décès de Jean Bollack

Jean Bollack

L’insistance de Jean Bollack (1923-2012)

Geneviève Morel

Toutes les semaines, dans les années 90, dans le train Paris-Lille ou Lille-Paris, je voyageais dans le même compartiment qu’une dame qui travaillait, penchée sur des textes anciens. Je venais de lire La naissance d’Œdipe, de Jean Bollack, qui est de loin l’ouvrage le plus éclairant que j’aie jamais lu non seulement sur Œdipe Roi de Sophocle mais aussi sur le traitement complexe qu’a fait subir, à cette tragédie, la postérité y compris freudienne. Je savais que l’auteur de cet ouvrage si lucide travaillait à l’Université de Lille avec sa femme, elle aussi philologue. Mue par une impulsion qui me sembla osée, je demandai un jour à ma voisine si elle n’était pas Mayotte Bollack. Ainsi commença une amitié ininterrompue avec Mayotte et Jean Bollack. Amitié et aussi série continue d’échanges de travail, sur la psychanalyse, la tragédie, le suicide, la lecture, la poésie, la politique, la philosophie, l’amour… à Paris, Lille, Rome, Venise, Cerisy, Karlsruhe…
Au moment où disparaît quelqu’un de cher, remonte une foule de souvenirs désordonnés qui attriste et réchauffe le cœur en même temps, parce qu’on sait que c’est fini pour toujours mais qu’on se réjouit d’autant plus que cela ait pu exister. Une discussion serrée sur L’éthique de Lacan chez lui un dimanche d’hiver lorsqu’il préparait sa magnifique Antigone ; Jean expliquant patiemment le forum à de jeunes enfants ou en train de nous montrer des visages de pierre au musée, à Rome, tout en nous disant, en riant, que les expressions des politiciens n’avaient pas changé depuis l’Antiquité ; Jean Bollack lisant l’Electre de Sophocle au festival d’Avignon, entre Jeanne Balibar et Denis Podalydès ; un débat à la Maison des écrivains sur les Bacchantes et Dionysos, sans oublier toutes les discussions passionnées sur l’œuvre de Freud, ainsi le Moïse dont il a tiré un article magnifique il y a peu ; Jean décrivant l’ambiance au lycée de Bâle dans sa jeunesse, parlant de l’ENS où il était avec Derrida et Celan, ou en train de commenter à table, avec inquiétude, la politique au Moyen-Orient ; Jean évoquant les lettres de Freud à ses enfants ou sa stratégie amoureuse dans sa correspondance avec sa fiancée Martha Bernays, nièce de Jacob Bernays, le philologue sur lequel il a écrit un ouvrage important. L’audience, si attentive au colloque La lecture insistante organisé autour de son œuvre à Cerisy en 2009, où il commentait un à un tous les textes des participants, qu’il avait lus dans le détail, et où il nous avait demandé à chacun de parler de nos recherches pour que le colloque soit un véritable atelier de travail. On y mesurait d’ailleurs la variété et l’ampleur de ses intérêts ainsi que le nombre de ses disciples partout dans le monde.
Jean Bollack passait pour intransigeant à cause de son exigence de restitution du sens, qu’il a expliquée d’une façon très accessible dans Sens contre sens. Comment lit-on ? Ses positions rigoureuses choquaient à une époque où le relativisme est roi. Mais si des psychanalystes peuvent comprendre le cri de révolte de leurs contemporains névrosés lorsqu’on leur dénie la maîtrise du choix absolu entre tous les possibles, ils sont bien placés aussi pour savoir que « l’interprétation n’est pas ouverte à tous les sens », comme le disait Lacan. Et Jean Bollack ne disait pas autre chose et l’appliquait à la lecture de textes tant anciens que contemporains. Au fond, même si le discours d’un analysant n’est pas un texte grec, il doit être déchiffré, et l’intelligence du texte, la méthode de Jean Bollack m’ont beaucoup appris. Jean Bollack s’intéressait à la psychanalyse, comme à une discipline de l’interprétation, comme génératrice de grands mythes (Œdipe, Antigone, Totem et tabou, Moïse). Freud et sa vie l’interrogeaient constamment : son athéisme et son judaïsme, son insertion dans la société viennoise, sa pensée sur le nazisme. L’histoire française de la psychanalyse, celle de ses scissions et courants, ainsi que sa politique, le passionnait aussi et il voulait savoir ce qu’en pensaient ses praticiens, qui l’avaient vécue de l’intérieur.
Je me suis souvent interrogée sur la façon très particulière dont Jean Bollack prenait congé, se levant et partant vite, avec un grand sourire et un geste d’amitié. Cela venait-il du théâtre et de la mise en scène qu’il pratiquait aussi ? Je penchais plutôt pour une incarnation réelle de la séparation dans ce qu’elle a d’inéluctable et d’absolu. Son départ, si imprévu pour tous ceux auxquels il parlait de ses nombreux projets, aura donné consistance à cette interprétation.

