Décès de Joyce McDougall

Elisabeth Roudinesco
pour "Le monde"
Mondialement connue, la psychanalyste Joyce McDougall, née Hilary Joyce Carrington, est morte à Londres le mercredi 24 août. Née en Nouvelle Zélande, le 26 avril 1920, dans une famille de commerçants aisés issus de l'immigration anglaise, elle fut très tôt sensible aux différences et aux inégalités au sein d'une culture encore très coloniale.

C'est à travers la lecture du Livre du ça de Georg Groddeck qu'elle découvrit la psychanalyse, ce qui la conduisit à poursuivre des études de psychologie. Après avoir épousé Jimmy McDougall, dont elle conservera le patronyme toute sa vie, elle se rendit à Londres où elle reçut sa formation clinique. Trois ans plus tard, elle s'installa en France et intégra la Société psychanalytique de Paris sans changer de nationalité.

Au fil des années, elle deviendra une clinicienne célèbre pour son talent et sa manière de mener des cures avec une finesse inouïe puis de publier des cas, toujours en accord avec ses patients. Comme le grand psychanalyste américain Robert Stoller, qui était son ami, elle s'orienta vers une compréhension novatrice des sexualités dites "déviantes" à une époque où la communauté psychanalytique méprisait les homosexuels au point de leur interdire de devenir des praticiens.

Dans un livre admirable, publié en 1978, Plaidoyer pour une certaine anormalité (Gallimard), elle aura le courage de dénoncer ce qu'elle appelait la "normopathie" (pathologie de la norme) en vigueur chez ses collègues et de montrer que ceux que l'on qualifiait de pervers pouvaient aussi être à l'origine d'une véritable créativité pour la psychanalyse.

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La Société Psychanalytique de Paris a la grande tristesse de vous annoncer le décès, survenu le 24 août 2011, de

Joyce Mc DOUGALL

Joyce Mac Dougall fut membre Titulaire formateur, puis membre d'Honneur de la SPP.

Psychanalyste internationalement connue, elle a publié de nombreux ouvrages, nous faisant partager une expérience clinique exceptionnelle.

Ses obsèques auront lieu le 2 septembre 2011, à Londres.

Les membres de la SPP s'associent à la perte de sa famille et de ses proches.

Société Psychanalytique de Paris.
http://www.spp.asso.fr/

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Hommage à Joyce McDougall
Hommage à Joyce McDougall

