Vous connaissez tous, sans doute, les recherches psychanalytiques que poursuit Gérard Bonnet sur les perversions depuis plus de 30 ans, recherches dont l’actualité est confirmée par la réédition récente de plusieurs de ses travaux sur cette question : réédition d’un Que sais-je sur les perversions sexuelles en 2007, et d’ouvrages importants sur le visuel pervers : réédition en 2005 de Voir-Être vu, et en 1996 de La violence du voir, aux PUF.

Avec ce nouveau livre, qui vient compléter et enrichir ces publications déjà bien connues, il nous offre une théorisation originale des mécanismes et des fonctions des comportements pervers, qu’il réfère tous, quelles que soient leurs différences parfois considérables, à un « système organisateur du symptôme, système rigide et solidement structuré », dont il va définir les spécificités.

Ses références théoriques sont rattachées pour l’essentiel à Jean Laplanche, avec en arrière-plan Lacan et Rosolato. Résumons l’essentiel : pour lui, la situation de séduction originaire, qui selon Laplanche fonde la sexualité et concourt à l’éveil de la vie psychique, a été au cours de l’enfance du pervers à la fois trop excitante et brutalement interrompue, laissant l’enfant dans une totale déréliction car brusquement laissé seul avec des messages énigmatiques intraduisibles. Cette « frustration radicale » a généré chez l’enfant tout à la fois des objets internes persécuteurs, « un désir inconscient de vengeance en pire », et une fixation à la pulsion partielle prévalente à l’époque de la rupture relationnelle, « pour tenter de maintenir à tout prix l’axe des relations perdues » (pp 33 à 38). Car, précise l’auteur, la logique de vengeance qu’il attribue au pervers « ne vise pas tant à faire à un autre ce qu’on vous a fait que de rétablir dans la violence et la destruction un lien indispensable à la survie psychique » (p 227).

Sur le plan métapsychologique, Gérard Bonnet estime nécessaire d’élargir les formulations freudiennes, limitées à l’économie pulsionnelle, pour y adjoindre la prise en considération des particularités de l'affect et des représentations. Car pour lui, tout acte fait message en direction d’un autre et met en scène des signifiants informulables autrement, et il faudra débusquer – je cite- « la parole vraie qui gît, bloquée, dans tout passage à l’acte humain » (p42) [.].

En ce qui concerne l’affect, apparemment absent, Gérard Bonnet lui accorde une importance capitale dans la stratégie perverse : tout est mis en œuvre selon lui pour mettre à distance et projeter en l’autre un affect négatif difficilement supportable, pour le récupérer ensuite sous sa face positive et en jouir. Il s’agit par exemple de transformer l’humiliation en toute-puissance chez le sadique, ou la honte en fierté chez l’exhibitionniste (pp69 à 82), en un mécanisme de retournement/renversement toujours essentiel dans ces organisations.

Pour bien comprendre les élaborations de Gérard Bonnet, il faut avoir en tête sa conception personnelle des diverses formes de la sexualité : outre les deux formes classiques génitale et prégénitale (qu’il appelle également « pulsionnelle »), il introduit une troisième forme, « une sexualité idéale ou passionnelle », concernant l’amour pour les meneurs et les idéaux ou bien encore d’une mère pour son enfant mort (p 131), et surtout en 4° lieu « une sexualité fondamentale, celle du ça », libido à l’état pur inaccessible en direct, dont la poussée constante, sexuelle mais aveugle, fait surface dans certaines conditions (en l’occurrence sous l’effet du réveil des mauvais objets internes) (p 233). Et pour lui, les notions freudiennes de pulsion de mort et d’automatisme de répétition sont à rapporter à « ce qui se passe quand la sexualité pulsionnelle (prégénitale) passe au service de cette sexualité primaire sans forme et sans visage, dont l’exigence de jouissance illimitée l’emporte envers et contre tout »

