Décès de Michel Lapeyre

Michel Lapeyre aura été pour beaucoup quelqu'un de très important. Sa
disparition signifie une page qui se tourne, dans un grand moment de
solitude pour nous. Il aurait certainement pensé que l'important est celle
qui s'ouvre. Nous sommes d'ores et déjà dans le temps de son héritage. Qu'en
ferons-nous?

En 1990, je commençai à fréquenter les amphis de l'université du Mirail et
écoutai son ami Marie-Jean Sauret qui nous introduisait de manière
fulgurante à l'importance de l'équivoque en psychanalyse, en somme les clefs
du signifiant. Puis l'année suivante, j'écoutai pour la première fois les
enseignements de Michel Lapeyre. Celui-ci déployait une telle énergie et une
telle constance dans sa tâche; son style était sans concession et engagé; et
il n'hésitait pas à racler les fonds du discours avec son penchant bien à
lui à revisiter sans cesse ce qu'il avait ouvert: le nouveau était toujours
déjà là, à porter de mains. C'était le temps de "l'au-delà de l'Oedipe" dont
il nous laisse des écrits (là était l'effet accélérateur de Michel Lapeyre:
à peine nous introduisions-nous à quelque chose que nous étions transportés
au-delà!).
Nous étions quelques uns à nous dire que nous rencontrions là quelque chose
qui en valait la peine; et nous commencions à nous sentir moins perdus. Les
enseignements de Michel Lapeyre auront aussi accompagné... des amitiés! Plus
tard, nous l'écoutions dans ses réflexions sur la création et la féminité.
Je me dis aujourd'hui que ce qui sensibilisait peut-être autant les
étudiants, c'était autant son savoir... que sa jeunesse d'esprit et de cœur.
Il était un homme à la page, résolument!

Homme de lettres, il a su représenter la psychanalyse dans ce qu'elle a de
plus subversif en donnant tout son sens à ce que peut signifier: ne pas
céder sur son désir... car du désir, il en avait! Il était autant homme de
discours que d'acte. Il fut en définitive pour beaucoup le catalyseur ou/et
la confirmation de la rencontre de chacun avec soi-même.

Pour moi, Michel Lapeyre était un véritable passeur entre Freud et Lacan.
Ainsi, il remettait sans cesse en lien les avancées lacaniennes les plus
abouties avec les origines de la psychanalyse. Espérons que la communauté
analytique lui en rendra hommage à sa juste mesure. Car c'était un homme
exceptionnel mais en définitive discret. Je lui dois beaucoup. Notre dette
envers lui est énorme.

En pensant à Michel Lapeyre, je pense aussi beaucoup à l'homme de
l'université qui a sensibilisé, enseigné, formé, soutenu tant d'étudiants.
J'en suis un parmi tant d'autres. La psychanalyse à l'université, cela ne
lui faisait pas peur, la "masse" des étudiants non plus! Je voudrais dire à
ses proches que l'aspect laborieux de son travail, sa formidable énergie de
travail, a eu un impact considérable. Michel Lapeyre était un utopiste
éclairé; je veux dire qu'il savait nous conduire au delà (et en deçà) de la
lourdeur impitoyable de notre monde actuel sans nous leurrer sur la réalité.
Pour moi, c'était un de ces psychanalystes pour lequel la formule "rejoindre
la subjectivité de son époque" prenait tout son sens.

Lors de notre dernière rencontre, il y a un peu plus d'un mois, même s'ils
n'étaient pas nouveaux, ses derniers mots m'ont beaucoup touché: "ce que
nous faisons est important et il faut le considérer tel; il faut tenir bon!
Il faut y être!". Plus que la psychanalyse et son savoir je crois pouvoir
dire que Michel Lapeyre aimait avant tout les hommes. Il gagnait là tout le
respect qu'on lui doit.

Nous allons donc poursuivre sans lui sur les chemins de cette "honte de
vivre" qu'il ne cessait de nous mettre devant le nez comme boussole pour la
vie. Considérons qu'en ce qui le concerne, il a su en faire quelque chose...

Bon courage à tous

Wilfried GONTRAN
BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE DE MICHEL LAPEYRE
(établie par Marie-Jean Sauret)

1992 Michel Lapeyre, Lecture critique I. In L’autisme et la psychanalyse. Sous la responsabilité d’André SOUEIX. Toulouse, Séries de la Découverte Freudienne, Vol. VIII, mars 1992. pp, 119-128.

1993 Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret," Le dessin et la cure avec un enfant " in Le Journal des Psychologues, n° 108, pp. 55-58.

1994 Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, "Faire cas du père pour apprendre à s'en passer", Le Journal des Psychologues, n° 120, pp. 34-38.