Depuis quelques années, elle s’était comme éclipsée de la scène analytique, mais l’annonce de sa disparition fait renaître l’image lumineuse de Joyce McDougall, avec tout l’éclat qui a fait de son parcours psychanalytique la trajectoire d’une étoile de première grandeur.
Venue de son île lointaine des Antipodes en 1949, elle était arrivée à Paris en 1952 en passant par Londres. Une exilée donc ; ce qui la faisait se sentir partout « chez elle », toujours prête à explorer des espaces nouveaux.
Sa première formation à l’institut de la British Society, allait être interrompue au bout de trois ans par la nomination de son premier mari à Paris. A Londres, c’était le moment où les conflits institutionnels, après les célèbres « Controverses », se trouvaient inscrits dans le clivage des trois groupes, se partageant tant bien que mal la formation des étudiants. Joyce appartint au middle group, comme Winnicott, son modèle.
Son insatiable curiosité, peut-être aussi son insoumission de jeune femme issue d’un pays de pionniers, la poussèrent à refuser les clivages établis pour profiter du riche ensemble clinique et théorique qu’offrait, à travers les rivalités, la formation britannique. Déjà, comme Winnicott, elle voulait le dialogue.
Elle débarqua à Paris en 1953, munie d’une lettre d’introduction d’Anna Freud pour Marie Bonaparte, et se trouva engagée aussitôt, en même temps que dans l’amélioration de son français, dans un deuxième cursus. C’était le moment même où faisait rage le conflit qui allait déboucher sur la première scission du mouvement psychanalytique français. Joyce fit partie de ces étudiants qui eurent à choisir leur camp, et elle choisit de rester à la SPP à cause de son analyste, et de son estime profonde pour Bouvet, et malgré son admiration pour Lacan dont elle continuera de suivre le séminaire.
Cette nouvelle expérience des conflits surgissant dans le champ institutionnel n’a pu que renforcer en elle la méfiance à l’égard de leurs motivations véritables, plus liées à des enjeux narcissiques de pouvoir qu’aux divergences théoriques affichées. Elle éclaire aussi sa répugnance à l’égard des systèmes théoriques dogmatiques, si propices à l’aliénation groupale, et à un usage défensif face aux difficultés contre-transférentielles de la pratique. Sans doute est-ce la solidité de sa formation clinique, s’étayant sur un pragmatisme anglo-saxon foncier, qui lui a fait considérer le champ théorique sous un angle directement fonctionnel, lui permettant ainsi une ouverture permanente sur un pluralisme qui ne pouvait menacer son identité d’analyste. Elle aurait pu faire sienne la description que Lévi-Strauss a donné du bricolage théorique, dans la mesure où la liberté de ses emprunts allait de pair avec sa propre inventivité clinico-théorique.
D’emblée, Joyce McDougall a voulu utiliser ses liens avec la British Society pour inviter à Paris ses analystes les plus réputés, jouant ainsi un rôle-charnière entre Londres et Paris. Très vite, elle a participé activement à la vie scientifique pluraliste de son groupe, et à l’élaboration et la mise en œuvre des réformes du cursus de l’Institut de Paris, qui ont contribué à la définition d’un « french model » de la formation, et à sa reconnaissance récente par l’API.
A un regard rétrospectif, la rencontre de Joyce McDougall, habitée par la conviction intime de sa vocation, avec la double institution analytique où elle allait devoir se former, paraît recéler une valeur presque destinale : une conjoncture exceptionnelle l’a jetée au cœur de deux cultures analytiques, chacune vivant un moment-clef de son histoire. D’emblée Joyce a du relever l’enjeu subjectif d’avoir à intégrer en elle les facettes diverses et complexes de ces crises. Simultanément, elle s’est trouvée en position de médiatrice sur le terrain inter-analytique. C’est un rôle que ses qualités multiples appelait, et que, tout en affirmant sa propre position, elle tiendra à merveille sur le théâtre psychanalytique, aussi bien parisien que britannique, puis international.
Ce terme de théâtre s’impose tout naturellement puisque Joyce a d’emblée regardé la tragi-comédie institutionnelle comme relevant du théâtre, et qu’elle a donné au théâtre une place centrale dans son œuvre, place qu’elle a reliée aux souvenirs d’enfance des représentations montées par son pater, ainsi qu’on nommait son grand-père paternel.
Qui pourrait dire ce que l’épanouissement de sa recherche psychanalytique aura du à cette conjoncture initiale ? Le défi à relever exigeait certes un talent d’analyste, très tôt reconnu par tous ; mais il fallait aussi la générosité, l’énergie, le charme de la femme qu’elle était.
Le premier livre, signé avec S. Levovici, « Dialogue avec Sammy » illustre sa manière de relever les défis. On connaît les circonstances dans lesquelles la jeune analyste anglophone s’engagea, sur la demande de Serge Lebovici, qui en assura la supervision, dans une cure à cinq séances hebdomadaires avec un jeune garçon psychotique. Je rappellerai seulement que le livre doit une part de son relief au fait que Sammy, se faisant le dictateur de son analyste, exigeait qu’elle écrive, sous sa dictée, ce qui allait constituer une part essentielle du matériel des séances rapportées. Joyce a fait valoir que Sammy a su utiliser l’inexpérience même de son analyste ; mais son propre talent a été, complémentairement, de se laisser utiliser ainsi. Le livre fut également publié en anglais avec une contribution de Winnicott : Joyce rapprochait ainsi les deux rives de la Manche !
