décès d'Anne-Lise Stern

De nombreux témoignages nous sont parvenus après la disparition d’Anne-Lise Stern. Personnage marquant pour une génération à laquelle elle fit découvrir l’importance de l’impact des camps dans la clinique d’aujourd’hui, Anne-Lise Stern la rebelle nous a quitté mais sa voix forte résonnera encore longtemps à nos oreilles.

LLV

Nous apprenons avec tristesse que notre amie Anne-Lise Stern est morte le 6 mai 2013, date anniversaire de la naissance de Freud, dans sa quatre-vingt douzième année. Elle était née à Berlin le 16 juillet 1921 et elle fut prénommée ainsi par son père, Henri Stern, psychiatre freudien et marxiste convaincu qui émigra en France en 1933 puis fut analysé par René Laforgue. Il rejoindra les maquis à Albi puis entrera dans la Résistance. Nommé médecin aux Armées, il effectue ensuite plusieurs visites dans les camps d'extermination. A son retour, il rédigera un étonnant rapport sur le comportement des déportés face à leurs bourreaux.
Arrêtée dans le midi de la France au cours d'une rafle, Anne Lise est déportée à Auschwitz-Birkenau le 13 avril 1944. De là elle est envoyée à Bergen-Belsen puis à Theresienstadt, d'où elle sera libérée pour retourner à Paris le 2 juin 1945.
Analysée par Jacques Lacan, elle entre en 1953 dans l'équipe de Jenny Aubry qu'elle suivra en différents lieux : à la Policlinique du Boulevard Ney, puis à l'Hôpital des Enfants-Malades. Elle sera membre de l'Ecole freudienne de Paris, à la fois rebelle et profondément attachée à la tradition freudienne et à l'enseignement de Jacques Lacan. Entre 1969 et 1972, elle participe à l'expérience du Laboratoire de psychanalyse avec notamment Renaude Gosset et Pierre Alien. En ce lieu très original et sans attaches avec le savoir médical, furent accueillis des patients de toutes origines, quelles que soient leurs moyens financiers…
L'expérience de la déportation marquera tous ses textes et tous ses engagements dont on trouve la trace dans le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse Seuil, 2004, collection "La librairie du XXI éme siècle. Précédé de "Une vie à l'oeuvre" par Nadine Fresco et Martine Leibovici…