1993 Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret," Le symptôme et le champ social ", rapport d'activité et projet de l'E.R.U. 153 La Découverte Freudienne, janvier.

1997 Michel Lapeyre, Au-delà du complexe d’Œdipe, Paris, Anthropos.

2000 Michel Lapeyre, Clinique freudienne. Cinq leçons, Paris, Anthropos.

2000 Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, Lacan et le retour à Freud, Toulouse, Editions Milan, 64 pages, I.S.B.N. : 2.7459.0046.3.

2000 Michel Lapeyre, Le complexe d’Œdipe et le complexe de castration, Paris, Anthropos.

2000 Sidi Askofaré, Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, « Sintoma, sexualidad y lazo social : la implicacion de la toxicomania », Revista Analisis, numero special : Saberes y practicas, n° 3, pp. 78-95.

2001 Sidi Askofaré, Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, "The cut", in Huguette Glowinski, Zita Marks, Sara Murphy, A compendiums of lacanian terms, London, Free Association Book, pp. 51-54.

2001 Marie-Jean Sauret, Michel Lapeyre, Sidi Askofaré, "Infantile", in Huguette Glowinski, Zita Marks, Sara Murphy, A compendiums of lacanian terms, London, Free Association Book, pp. 93-100.

2001 Michel Lapeyre, Luis-Fernando Palacio, Marie-Jean Sauret, “ L’intérêt politique de la présence de la psychanalyse dans le monde ”, L’Odyssée lacanienne, Rio de Janeiro, 10-15 avril.

2003 Michel Lapeyre, « L’inquiétant et le capitalisme », L’inquiétant, Psychanalyse et recherches universitaires (PERU), Rennes, PUR (Presses universitaires de Rennes), Clinique psychanalytique et psychopathologie, 2003, p. 29-33.

2003 Michel Lapeyre, « … Toulouse, 21 septembre 2001 », Les Traumas psychiques, textes réunis par Michèle Bompard-Porte, Paris, L’Harmattan, Espace théorique, 2003, p. 107-127.

2003 Michel Lapeyre, Isabelle Morin, Le féminin, principe de séparation et de vivant, Paris, APJL.

2003 Michel Lapeyre, Sidi Askofaré, Marie-Jean Sauret, "L’inquiétant et le capitalisme", in L’inquiétant, Rennes, PUR, collection Clinique Psychanalytique et Psychopathologie, pp. 29-333, ISBN 2-86847-793-3.

2003 Sidi Askofaré, Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, "Enjeux scientifiques, politiques et éthiques d’une théorie du singulier", in Marie-Claude Mietkiewicz et Sylvain Bouyer, Où en est la psychologie clinique ?, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 189-201.

2003 Michel Lapeyre, « Les métiers de la médiation culturelle », 11 et 12 décembre 2003, IUT Michel de Montaigne, université Bordeaux 3. Atelier 4 : « Art et culture : comment préserver la démarche artistique ? ». Exposé : « La culture & l’art : en cinq actes ».

2003 Michel Lapeyre, Laetitia Jodeau, « Faut-il réduire la psychanalyse à la biologie ou promouvoir une biologie qui ne se moquerait pas du savoir freudien ? »,.IXe colloque de PERU, 24 et 25 janvier 2004, Paris, hôpital Sainte-Anne, « L’imprévisible », publié dans les acres.

2005 Marie-Jean Sauret, Michel Lapeyre) “ La psychanalyse avec la science ”, dossier : “ Soigner, enseigner, évaluer ? ”, Cliniques Méditerranéennes, n° 71, pp. 143-168.

2007 Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, « Autisme et institution », CAMPS, Polynésie française, Papeete, Tahiti, 1er-7 aout 2007, publication interne.
2008 : Michel Lapeyre, Marie-Jean Sauret, « Psychanalise com a ciéncia », Tempo psicanalitico, n° 2, vol. 40, pp. 273-306. Indexaçào : INDEX PSI, LILACS/BIREME, PsycINFO. Avaliaçao QUALIS Nacional A.

Texte de Pierre Bruno en homage à Michel Lapeyre dans l'Humanité



Du lien social subverti par la psychanalyse
Pierre Bruno psychanalyste

L’Humanité a rendu compte dans son édition du vendredi 30octobre du décès de Michel Lapeyre, psychanalyste à Toulouse, ex-maître de conférences à l’université Toulouse-Le Mirail, militant communiste et auteur de nombreux articles et ouvrages de psychanalyse (1). En 2009, il tenait encore à Albi un séminaire très suivi, dont le titre est une citation de Lacan  : « Chaque individu est un prolétaire ». Son parcours a été celui d’un psychanalyste attentif, dans sa pratique comme dans ses écrits, à ne pas édulcorer, en la médicalisant ou en la psychologisant, la découverte freudienne. Dans ses choix associatifs, de l’École de la cause freudienne à l’Association de psychanalyse Jacques Lacan, en passant par les Forums du champ lacanien, il a toujours fait primer une considération  : une association de psychanalyse doit fonctionner de telle sorte que le rapport de chaque associé (analysant, analyste ou autre) au désir de l’analyste puisse être découvert et préservé. Les lignes qui vont suivre lui sont dédiées, à lui qui fut un si grand lecteur.

