livre, bien qu’il soit inachevé. Quelle proximité aux êtres tout à coup : Il rencontre des gens qui ne sont pas des créations littéraires, imaginaires, mais qui ont toute l’épaisseur de leur histoire, de leurs origines, de leurs vies. Pour moi, simple promeneur qui me suis délecté à suivre G. Tillion dans l’Aurès, parmi ses amis aurésiens, ça a tout à coup les vraies couleurs de la vie. Je reconnais les gens dont il parle ».

Le terme « littéraire » est de nouveau inscrit en marge, voire en repoussoir. On comprend dès lors pourquoi il ne s’agissait pas de faire une « analyse littéraire ». Il semblerait que la « création littéraire » et l’analyse littéraire soient du côté du bavardage ou de l’institution, de l’esthétique (magnifique, originale) et des pompes, certes pas du côté de la vérité et de la découverte de l’altérité, par exemple. Ce ne sont peut-être que jeux de langage, autour de l’image bien connue de la littérature : « ce n’est que littérature », ou pour dire l’essentiel : « ce n’est pas de la littérature ! », « Le reste n’est que littérature ! ». Pourtant, il y a là quelque chose à penser.

D’une part, l’article de M. Gazengel me semble une passionnante étude littéraire, qui éclaire pour moi des cheminements dans l’œuvre de Camus, et en même temps rattache cette œuvre à des problèmes historiques, collectifs et présents, à la fois universels (autour de la figure du père et d’une xénophobie liée à la « matrie ») et intimes.

D’autre part, le paradoxe que je voudrais souligner dans la phrase que je cite est que précisément, ce non littéraire se produit dans une œuvre littéraire, certes inachevée (est-ce significatif ici ?) mais dont on nous dit qu’elle est en même temps merveilleuse, émouvante, capable de donner vie à des êtres, « des gens qui ne sont pas des créations littéraires, imaginaires, mais qui ont toute l’épaisseur de leur histoire, de leurs origines, de leurs vies », des gens que l’auteur reconnaît pour les avoir lui-même rencontrés : « ça a tout à coup les vraies couleurs de la vie. Je reconnais les gens dont il parle ».

Alors, qu’est-ce qui fait que ce n’est pas de la littérature, que ce « livre » ne serait pas de la littérature (fût-elle nobélisable), mais un vrai livre ?

C’est un paradoxe très étrange qui nous amènerait à poser que la littérature s’écrit contre la littérature. On pourrait poser la question : qu’est-ce qui, dans l’œuvre littéraire produit cette dit-mension qui n’est pas de la littérature, et qui, pourtant, est la seule chose qui justifie l’existence de quelque chose qu’on appelle littérature, quelque chose comme les vrais livres, les œuvres véritables ? Parce qu’après tout, si l’écriture change autour d’un événement intime (la reconnaissance du père mort ou la reconnaissance de quelque chose de scandaleux et d’impossible à propos de la mort de ce père), il n’en reste pas moins que Camus écrit et que se transmet, littérairement, une émotion nouvelle, une vérité, un dire sur l’altérité, qui passent dans le livre. Je doute que cela ne soit pas le propre de la littérature (non pas nobélisable, mais en général).

Mais, précisément, la phrase accole à « littéraire », le terme « imaginaire », dans un rapport de synonymie. Ce « ne sont pas des créations littéraires, imaginaires, mais [des gens] qui ont toute l’épaisseur de leur histoire, de leurs origines, de leurs vies ». On pourrait poser, pour avancer, qu’il n’y a pas, précisément de synonymie et que le littéraire n’est pas tout entier dans l’imaginaire.

On pourrait donc se demander ce qui, dans l’œuvre littéraire (de Camus, ou d’autres) permet de passer de ce qui apparaît comme littéraire, au sens négatif, d’artefact, en quelque sorte, pour passer à quelque chose de vivant qui pourtant demeure une fiction, un écrit, et donc une « création littéraire ».

L’article oppose très sévèrement la sécheresse d’un texte tel L'Étranger, qui passe pourtant pour un chef-d’œuvre, au texte ultime de Camus : « On est bien loin de la sécheresse et du présent perpétuel de L'Étranger », on sent enfin un « flot de tendresse et de pitié ».

Tout en étant très touchée par cet article et par la lecture qu’il propose de Camus, tout en me sentant très proche de cette lecture, il me semble possible de nuancer le propos et d’affirmer que c’est la littérature qui produit cet effet de vie, qu’elle vaut surtout, quand elle donne à connaître des gens, des histoires, des émotions, révèle ce rapport au monde et à l’autre qui jusqu’alors, dans l’œuvre de Camus, était refoulé, impossible et soudain, après une expérience fondatrice, émerge, sort du « décor ».