Elisabeth Roudinesco

Hommage à Anne-Lise Stern, psychanalyste (1921-2013)
par Franz Kaltenbeck

Anne-Lise Stern a livré à celles et à ceux qui savent lire un savoir indispensable pour regarder l’horizon de la psychanalyse. Un horizon qui n’est pas toujours serein. Lacan y situait trois points : l’Œdipe dans le Symbolique, la société de psychanalyse dans l’Imaginaire et le camp de concentration dans le Réel. C’est aussi grâce à Anne-Lise Stern, qui a été son analysante et son élève, qu’il a reconnu que ce lieu, « facticité réelle, trop réelle » n’a pas disparu de notre perspective dans nuit et brouillard. Ayant dû endurer Auschwitz, Theresienstadt et Bergen-Belsen de 1944 à 1945, Anne-Lise savait de quoi elle parlait quand elle enseignait tant les effets symptomatiques que les signes annonciateurs des camps. Loin de sacraliser la Shoah, elle n’avait pas peur de comparer, dans un de ses textes, publiés dans son grand livre Le savoir-déporté , la condition et le traitement de certains enfants hospitalisés dans l’après-guerre en France à la souffrance des enfants déportés. Des énoncés et comportements tolérés par ses collègues lui paraissaient souvent insupportables quand elle y décelait le langage de la violence refoulée, l’écho des années brunes. Anne-Lise savait entendre et lire comment la Chose parlait après Auschwitz mais elle espérait que son écoute et sa lecture pouvaient prévenir le pire, dans le cadre limité de son acte, l’acte analytique. Le pire, elle dut l’affronter déjà à l’âge de 12 ans, en 1933, quand les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne, forçant sa famille à émigrer en France et, onze ans plus tard, quand la déportation l’arracha à sa famille. Sa vie durant, elle en a extrait un savoir au service de ses analysants et de la psychanalyse.
J’ai rencontré Anne-Lise Stern un an après mon arrivée à Paris, en 1977, rue Notre Dame des Champs chez Suzanne Hommel, qui accueillait Michael Turnheim et moi même, arrivés de Vienne pour devenir psychanalystes. Pendant toutes ces années, Anne-Lise m’a témoigné un mélange de sympathie et de sévérité. Beaucoup plus libre que la plupart de ses pairs, elle ne retenait même pas sa critique quand Lacan présidait une réunion. Anne-Lise, toujours aux aguets face aux abus de la science, alla jusqu’à déranger la conférence d’un neurologue qui faisait part de ses expériences avec des rats en improvisant une performance : elle courut à travers l’auditoire, imitant un rat prisonnier d’un labyrinthe. A l’instar de l’écrivain allemand Hans Wollschläger, la souffrance des animaux de laboratoire lui évoquait celle des êtres humains torturés. Elle avait des idées sur le transfert que je n’ai jamais entendues ailleurs : lorsque, un jour, je me plaignais de mon analyste, elle me rétorqua qu’en tant qu’analysant j’avais une grande responsabilité, celle d’empêcher mon analyste de faire des erreurs. Les analystes seraient trop seuls.
Après la parution de son livre, Le savoir-déporté, Geneviève Morel l’invita à un séminaire de « Savoirs et clinique », à Lille. Un public nombreux s’y est entretenu avec elle de ses textes si frais et surprenants. Deux ans après, en 2006, j’eus l’occasion de l’inviter à un symposium sur Le malaise dans la civilisation à Karlsruhe, pas loin de Mannheim, la ville de son enfance. Dans son intervention, sans doute la plus personnelle et la plus émouvante de cette rencontre, elle évoqua son père et sa mère en Allemagne et elle commenta ainsi l’aporie de sa profession : « peut-on être analyste quand on a été à Auschwitz ? Non ! Peut-on l’être quand on n’y a pas été ? Non ! » J’ai été très heureux de pouvoir lui apporter ses exemplaires du livre qui a été édité avec les exposés de ce symposium .
Depuis l’AVC qui l’a frappée en octobre 2012, je lui ai régulièrement rendu visite à l’hôpital Broca et ensuite à la « Maison des Parents ». Bien qu’elle n’ait prononcé que quelques mots avec moi pendant cette période, elle était très présente et me signifiait quand elle voulait être promenée dans le jardin ou la rue. J’y rencontrais souvent François Régis Dupond-Muzart et Michel Thomé qui s’occupaient d’elle avec une grande assiduité. À chacune de mes visites, je lui apportais un livre. Elle s’emparait de ces livres et les lisait devant moi, ne s’assurant que de temps en temps que j’étais encore là. Jusqu’à la fin, Anne-Lise Stern savait dérouter son visiteur.