Ce n’est pas en tant qu’analyste d’enfants que Joyce, dans les trente années suivantes, allait déployer la palette de ses recherches, même si la relation à l’objet primaire a été la toile de fond de sa réflexion. Ses articles ont d’abord paru dans des ouvrages collectifs, ou dans des revues diverses, surtout la RFP et la NRP. Ses livres seront constitués par la reprise de ses articles les plus réussis, et je ne peux qu’en rappeler les titres : « Plaidoyer pour une certaine anormalité » (1978), « Théâtre du Je » (1982), « Théâtre du corps » (1989), et « Eros aux mille et un visages » (1992).
Pour une ressaisie attentive et perspicace de leurs contenus et enjeux, je renvoie à l’excellent petit livre de Ruth Menahem sur Joyce et son œuvre (PUF). Quels que soient leurs thèmes, la présence subjective de l’auteur et la fluidité de son style font de leur lecture un bonheur constant. Leur unité profonde découle peut-être de la consistance de leur assise clinique : avant tout, ils restituent, avec une sorte d’évidence, l’intimité de la situation analytique. Le lecteur se sent en prise directe avec la séance et il s’identifie profondément aux deux protagonistes. La qualité de l’évocation découle, pour une bonne part, de la référence fréquente à l’implication de l’analyste. L’auteur fait état de ses mouvements contre-transférentiels, avec une pointe d’humour qui enlève à leur évocation toute trace de pathos, pour faire mieux ressentir le radical de jeu fondateur de la méthode. La métaphore théâtrale qui sous-tend le modèle métapsychologique de Joyce étaye aussi le montage narratif savant qui rend compte de la dynamique processuelle.
Toutes les descriptions théorico-cliniques de Joyce McDougall sont issues d’une pratique psychanalytique de clientèle privée ; tous ses patients, depuis les névrosés ordinaires, les analystes en formation ou en tranche, jusqu’à ces cas si spectaculaires qu’elle a décrits, sont des demandeurs, d’emblée engagés dans une relation de transfert face à laquelle la mobilisation contre-transférentielle est nécessairement en cause. C’est un point auquel Joyce McDougall attache une importance cruciale, et qui intervient dans ses discussions avec les positions de l’IPSO. Pour elle, la singularité du lien transféro-contre-transférentiel semble exclure à priori la visée d’une véritable objectivation. Le paradoxe sera qu’elle créera des « portraits », comme le normopathe, l’addictif, l’anti-analysant en analyse, le désaffecté, etc., si remarquables dans leur typicité qu’ils deviendront de véritables « entités cliniques ».
Mais cette contradiction est celle de la Psychanalyse, et Joyce l’a résolue à sa façon. Son audace l’a poussée à s’engager dans des situations-limites de l’analysabilité, et ses tentatives de mise en sens ne pouvaient témoigner de l’extension de l’interprétable, qu’en suspendant la considération de l’équation personnelle de l’analyste pour faire sa place à un registre objectivant, plus transmissible. Il reste que les thèmes qui ont nourri son inspiration - la sexualité féminine et la féminité, les néo-sexualités, les psycho-somatoses, les états-limites, les addictions, etc. - tiennent maintenant une place majeure dans les préoccupations de la pratique moderne.
Le « personnage » de Joyce reflétait les qualités presque contradictoires à l’œuvre dans le « théâtre de son Je » ; ce dont elle savait jouer : rébellion contre les normes rigides, mais respect des principes ; fermeté du jugement mais fantaisie de la créativité ; humour tendre et ironie féroce ; féminité affirmée et douceur maternelle : l’Eros aux mille-et-un visages !
Ceux qui ont été ses analysants se souviennent d’une présence détendue et concentrée, propice au jeu, et d’interventions glissées dans le vif de l’échange, mais directes, incisives, lumineuses. Ceux qui ont été ses amis se rappellent, avec nostalgie, l’hôtesse qu’elle devenait dans la maison de campagne où, avec Sidney Stewart, son second mari, elle recevait avec une incomparable générosité.
Jean-Luc Donnet
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Joyce McDougall n’est plus…
Telle qu’en elle-même enfin, l’éternité la change…
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Joyce McDougall n’est plus… Figure mondiale originale et remarquable de la psychanalyse contemporaine, elle qui aimait tant la vie, elle l’a quittée après 91 années d’existence et d’aventures, de créativité et de dégustation… Elle venait de l’autre bout du monde, la Nouvelle-Zélande, ce pays exotique, haut en couleurs, en bruit et en force vitale, qui lui avait certainement transmis ce goût de la fête et de l’audace pionnière qui la caractérisaient. Joyce était très festive, et ce n’était pas chez elle quelque chose de superficiel, mais de très profond.

