Hania et les sirènes. A propos du livre de Assia Djebar :"La femme sans sépulture"

Assia Djebar
Hania et les sirènes

La femme sans sépulture d’Assia Djebar retrace la vie de Zoulikha, une résistante de la guerre d’Algérie montée au maquis à l’âge de 40 ans et disparue après son arrestation par l’armée française en 1957. Le roman rappelle non seulement son combat pour la libération de son pays mais aussi son enfance, son adolescence et sa vie de femme à travers le récit des personnages féminins qui l’ont connue mais aussi de monologues dont celui du spectre de Zoulikha elle-même. L’auteure-narratrice reconstitue de manière authentique par l’écoute des récits de vie de ces différentes femmes l’histoire de Zoulikha tout en y accordant une part fictionnelle. Ainsi se retrouvent dans le roman des éléments de fantastique comme la représentation de Zoulikha en fantôme flottant au dessus de la ville où elle a vécu. La spectralisation de l’héroïne s’appuie cependant sur le fait que son corps n’a jamais été retrouvé et qu’il n’a pas pu être enterré selon les rites islamiques. Par son écriture, l’auteure rend hommage à Zoulikha et crée un lieu d’expression féminine où elle agit comme médiatrice des différentes évocations du passé. Cette distance voulue entre elle et les autres femmes permet de rouvrir un passé dérobé par l’histoire coloniale et postcoloniale et au-delà du silence de la société patriarcale algérienne de toucher le véridique par les actes narratifs féminins. Libérées du silence, les femmes peuvent enfin exprimer leur douleur et les traumatismes infligés par la guerre.

Je me centrerai dans cet article sur l’analyse du personnage de Hania dans le roman à la lumière de la théorie du complexe de la mère morte d’André Green. Ce complexe se traduit par un ensemble de contenus inconscients perturbant l’activité du sujet par le déclenchement du système de défense du moi suite à un traumatisme narcissique, à une perte angoissante de sens en rapport à la mort psychique de l’objet maternel. Dans le roman de Djebar, il ne s’agit pas du traumatisme d’un enfant en bas âge face à l’absence de sa mère mais d’un comportement similaire à ce complexe chez un personnage adulte dont la mère est morte mais dont le deuil n’a pu être finalisé puisque son corps a disparu et semble hanter les êtres qui l’ont côtoyée. Comme nous le verrons, Hania, la fille aînée de Zoulikha possède tous les signes du complexe de la mère morte et ce pour des raisons traumatiques similaires. Le roman de Djebar illustre l’enfermement que ce soit celui de la femme dans la société patriarcale et dans la tradition, celui du corps féminin dans l’histoire de l’Algérie, celui des résistants incarcérés et torturés mais aussi l’enfermement dans les prisons de l’inconscient comme dans le cas de Hania. Pourtant si Djebar représente par l’écriture divers types d’incarcération, elle propose également un moyen de s’en évader. Après avoir analysé le personnage de Hania, nous mettrons en valeur la puissance de la résolution artistique que Djebar offre aux personnages de l’histoire pour s’affranchir de leur servitude mentale.

Dans la théorie du complexe de la mère morte, le traumatisme n’est pas seulement produit par la mort psychique et soudaine de la mère, donc par un changement brutal de l’imago maternel, mais par l’état d’impréparation de l’enfant face à un tel changement qui va bouleverser toute son unité car en perdant l’objet l’enfant perd son moi à cause de son précédent état quasi-fusionnel avec sa mère. Dans le roman de Djebar, Hania est en proie à une profonde angoisse due à la perte de sa mère et aux incertitudes autour de sa disparition puisque son corps n’a jamais été retourné à sa famille. Hania a eu de plus très jeune le devoir de prendre soin de son frère et de sa sœur et de les élever après la montée au maquis de Zoulikha. Hania se retrouve ainsi seule face à ses responsabilités familiales, à son incapacité de rationaliser les cruautés infligées à sa mère et à son espoir secret et tourmentant de pouvoir un jour la revoir. Comme dans la théorie de Green, la mère de Hania « avait été enterrée vive, mais son tombeau lui-même avait disparu » (Green 2007, 262), la fille de Zoulikha se trouve alors dans l’impossibilité de faire son deuil et doit vivre avec sa présence désincarnée en elle, la présence d’une mère « qui n’en finit pas de mourir » (Ibd., 261) et qui la retient prisonnière. L’angoisse qui en découle est couverte par une activité frénétique de paroles à laquelle Hania s’emploie malgré elle depuis que sa mère a disparu: « Elle parle sans s’arrêter, pour elle seule. Sans reprendre son souffle. Du passé présent. Cela la prend comme de brusques accès de fièvres […] Il y a dix ans tout juste, germa en elle cette parole ininterrompue qui la vide » (Djebar 2002, 63-63). Dans le complexe décrit par Green, l’enfant traumatisé se livre à la contrainte de penser et à développer ses capacités intellectuelles dans sa quête inconsciente de sens. La voix de Hania qui semble compulsivement la déranger dans son être même correspond à la définition que Green donne de l’angoisse comme « bruit qui rompt le continuum silencieux du sentiment d’exister dans l’échange d’informations avec soi-même ou avec autrui » (Green 2007, 168). Hania ne peut pleinement vivre hantée par le fantôme de sa mère, elle perçoit le monde comme un écran et ses propres gestes paraissent ne plus lui appartenir. L’arrivée de la narratrice rappelle à Hania un passé qui la violente (Djebar 2002, 50) et qui la plonge dans une angoisse indéfinissable (Ibd., 48). L’enfant à la mère morte semble aussi grandir sous la malédiction de celle-ci car toute anticipation de l’échec possible de futures relations d’objet fait ressurgir régulièrement en lui une profonde douleur (Green 2007, 260-261).