Gérard Bonnet tente par ailleurs de combler ce qu'il désigne comme « insuffisances » dans les deux théories freudiennes des perversions. Pour la seconde, celle de 1927 (exposée dans l'article « le fétichisme »), qui désigne le déni de la castration et le clivage du moi comme éléments structuraux des perversions, il considère que ces deux éléments, certes observables, sont davantage conséquences que causes de la construction d'une perversion. Il s'appuie plus volontiers sur la première théorie, celle des 3 essais de 1905, qui établit un pont entre les perversions et les pulsions partielles de l'enfant pervers polymorphe d'avant la latence, mais pour la remanier en profondeur, jusqu'à des formules choc telles que : « la perversion est perversion d'une pulsion partielle partialisée ». Il considère en effet les pulsions partielles prégénitales comme « instrument privilégié de la traduction et de la symbolisation sous toutes ses formes », instrument qui chez le pervers aurait été figé dans son élaboration signifiante par la défection de « l'autre séducteur des origines » dont les messages sont devenus intraduisibles. Il tient donc à radicalement différencier les pulsions partielles de l'enfance, qui sont pour lui la 2° forme de sexualité, de ce qu'il a appelé la sexualité primaire issue directement du ça. Il nous propose un très bel exemple, qu'il faut absolument lire, du fait que les pulsions partielles demeurent agissantes, toute la vie, dans l'inconscient de tous les humains, mais aussi de la manière fort différente dont elles s'expriment selon la capacité du sujet à les mettre en parole et en jeu (pp 113-127). Il y compare avec une finesse et une rigueur remarquables la mise en œuvre de la pulsion partielle orale dévoratrice de type sadique dans le récit par Freud du « lapsus contagieux » avec sa fille

rapporté dans Psychopathologie de la vie quotidienne, p 122, Gallimard

, et dans un cas de passage à l'acte sexuel et meurtrier sur une fillette (Sam) présenté par Balier

C. Balier, Psychanalyse des comportements sexuels violents, PUF 1997

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Comment se produit cette perversion d’une pulsion partielle partialisée ? Gérard Bonnet nous explique que, les messages s’étant constitués en « corps étranger interne excitant et attaquant » (p 94), ils favorisent l’émergence de poussées sexuelles primaires incontrôlables. Le symptôme pervers cherche alors une modalité d’accès au plaisir à la mesure de cette force, mais en même temps susceptible de lui faire contrepoids et de la contrôler (p 102) : il reprend une des nombreuses pulsions partielles de l’enfance, mais en l’isolant des autres courants pulsionnels, en la figeant dans la répétition et en la réduisant à un seul de ses versants (parmi les faces active, passive ou réfléchie). On assiste donc à « la perversion d’une pulsion partielle partialisée » (p 103) plutôt qu’à une perversion de la génitalité (p 232), qui cherche à la fois à obtenir une satisfaction maximale, à contenir la poussée fondamentale et à mettre en scène un certain nombre de signifiants faisant écho aux objets internes persécuteurs qui sont à l’origine de la poussée primaire(pp 232-233). Ainsi, toute pratique perverse articule les quatre formes constitutives de la sexualité, en accumulant le plaisir prégénital, génital et idéal (à l’envers) pour contenir en quelque sorte la poussée fondamentale » (p 105). Autrement dit, je cite : « dans toute perversion se joue un équilibre des énergies entre des poussées de mort aveugles et sans visage entées sur la sexualité fondamentale, et des poussées de vie s’étayant sur une pulsion partielle partialisée ». Mais la portée et les conséquences du réinvestissement électif d’une même pulsion prégénitale peuvent différer considérablement, selon celui des quatre pôles de la sexualité investi en priorité.

C’est en fonction de ces quatre pôles qu’il en arrive à nous proposer une nouvelle classification des perversions, qui ajoute aux critères classiques exclusivement centrés sur le but et l’objet deux autres dimensions : la source et la poussée.

Pour finir, il établit 6 critères pour reconnaître une perversion, et propose des directions thérapeutiques diverses selon les cas, en s’intéressant plus particulièrement à la prise en charge des comportements sexuels les plus violents et destructeurs.

La très grande richesse de ce livre ne s’arrête pas là. Elle explore aussi la question des conduites perverses dans l’enfance et l’adolescence, et nous offre vers la fin une éblouissante analyse du livre de Michel Schneider, Marilyn dernières séances. Il faut lire cet ouvrage original et résolument inscrit dans l’actualité.