Décès de Dominique de Liège

L’École lacanienne de psychanalyse a la tristesse de vous faire part du décès de Dominique de Liège.

 

Membre de l’École Freudienne de Paris, Dominique de Liège s’est ensuite engagée activement dans l’École lacanienne de psychanalyse. Elle a également été attachée de presse à la maison d’édition Epel  qu’elle a contribué à créer.

Beckett, Duras, Perec mais aussi Sophie Calle, Jean-Pierre Raynaud et bien d’autres, elle savait nous enchanter aux assemblées ou lors des colloques lorsqu’elle nous contait son travail autour de ses artistes amis fétiches.

 

Proche depuis de longues années de l’oulipien Marcel Bénabou, ses graines de fantaisie ont fait fleurir chez Epel les 789 néologismes de Jacques Lacan, puis l’aventure Schizomètres, une fiction d’art brut Marco Decorpeliada. Œuvre collective qui, de l’exposition à la performance théâtrale s’est développée depuis quinze ans avec Laurent Cornaz, Marcel Bénabou, Jacques Adam et Yan Pélissier. Elle en avait produit l’étincelle d’origine par sa géniale idée de mise en correspondance des codes du DSM avec ceux des produits surgelés Picard !

On peut aujourd’hui révéler que la rédaction du journal de Marco publié chez Epel sous le titre Schizomètre. Petit guide de survie en milieu psychiatrique est entièrement l’œuvre de Dominique.

13 juillet 2005

Je m’appelle pas. Je ne veux pas que l’on m’appelle. Je ne veux que l’on parle de moi. Si je n’ai pas de nom, on ne peut pas parler de moi et je préfère. A l’hôpital ils nous attribuent des matricules, comme les numéros tatoués sur les bras des internés dans les camps de concentration, ou comme dans les prisons. On nous code. Je ne crois pas au hasard. J’ai toujours pensé que ces codes avaient un sens. Surtout depuis que j’étais tombé sur la phrase de Hans Bellmer : « Ce qui n’est pas confirmé par le hasard n’a aucune validité ».

Tout avait commencé dans le château de mes parents. La grande table de la salle à manger était mangée par les vers, vous savez, les xylophages, les « mangeurs de bois ». Ils s’enfonçaient, ou plutôt ils vivaient dans la table et quand ils sortaient prendre l’air, laissaient des petits tourbillons de poussière de bois partout, c’était pas beau et j’avais peur qu’ils bouffent toute la grande table de mes parents. Alors j’ai acheté une seringue et un produit appelé « xylophrène » et j’ai piquousé la table avec le produit en criant : « Xylophrène ! vive le xylophrène ! » et c’est là que ma grande sœur est arrivé et elle a dit (elle dit ça souvent) que j’étais fou, « Mais t’es complètement fou ! Xylophrène toi-même ! » et que de toutes façons la table elle allait la jeter à la poubelle, la table de mes parents, à la poubelle ! Et j’ai hurlé que j’étais pas xylophrène, que j’étais 14.5, d’après ce que j’avais vu dans mon dossier à l’hôpital, et que 14.5, dans le gros livre du DSM, c’était juste « trouble psychotique » et pas du tout xylophrène ! Que j’étais pas un vers à bouffer le bois mais un être humain et je me suis jeté sur elle avec ma seringue et j’ai essayé de la piquouser comme ils me piquousent à l’hostau et elle a appelé les pompiers et ils m’ont emmené encore une fois à l’hostau.

Mais il n’y a pas de hasard. Le 14.5 résonnait depuis longtemps à mes oreilles comme le 14.5 du catalogue Picard où je passais mes commandes car j’ai horreur d’aller faire les courses parce que j’ai peur des gens et qu’il faut bien manger. Et, 14.5, dans Picard, c’est « 12 boulettes de viande hachée », ça je le sais par cœur et j’ai crié à ma grande sœur qu’une boulette elle venait encore d’en faire une, que c’était bien (au moins) la douzième et que si j’étais bien de la viande, je le sens bien dans mon corps, je n’allais pas me laisser hacher comme ça !

Elle a redit que j’étais complètement fou.

Après, j’ai eu peur qu’elle ait raison, parce que dans le nouvel hôpital, ils m’appelaient plus 14.5 mais 20.8, et 20.8 c’est troubles schizophrèniques, ou xylophrèniques si vous voulez. Je serais donc un vers à bois ? Eh bien pas du tout ! Je suis « 2 dos de cabillaud, Norvège, en sachet individuel » c’est-à-dire que de dos on me voit comme un cas Billot, un destiné à me faire couper la tête sur le billot, que la Norvège n’est là que pour noyer le poisson, pas dire que je venais du Maroc, et qu’ils allaient me coller en sachet individuel, c’est-à-dire en chambre d’isolement pour pas que j’embête les autres.

Dans cet hostau-là j’étais 20.8 mais j’ai vu aussi quand ils ont fait ma fiche de sortie que j’étais 93.3 (pb. relationnel dans la fratrie) et ça c’est faux : il n’y a pas de 93.3 dans le catalogue Picard.

 Si vous ne l’avez pas encore lu, faites-vous ce plaisir.

Dominique de Liège écrivait et brodait… des histoires sous contraintes… Et si la brodeuse connaissait son alphabet, tout aussi bien Perec, si « tout commence avec la lettre », tout psychanalyste n’est pas artiste de la lettre. Dominique de Liège l’était. L’alphabet, un code couleur attribué à chaque lettre (honneur à Rimbaud), et les textes à contraintes de Georges Perec : voilà l’invention de PERECOFIL un chiffrage tout en couleurs.

Là aussi, allez voir… Ce qu’elle a inventé, créé, est vivant et pétille en poursuivant son chemin.

 

                                                                                                                                    Monique Boudet