Selon Green, la perte de l’objet maternel aboutit à ce que l’enfant, afin de lutter contre ce traumatisme narcissique, se désinvestit de l’objet : « Il y a eu enkystement de l’objet et effacement de sa trace par désinvestissement, il y a eu identification primaire à la mère morte et transformation de l’identification positive en identification négative, c’est à dire identification au trou laissé par le désinvestissement et non à l’objet » (Ibd., 235). Le sentiment de vide, de mort sans mort est le résultat de cette blessure narcissique constamment répétée. L’identification au vide, c'est-à-dire à l’objet primaire effacé est le seul moyen de se réunir avec celui-ci. Par mimétisme, l’enfant rétablit la fusion d’avant le traumatisme et semble pouvoir étouffer son angoisse déclenchée par la perte. Le moi crée en lui-même un objet d’amour basé sur le modèle de sa mère décédée psychiquement et par cette introjection le sujet acquiert l’impression de pouvoir contrôler l’objet. Dans le roman de Djebar, Hania présente les mêmes signes que ceux de l’enfant à la mère morte. L’absence maternelle est vécue par Hania comme un trou noir qui se creuse de plus en plus profondément dans son corps (Djebar 2002, 51). Depuis la recherche du cadavre de sa mère dans la forêt, elle semble être hantée par Zoulikha. L’idée d’être possédé par le corps d’un mort appartient à la tradition de son pays. Les meskounates, mot qui signifie ‘peuplées’ ou ‘habitées’ en arabe étaient des femmes dont le corps était possédé par un bon ou un mauvais esprit (Ibd., 65). Hania croit selon l’imaginaire collectif non seulement porter en elle l’esprit de sa mère mais elle s’identifie aussi à celle-ci. Elle dit lui ressembler et la considère comme sa sœur jumelle surtout qu’elle a atteint 40 ans, l’âge où Zoulikha a disparu.

Dans la théorie de Green, le narcissisme de mort peut dériver du traumatisme de la mère morte. Le sujet confronté à son vide constitutif se trouve devant une solitude insoutenable et dans le but de soutenir l’illusion de toute puissance, se tourne alors vers la quête de l’immortalité afin de se protéger de la blessure du désir. Le moi se désinvestit totalement de tout objet et se replie narcissiquement sur lui-même. Le sujet ne peut plus aspirer qu’à l’autonomie puisqu’il est dans l’incapacité d’aimer sous l’emprise de la mère morte. Cette autonomie mène à la réduction de toute pulsion vers le degré zéro et à la création d’un monde qui n’évolue qu’à l’intérieur de lui-même. Le narcissisme négatif correspond à une pulsion de mort ou de déliaison totale, à une force qui tend à ramener l’être à un état inorganique, à l’inertie dans la mort psychique. Le narcissisme négatif est la dernière instance de défense d’un moi narcissique qui ne peut plus soutenir sa hantise de l’objet. Une neutralisation sera alors tentée contre l’objet et contre lui-même pour tendre vers la nullification du psychisme : « La retraite vers l’unité ou la confusion du moi avec un objet idéalisé ne sont plus à portée, c’est alors la recherche active non de l’unité mais du néant » (Ibd.,). Dans La femme sans sépulture, Hania sous l’emprise du spectre de Zoulikha ne peut plus se rattacher ou participer à la vie de sa communauté. Le bruit ou les voix qui proviennent de son corps la détachent des autres et toutes les activités auxquelles elle se livre quotidiennement lui demandent un effort considérable : « Se lever ! Me lever !... La voix réaffleure en moi, marmonnement incompréhensible […] gargouillis dans le creux de mon corps. Relève-toi, redresse-toi ! C’est facile, tout doit être facile pour toi, fille de Zoulikha. Descendre pour m’asseoir sous le citronnier ? » (Djebar 2002, 89). Hania nourrit en elle sa mère morte afin de la maintenir illusoirement en vie mais cette séquestration l’empêche d’évoluer et meurtrit son corps. Depuis l’épisode de la forêt, Hania n’a plus de règles et ne peut plus enfanter. Elle se replie sur elle-même à tel point qu’elle n’aspire plus qu’au silence et au répit (Ibd., 90). Hania souhaite avoir une tombe pour sa mère sur le sol humide et la poussière de laquelle elle s’allongerait (Ibd., 93). Nous retrouvons ici le désir de tendre vers l’inorganique, de fusionner avec le néant, désir relevant du narcissisme de mort et de la psychose blanche où le moi se fait disparaître pour vaincre « l’intrusion du trop plein de bruit qu’il faut réduire au silence » (Green 2007, 174).