Hommage à Anne-Lise Stern - par Annie Staricky

J'apprend aujourd'hui ta mort avec grande tristesse et réalise à quel point tu m'apparaissais comme "immortelle" !
Je veux dire que l'immense valeur de la transmission que nous te devons transcende ta disparition.
J'ai appris de toi comment il était possible de contrer la pulsion de mort dans des situations extrêmes, celles des camps de déportation.
J'ai appris de toi comment il était possible de vivre, de désirer, de parler, de transmettre après cette horreur de la Shoah.
En tant que témoin et psychanalyste, tu m'as enseignée, par ton séminaire-recherche, comment continuer sans cesse à déchiffrer dans notre malaise actuel, les retours dans le réel de cette horreur, et comment il était essentiel de ne pas manquer cette lecture.
J'ai appris de toi, comment des traces de cette horreur de la grande Histoire, reparaissaient souvent dans le symptôme de chaque histoire : en analyse encore à l'époque, j'en ai été subvertie et mon propre symptôme avec.
J'ai aimé ta façon de te situer dans la communauté analytique, après la dissolution de l'EFP en 1980, dans une position d'indépendance qui refusait toute identification à un groupe plutôt qu'à un autre, même si tu choisissais de prendre la parole dans les lieux dont tu partageais l'orientation théorique et clinique. Il est certain que sur la folie des "groupes", au sens de la Massen, tu en connaissais un bout !
Je t'ai toujours écoutée sur le fait que tu disais que Lacan avait inventé l'objet a, pas sans lien, avec ce que tu avais pu lui transmettre de cette expérience extrême, rencontrée par toi dans ton histoire, d'être réduite à un déchet réel. Je t'ai écoutée avec respect, sur ce point, même si la douleur d'être réduit par l'Autre à être l'objet de sa jouissance, est une constante de chaque histoire.
J'ai appris de toi : par tes textes, par ton livre, Le Savoir Déporté, par nos rencontres passionnantes dans les cafés de Montparnasse, avec les amis, Suzanne Hommel, Jean Guir, Patrick Valas .... entre autres. J'aimais aussi partager ces moments de complicité quand nous parlions ensemble de Lacan et de la singularité de nos parcours respectifs avec lui.
Je suis heureuse d'avoir pu déjeuner une dernière fois avec toi l'été dernier, grâce à une chaleureuse invitation de Françoise et Jean-Jacques Gorog.
Merci pour tout, chère Anne-Lise.

Anne Lise, deux histoires des années 70.Alain Julienne

Nous partions à la campagne, dans un ancien relai de chasse en Sologne au milieu des bois loué par le frère de Pierre Alien. Il faisait très froid, nous avions quitté Paris dans la nuit. Nous, les gens du Grenier, du labo, plus d’autres, nous devions être une bonne quinzaine avec les enfants : ma fille Savine, la fille de Renaude, Elisa, d’autres enfants… Tout ce monde dans deux voitures : ma traction 15 noire et la Chevrolet impala de Pierre vert amande. Je conduisais la traction, Anne Lise assise à côté de moi essuyait à la vodka le givre du pare brise qui se formait à l’intérieur puis nous nous repassions la bouteille pour nous réchauffer. Nous étions sept dans la voiture. Nous parlions campagne, animaux, champignons, elle me pensait très sérieux, père de famille, vétérinaire… Il me semble que c’était notre première rencontre.