Dès le départ, ses parents lui avaient donné comme talisman ce prénom, Joyce, la Joie. Coïncidence, le père de la psychanalyse, son nom Freud s’apparente aussi en allemand à la Joie, mais contrairement à lui, elle s’en glorifiait souvent, elle se disait très joyeuse, malgré toutes les difficultés et obstacles ou souffrances qu’elle pouvait rencontrer sur sa route. Jamais son humour ne l’abandonnait, tous ses propos en étaient empreints. « Mes trois amours, disait-elle en riant, c’est le vin, le chocolat et les hommes ». Elle avait toujours en mémoire (on se demandait d’où elle les sortait !) une profusion d’histoires drôles, souvent très crues, parfois en lien avec la psychanalyse mais pas toujours, qu’elle adorait raconter à la fin des dîners d’amis avec son accent inimitable dont elle savait si bien jouer pour toucher le cœur de ses auditeurs.

Belle, élégante et sexy, cette femme, fidèle en amitié comme en amour, était restée humble et lucide, malgré sa notoriété et ses succès. « Rappelons-nous, a-t-elle écrit, que nous sommes tous des survivants psychiques et que notre travail d’analyste nous confirme chaque jour qu’il nous a fallu, nous aussi, nous construire des compromis pour faire face à nos propres traumatismes psychiques ».

La première fois que je l’ai vue, c’était à la fin des années 1970, sur la scène d’une salle de conférences, qui faisait davantage penser à un théâtre d’ailleurs. Des psychanalystes de diverses écoles devaient tour à tour improviser devant nous in vivo la supervision d’un autre analyste présentant un de ses propres cas. Je fus littéralement ébloui par sa performance, car je ne pouvais appeler autrement cette « démonstration ». Stupéfiante d’aise et de spontanéité, elle m’apparut comme une “virtuose de l’interprétation”, une sorte de “magicienne”. Et je décidais sur le champ de lui faire une demande de supervision, car mes précédents superviseurs ne m’avaient pas habitué à pareille jonglerie.

Bien heureusement, je m’aperçus plus tard que ce jour-là Joyce avait surtout utilisé ses aptitudes théâtrales incontestables (héritées sans doute de son grand-père théâtreux) et… son sens clinique. Pendant les cinq années où je fus en supervision avec elle, elle m’apparut alors plutôt comme une psychanalyste “virtuose du lien”, son art de l’interprétation n’en étant qu’une retombée éventuelle et secondaire.

Le paradoxe de Joyce, tel que j’ai cru le comprendre finalement à travers nombre d’échanges amicaux que nous avons eus dans les années 90 et suivantes, c’est celui-ci : Elle croyait au pouvoir de ses interprétations à travers ses théories, ce n’était pas là pourtant que se situait l’efficience de sa pratique analytique, mais dans les déplacements psychiques plus ou moins inconscients qu’elle provoquait par sa seule présence déjà et ensuite par l’humanisme et la profondeur des liens qu’elle entretenait avec ses analysands.

Loin de toute orthodoxie, ne craignant pas d’emprunter à des sources diverses et d’innover elle-même, Joyce se sentait proche cliniquement de Winnicott, mais elle penchait vers Lacan, qu’elle trouvait très brillant sur le plan intellectuel et théorique. Un jour, alors qu’elle lui demandait pourquoi il pratiquait des séances à durée variable et surtout courtes, il lui répondit : « Pour que l’analysant ne s’habitue pas, qu’il reste dans une insécurité et ne soit pas à son aise ». Voilà qui allait à l’encontre même de sa sensibilité et de son éthique et qu’elle réprouva totalement.

Elle avait chevillé en elle le souci de l’autre et se montrait toujours et surtout très attentive et ouverte, acceptant (et non seulement tolérant) toutes les différences d’origine, d’orientation, d’appartenance ou d’opinion. Bien sûr, juif pied-noir immigré, toujours entre deux cultures, deux écoles, deux théories, je ne pouvais que me trouver en affinité avec son parcours et sa personne. Mais électron libre, analyste atypique et parfois transgressif, j’aurais pu m’attendre à certains préjugés et réticences dans son accueil : Elle était trop généreuse pour cela !

Bien plus tard, alors que j’étais encore dans le brouillon de mon premier livre, elle sut me prodiguer un soutien précieux. Quand ce livre fut d’abord refusé par vingt-et-un éditeurs, elle trouva cela paradoxalement de bon augure et elle m’encouragea à persévérer et à faire front contre vents et marées. Elle était rompue à cela, elle avait appris à tenir bon et à ne pas céder. Telle fut la grande leçon que je reçus de cette très grande dame, qui n’hésita pas à faire ensuite la préface de mon second livre. Je lui en ai gardé une infinie reconnaissance.

Joyce McDougall n’est plus… Mais elle nous laisse un souvenir impérissable, la trace d’un trajet exemplaire et une œuvre riche et féconde à méditer, à approfondir et à poursuivre…

Alain Amselek

E. Roudinesco/jean-luc Donnet/ SPP/ Alain Amselek