Travaux de Jean Bollack publiés dans la revue Savoirs et Clinique et dans les Carnets de Lille (bibliographie complète de son œuvre sur le site http://www.jeanbollack.fr) :

Savoirs et clinique. Revue de psychanalyse, Érès

N°  2, Premières amours, mars 2003, « Paul Celan : les enjeux d'une actualité », p. 69-77.
N°  5, Mourir...un peu...beaucoup, octobre 2004, «  La mort au début (Euripide, Hippolyte porte-couronnes) », p. 49-62.
N°  6, Transferts littéraires, octobre 2005, «  Celan lit Freud », p. 13-35.
N°  8,  L'écriture et l'extase, octobre 2007, «  Sortir de ce monde - Homère, l'aède, Ulysse », p. 189-194. 
N° 15, Dessins de Lettres, mars 2012, « Une fiction anthropologique », p. 177-193.
 
Carnets de Lille n° 5, 2000, 
(Débat sur Antigone) : « Le règne du délire - Étéocle comme Polynice »

Clinique du suicide, dir. Geneviève Morel (Érès, 2002)
« L'amour-suicide ou les morts de Déjanire - Les Trachiniennes de Sophocle , p. 221-230

Freud 150, Immer noch Unbehagen in der Kultur ?, dir. Franz Kaltenbeck et Peter Weibel, décembre 2006, ZKM, Karlsruhe
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Il était sûrement un des esprits les plus pénétrants de son époque. Il laisse un héritage intellectuel et affectif considérable. Jean Bollack est mort mardi 4 décembre à Paris d'une hémorragie cérébrale à l'âge de quatre-vingt neuf ans.

Né le 15 mars 1923 à Strasbourg dans une famille juive alsacienne, il reçut sa formation à Bâle où la chance voulut qu'il pût bénéficier de l'enseignement tant de Peter Von der Mühl, le spécialiste d'Homère élève de Wilamowitz, son premier maître en philologie grecque, que d'Albert Béguin dont les intérêts pour les poètes et romanciers de la Résistance le mirent d'emblée en contact avec la littérature de son temps.

DOUBLE FORMATION

Cette double formation à la fois classique et moderne déterminera l'ensemble de sa carrière : si c'est avant tout comme helléniste que Bollack se fera connaître, son travail sur la poésie du XXe siècle, française autant qu'allemande, n'en est pas moins d'une très grande ampleur. C'est au reste à partir de ce carrefour franco-allemand qu'il faut envisager son œuvre. Par l'Allemagne, Bollack est l'héritier tant de la plus grande tradition de la philologie classique que de la tradition herméneutique pour laquelle son amitié avec Peter Szondi aviva encore son intérêt.

Par la France – il fut l'élève de Pierre Chantraine, mais aussi de Meillet, de Benveniste et suivit aussi les cours de Gilson et Marrou -, il reçut une formation de grammairien que complétaient ses intérêts pour l'histoire des sciences enseignée par Koyré ou Canguilhem. Sa complicité avec Pierre Bourdieu le rendit aussi très attentif à l'impact des institutions sur les formes de transmission du savoir.