Après avoir pris un petit buvard, nous partons à quatre ou cinq de la rue des caves à Sèvres au cinéma. Les trois Luxembourg. Je ne comprends rien au film, vois les gens en accèlèré , je n’en peux plus et sors de la salle en me cognant aux murs. J’arrive enfin dehors, il y a du soleil, beaucoup de monde sur les trottoirs. Je leur demande : <<N’en avez vous pas vu des comme moi qui me cherchent ?>> Ils m’évitent. Je cherche à aller voir une amie qui habite à deux pas mais ne me souviens plus ni comment y aller ni du nom de la rue. En regardant les plaques des rues, elles s’appellent toutes du même nom, nom que je ne parviens pas à lire. Finalement je m’assieds sur le bord du trottoir et me dis que je suis devenu fou, il paraît que ça arrive avec le LSD. La croix verte d’une pharmacie clignote de l’autre côté du boulevard. Je traverse, rentre puis m’effondre et m’allonge sur le sol carrelé. J’y suis bien, c’est frais. J’entends la voix d’un pharmacien qui dit : << C’est grave, il faut appeler la police !>> Cela me réveille, je m’approche du comptoir et dis à la pharmacienne qui s’y trouve : << n’appelez surtout pas la police, appelez ce numéro ! et lui griffonne le numéro de téléphone d’Anne Lise. » Elle appelle puis me dit : « Elle arrive. » J’attends, Anne lise rentre dans la pharmacie avec son grand manteau de vison dans lequel je m’enveloppe. Taxi jusque chez elle à Pont Cardinet, nous montons avec un peu de mal, elle me donne un demi-vallium, je m’allonge, mes amis arrivent : c’est fini.
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La place de l’ormeau…
Avec Anne-Lise Sern , on s’est rencontré à la Place de l’Ormeau à Ramatuelle, près de St Tropez, Françoise ma femme avec nos enfants étaient là, c’ était les vacances d’été, vers 1972…
Et de là ont eu lieu des rencontres, des rendez-vous. Ils étaient toujours « pleins », il s’y passait toujours quelque chose….
Les plus pleins c‘était quand ça allait mal pour elle, pour moi , pour les deux , pour ceux dont on parlait. Mais quand ça allait bien et surtout trop bien, alors là, voilà ce que je voudrais dire ici pour toi Anne-Lise, pour elle, alors là apparaissait une sorte de refus de tout.
Exemple : je venais de faire un texte dans la revue L’Arche sur les Procès de Nuremberg, elle m’en avait félicité, et boum la colère, le rejet, voire plus… ça durait peu , et je m’y suis habitué, ça faisait partie du lien. Ce quelque chose d’insupportable m’a longtemps questionné. Et un jour est apparu qu’ « aller bien » c’était pas bon, mais pas bon du tout, car les seuls, surtout des hommes, qui vont bien c’est/c’était là-bas, au camp, les SS…. Et comme je ne suis pas trop à faire cette « faute morale » d’être ou de me montrer pas en forme, alors ça chauffait lourd dans le trop plein de telle ou telle rencontre avec toi , Anne-Lise, oui, quand ça pouvait parfois aller trop bien… ET ayant accepté ma trouvaille, je te disais « ne t’en fais pas, tu vas inventer de quoi me retrouver paumé, nul, et aller mal… et je t’aiderai pour ça, … » !
C’est qu’aller bien c’est être en connivence avec l’horreur et il faillait s’en protéger, elle , moi les autres, de ce danger. D’où à la manière askenaze bien apprise dans ma famille, la colère, la rage voire plus, surgissaient , sorte d’amour à l’envers, pour éviter les collusions …. Je ne partirais pas là-bas, disais-tu , dans le même wagon avec untel ou untel…Genre Jewish Princess toujours là…Ce style, certes marqué par l’assassinat des juifs, a résisté aux terribles horreurs. Oui c‘est à dire aujourd’hui, c’est terrible de savoir, mais oui aujourd’hui sur ta tombe, il faut le dire que c’est arrivé aux juifs, à toi..
Toute ton œuvre orale, écrite et dans les échanges de ci de là, dans nos ragots après ton séminaire, c’est et ça le reste, oui toute ton oeuvre est là pour nous dire sur un mode direct, violent parfois, ou simplement riche d’un étonnement d’enfant, oui nous dire ce qu’il s’est passé, mais aussi de nous en éloigner , d’autant que nous, je, n’y étions pas dans les camps. Combien de fois t’ayant écouté, je me retrouvais plus apte à associer plus « librement » pour écouter les propos de mes analysants, et me faire accéder à ces lieux de mots non ou mal perçus encore.

Aucun atermoiement entre sujet , lui d’abord coûte que coûte, et le collectif… La vie d’abord mais toi tu liais intensément ta vie à la psychanalyse, à ta psychanalyse avec Lacan. Et aussi avec tes notes , tes lectures, ton témoignage, ton intense désir de transmettre malgré tout..

Oui il n’y a plus d’ormeaux , ils se sont éteints attaqués par une méchante maladie… Restent le souvenir de notre 1ere rencontre, et puis ton style , leçon pour beaucoup d’une âme bien présente, à la juive freudienne, et chez une psychanalyste qui plus est , comment aurait-il pu en être autrement….
Style, le tien, qui nous lie entre nous qu’on veuille le savoir ou non.
Vive la vie, et plus que jamais. celle de l’écoute
Et je tiens à le dire, je remercie très chaleureusement celles et ceux qui ont si bien su faire ce qu’il faut pour que nous nous retrouvions aujourd’hui.
JJ Moscovitz
21&22 05 2013

Localisation: Paris

E.Roudinesco/ Frantz Kaltenbeck/Annie Staricky/ Alain Julienne/ Jean-jacques Moscovitz