On pourrait, dès lors, distinguer des poétiques différentes dans l’œuvre de Camus et se demander, à l’écart des jugements de valeur, comment elles déploient des effets d’écriture différents, autour de positions différentes du sujet.

Pour ma part, j’ai essayé, dans mes lectures, mes essais, de trouver ces articulations entre l’imaginaire, ce qui fait vitrine, miroir, images du moi et narcissisme spéculaire (si ce n’est un pléonasme) d’une part, et d’autres niveaux qui se jouent également dans le littéraire : le symbolique et le réel (là où se joue apparemment l’émotion de Camus devant la tombe de son père). Je crois que ces ficelles (puisqu’on ne sait comment dire : ni strates, ni niveaux, ni …) se nouent dans l’œuvre littéraire comme ailleurs et qu’il est intéressant d’essayer d’en repérer quelque chose, pas seulement entre une œuvre et l’autre, mais également dans une même œuvre, travaillée par le réel, l’imaginaire et le symbolique, de manière différente. C’est un peu vain, et je me suis un peu découragée, parce que je me suis rendu compte qu’on ne pouvait guère aller plus loin que de dire « il y a du réel, de l’imaginaire et du symbolique », et qu’il serait illusoire de les séparer en attribuant ceci ou cela à chacun. On a l’impression de couper les cheveux en quatre, ou pire, de retomber dans une mécanique, de dissocier ce qui, précisément, ne peut l’être dans le nœud borroméen. Mais, parfois, on a l’impression de démêler effectivement quelque chose. Par exemple, si on suit la lecture de l’œuvre de Camus par Joseph Gazengel, l’imaginaire peut assez aisément se distinguer du symbolique dans ces deux moments de l’œuvre de Camus. Ce passage initiatique, et peut-être refondateur, par une sorte d’épreuve du symbolique devant la tombe de son père, transforme l’écriture qui était jusqu’alors prise dans un réseau d’images fusionnelles et de paysages du moi et de la mère. Il serait intéressant de relire le texte ultime pour voir comment le régime des images, mais également de la fiction et de l’énonciation se trouve transformé (il n’y a pas moins de littérature, mais elle est différente, fonctionne sur d’autres positions et induit une autre poétique, d’autres émotions). On peut se demander, du reste, si c’est tout à fait par hasard que ce texte, justement, va rester inachevé, que la mort va survenir à ce moment-là. L’articulation entre ce qui est possible/impossible dans l’expérience vécue de la symbolisation et ce qui est possible dans l’expérience de l’écriture (ou s’y arrête), trouve ici un point de questionnement crucial.

J’ai tenté de lire ce point dans l’œuvre de V.S Naipaul, L'Énigme de l'arrivée, lorsque l’œuvre se saisit du décès réel de la sœur du narrateur/auteur, pour avancer au-delà d’une mélancolie obsédante, liée au deuil non fait du père non symbolisé (Une maison pour M. Biswas).

Il m’a semblé, chemin faisant, que l’imaginaire se caractérisait de n’être pas historicisé (cela vient en écho à l’article de M. Gazengel et à ce qu’il dit sur les images et les paysages en place d’histoire) et que le réel et le symbolique apparaissent dans une grande proximité, de l’autre côté, en quelque sorte (de l’autre côté du miroir ?). L’imaginaire, spéculaire, lié à la mère-toute et au fusionnel, fonctionne dans beaucoup de textes, autour de métaphores proliférantes, ou de fictions du moi. Il serait intéressant de relire L'Etranger comme récit autour du moi et de ses doubles, de son fantasme (La Chute en serait le paroxysme), tandis que ce qui faisait décor resurgit dans l’ultime récit pour permettre une histoire et renouer des relations, non à l’autre, mais à l’Autre. On a envie, en lisant cet article, de reprendre la lecture de l’œuvre pour voir comment, dans l’écriture, le passage de l’un à l’autre se fait et quelles sont les incidences littéraires (fiction, thématiques, phrasé, construction) d’un tel passage.

Tout cela n’est pas artificiel, car il en va pour la lecture comme pour nous, sujets et citoyens, comme M. Gazengel le rappelle de façon si émouvante, d’un effort pour aller au-delà de nos peurs, de nos xénophobies, ancrées dans des fantasmes et des dénis. Il peut être utile de déconstruire le nœud borroméen tel qu’il apparaît dans le texte littéraire pour pouvoir le déconstruire dans nos expériences sociales. M. Gazengel s’emploie à cette lecture critique admirablement. Je ne sais pas si cela constitue une « recherche littéraire », mais cela ressemble à ce que j’ai également essayé de faire.

Cordialement, Dominique Chancé (MCF en littérature à Bordeaux 3), L'Auteur en souffrance, Poétique baroque de la Caraïbe, Les Fils de Lear, Écritures du chaos).