Professeur de littérature et de pensée grecque à l'Université de Lille de 1958 à 1992, il y créa une école de philologie et d'herméneutique dont sont issus des esprits majeurs comme Heinz Wismann, André Laks, Philippe Rousseau ou Pierre Judet de la Combe. Invité à l'Institute for Advanced Studies de Princeton, à l'Université libre de Berlin, à la Faculté des Lettres de Genève, membre du Wissenschaftskolleg berlinois, Bollack prodigua un enseignement dont le rayonnement fut international.

UNE PENSÉE DE LA DIFFÉRENCE

Il distinguait lui-même quatre versants à son œuvre. Le plus important, sans conteste, est le versant helléniste. Son point de départ fut sa thèse sur Empédocle dont, pour la première fois, la vision cosmologique était envisagée comme un système ayant sa clôture et sa logique propres qu'il s'agissait de reconstituer en dépit du caractère fragmentaire de sa transmission. L'étape suivante fut constituée par l'étude, en collaboration avec Heinz Wismann, consacrée à Héraclite (Héraclite et la séparation, Minuit, 1972) dans laquelle est introduite une pensée de la différence qui donne un sens neuf au problème philosophique de l'identité. Quatre volumes de son édition d'Œdipe Roi de Sophocle (réédités aux presses du Septentrion) constituent l'exemple monumental de sa méthode de philologue.

En 1995, il en tirera dans la collection "Tel" de Gallimard un volume intitulé La Naissance d'Œdipe où, en marge de sa version française, on trouve un ensemble d'études qui recèlent l'une des interprétations les plus novatrices de la " faute " comprise ici comme l'effet du " trop plein " de puissance accordé à la lignée des Labdacides dans le périmètre clos de Thèbes.

D'autres études consacrées à Antigone, à Parménide, aux Bacchantes ainsi qu'un très important volet de Sophocle et d'Euripide - traductions réalisées avec Mayotte, son épouse, elle-même l'auteur d'un ouvrage très remarquable sur La Raison de Lucrèce (Minuit, 1978) -, complètent ce champ d'étude, qui donna lieu à une collaboration fructueuse avec Ariane Mnouchkine. Le deuxième versant est constitué par l'histoire de la philologie et des universités. On mentionnera l'étude consacrée à l'oncle de l'épouse de Freud (Jacob Bernays. Un homme entre deux mondes, presses du Septentrion, 1998).

GÉNÉROSITÉ INTELLECTUELLE

Le troisième versant concerne la théorie littéraire. Proche de Peter Szondi qui influença sans doute aucun son intérêt pour les questions d'herméneutique, Jean Bollack édita ses œuvres chez l'éditeur berlinois Suhrkamp et fit tout, avec le concours de sa femme et d'Heinz Wismann, pour assurer la diffusion en France de cet esprit éclairé et rigoureux entre tous.
Comme Szondi, Jean Bollack fut un proche de Paul Celan auquel il a consacré deux essais essentiels Poésie contre poésie. Celan et la littérature (PUF, 2001) et L'Écrit. Une poétique dans l'œuvre de Celan (PUF, 2003). Celan, sous la plume de Bollack, est essentiellement le poète de la contre-parole, comprenons d'une parole poétique allemande tournée contre l'allemand, ou si l'on préfère le poète d'une réappropriation juive de cette langue. Il n'existe rien de plus en fort en français sur ce poète que ces études.

Sous le titre Au jour le jour doit être publié en février 2013 aux PUF, le journal intellectuel des quinze dernières années de travail de Jean Bollack. Passionnément, celui-ci n'a jamais cessé de se demander ce qu'était un texte et de déterminer les conditions dans lesquelles il devait être lu. À l'opposé de tout romantisme, il ne concevait pas qu'une œuvre pût être autre chose que la récriture d'une autre œuvre, la recomposition d'une composition antérieure qu'elle prolongeait et critiquait en même temps. Redouté par les uns pour son intransigeance, il était en revanche vénéré par tous ceux qui, génération après génération, bénéficièrent de l'immense générosité intellectuelle qui était la sienne. Un peu à l'image du cercle du poète Stefan George jadis, le cercle des amis de Bollack rassemblait un grand nombre des meilleurs esprits que la France littéraire et philosophique compte aujourd'hui.

John E. Jackson, professeur émérite de littérature française à l'Université de Berne - Le Monde

Localisation: Paris