La cure psychanalytique a beaucoup changé depuis Freud, tout en restant la même. Je m’explique  : elle a beaucoup changé à cause de sa longueur accrue (mais rappelons-nous que Freud voyait ses analysants 5 fois par semaine, soit beaucoup plus fréquemment)  ; elle a surtout changé parce que la fin de la cure est devenue un problème prioritaire (alors que ce problème n’a vraiment été posé par Freud que tardivement) et que la définition de cette fin, grâce à Lacan, est nouvelle. Elle ne correspond plus au moment où l’analysant pense pouvoir se passer de son analyste (ce qui est un critère de guérison), mais au moment où un analysant accepte de pouvoir manquer à son analyste (ce qui est un critère de mutation subjective). Disons autrement qu’au moment où un sujet a fait les tours suffisants pour savoir ce qui l’a déterminé, il se heurte au bord de ce savoir, à partir de quoi il n’est plus réduit, mais soustrait, à ce qui l’a déterminé. Cela étant, quand on lit les comptes rendus cliniques de cas par Freud (de Dora à l’Homme aux loups), on est quelquefois stupéfait de constater que tout y est déjà présent des errements, ratés et marges du sexe dans le rapport infiniment problématique du sujet aux autres êtres parlants.

Une des critiques qui continuent à traîner concernant la psychanalyse vise le fait qu’elle serait repliée sur l’individu. C’est une niaiserie à base d’ignorance. Le mieux pour y répliquer est de citer une phrase déjà ancienne (1956) de Lacan  : « La satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est-à-dire de tous ceux qu’elle s’associe dans une œuvre humaine. » C’est souligner que la conclusion d’une cure n’est ni dans la restauration de l’ego, ni dans une sculpture de soi, mais dans une capacité acquise du sujet au consentement que l’autre soit un sujet au même titre que lui, c’est-à-dire pas un semblable (base du communautarisme, voire du racisme) mais un dissemblable. Ce qui est donc à l’œuvre dans une psychanalyse, c’est la subversion du lien social. Ajoutons que, pour y atteindre, ce n’est pas par l’individu que ça passe, mais par l’intime (heimlich, disait Freud) mettant à l’épreuve l’Unheimlich effrayant pour surmonter la peur de vivre. Ces lignes, sans nul doute, Michel Lapeyre les aurait signées. Il avait l’idée, et c’est le plus précieux de ce qu’il nous a légué, que l’être humain est un associé et que le choix lui incombe de savoir pourquoi il s’associe.

(1) Lire Au-delà du complexe d’Œdipe, Éditions Anthropos, 1997.

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La disparition de Michel Lapeyre, sa mort laisse ceux d’entre nous qui l’ont côtoyé et aimé désemparés, orphelins de sa personne, mais non de sa présence, qui nous reste. Sa présence porte au-delà puisqu’il continue pour nous, à travers son adresse à tous ceux qui l’ont à un moment ou un autre entendu s’élever et prendre la parole, à dire la fureur qui animait l’homme calme et discret que, par ailleurs, il était aussi. De l’ami, c’est son calme et sa discrétion que je retiendrai. De l’universitaire, c’est le mordant de ses partis pris et l’étendue d’un savoir qui aurait pu être encyclopédique s’il ne s’était appliqué à toujours ouvrir ce savoir ou empêcher qu’il se referme. Du psychanalyste, c’est le tact et son style, sa façon toute à lui d’accueillir l’autre et de lui faire sa place.
Michel Lapeyre était de ceux qui pensent que la psychanalyse d’après Lacan, mais pas sans Freud, n’est pas finie, qu’elle reste en sa subversion toujours actuelle et qu’elle est peut-être la seule discipline qui puisse permettre de déjouer les tours et les détours de l’Individu ou du Moi dont Lacan disait qu’il n’allait pas sans le qualificatif « fort ». Soucieux de notre modernité, en homme de son temps, Michel Lapeyre a conduit plus d’un d’entre nous, ses étudiants mais aussi beaucoup d’autres à se frotter et se hisser à la rugosité d’un savoir qu’il savait précieux.
Michel Lapeyre avait cette fermeté-là et c’est ce que pour ma part j’entends garder.

Balbino Bautista, Toulouse, le 2009-11-05
Wilfried Gontran, Pierre Bruno, Balbino Bautista