Dans le roman de Djebar, la voix a une place centrale puisque c’est par la voix des femmes que se construit l’histoire de Zoulikha. Si Hania tend au silence total en se coupant du monde, Djebar offre par l’expression de la parole féminine un moyen possible de guérison des traumatismes de la guerre. Le roman débute par la constatation d’un silence, celui des femmes dans la société patriarcale algérienne mais aussi celui de la souffrance étouffée et endurée lors des combats contre la France. Extérieure à sa communauté par son exil et son éducation française, Djebar sert de récepteur aux diverses manifestations de la parole et par son écriture devient médiatrice entre le passé et le présent, entre le vécu et l’imaginaire colonial et postcolonial pour enfin permettre une réconciliation de tous ceux qui ont souffert et qui ont fait souffrir afin de sortir de la torpeur et de l’apathie qui règne depuis l’indépendance. La voix permet ainsi de se libérer par l’extériorisation des affectes. Cette catharsis se fait dans le roman de Djebar par l’art littéraire qui se veut réceptacle des actes de langages et qui amplifie leur puissance cathartique en les condensant et en les sublimant. La voix et le corps de Zoulikha sont exhumés de l’histoire officielle qui les a fait disparaître pour être réifiés en œuvre d’art apaisant les souffrances vécues et infligées.

Green soutient que tout désir d’objet provoque un décentrement du sujet (Ibd., 22) et un ébranlement de son unité qui peut être rétablie par une ouverture vers l’objet et une incorporation partielle de celui-ci dans le moi. Dans le cas de la mère morte, l’identification du sujet à celle-ci ne peut permettre le recentrement, l’objet n’existant plus. Toutefois le moi peut dépasser l’inertie et le danger d’auto-anéantissement en se tournant vers « un objet intégralement idéalisé avec lequel il fusionnera à la manière dont il procédait avec l’objet primaire » (Ibd., 24). Dans le roman de Djebar, le déplacement interne des personnages et en particulier de Hania semble impossible, l’art propose alors une ouverture vers l’universel et une résolution à l’inertie psychique. Le manque sera esthétisé et la mère morte réifiée en œuvre d’art, en statue « d’un éclat aussi pur que tel ou tel marbre de déesse » (Djebar 2002, 242). Cette idée d’un narcissisme comme énergie créatrice se retrouve chez Kohut qui souligne que le narcissisme peut être une force positive et prendre des formes plus poussées que la libido d’objet sous les tournures de l’humour, de la créativité, de l’empathie et de la sagesse. Il étudie la relation du narcissisme et de la créativité qu’il considère comme une des transformations du narcissisme. Dans le travail créatif des énergies narcissiques sont employées qui ont été transformées en libido idéalisante c'est-à-dire en libido d’objet après que celui-ci a été investi de libido narcissique et inclus dans le contexte de l’Ego (Ibd., 74).

Dans le roman de Djebar, l’auteure condamnée elle-même à l’errance dans sa quête identitaire par son histoire personnelle, son exil et son émancipation fait halte pour écouter les femmes de sa terre natale. Par la mise en écriture de ces voix, l’écrivain prend racine et se libère tout à la fois. Le décentrement du moi est source et fondement de l’œuvre mais aussi principe de guérison car l’œuvre en création exorcise et chasse les démons des femmes habitées. L’art comme catharsis est représenté par la mosaïque que la narratrice voit au musée de Césarée. Cette mosaïque au nom d’Ulysse et les sirènes réunit trois femmes oiseaux qui contemplent un vaisseau. Chacune d’elle a à la main un instrument de musique et bien que la scène symbolise un danger, l’image de la mosaïque, elle, paraît sereine. Le roman de Djebar est semblable à cette représentation car par la voix des femmes et la polyphonie que celle-ci constitue, l’histoire de Zoulikha se construit fragments par fragments, de moments à moments dyschroniques pour que le chant féminin puisse libérer ses auditeurs de leur enfermement. Le risque est pourtant grand de faire le voyage au pays des morts, du refoulé et des affectes mais ce passage est nécessaire pour retrouver la quiétude du recentrement. La mère morte en tant que mort en soi est remplacée par la femme intemporelle à l’image de la femme oiseau. Cette ancienne représentation de la sirène symbolisait autrefois l’âme des morts qui tourmentaient les vivants pour finalement leur apporter l’apaisement. La narratrice s’identifie elle-même à Ulysse mais à la différence de celui-ci, elle ne désire pas s’éloigner mais recherche au contraire le tourment des sirènes, pour le retranscrire en le magnifiant afin de donner à la mort la plus belle des sépultures.

Bibliographie :

Djebar Assia 2002, La femme sans sépulture. Paris : Albin Michel.

Green André 2007, Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Les éditions de minuit.

Kohut Heinz, 1986, Form and Transformation of Narcissism. In: Morrison Andrew, Essential papers on Narcissism, New York: New York University Press, 61-89.