Contribution à l'histoire de la critique interne

L'institution psychanalytique qui charrie des lambeaux d'autoritarisme est encore monothéiste. Dans ce sens, elle détruit ce qu'elle crée, elle saborde ce qu'elle transmet. C'est dans ce sens aussi que j'affirme que l'institution attaque sa formation et ceux qu'elle forme, ou bien en les excluant ou bien en les homogénéisant. Le projet d'institutionnalisation de la psychanalyse crée immédiatement l'état de siège1.

Qui sont Les pires ennemis de la psychanalyse ? Ceux qui censurent la critique ou qui rejettent tout discours hétérogène, répond Prado de Oliveira. Ils campent dans leurs certitudes empruntant à l'idéologie et au religieux leurs modalités défensives … ou offensives. Les crises et scissions qui jalonnent l'histoire de la psychanalyse, sa mort sans cesse annoncée, pourraient donc venir du rejet de l'altérité et d'un défaut dans la symbolisation de la figure paternelle. Paradoxe : c'est à travers le lien identificatoire à Freud, à un Freud méfiant et guerrier, que le psychanalyste devient l'ennemi de la discipline qu'il défend par ailleurs.

L'institutionnalisation de la psychanalyse qui a pour mission de protéger et de perpétuer la pensée de Freud, de produire des analystes et de les inscrire hiérarchiquement contribuerait également à la détruire. «Le "purement psychique" ou la "psychanalyse pure" sont non seulement des leurres et des fautes méthodologiques, mais correspondent à une ambition essentiellement religieuse, ayant le romantisme piétiste comme ancêtre,2» écrit fort judicieusement Prado de Oliveira. La difficulté est de penser par soi-même, ajouterais-je.

Ce n'est pas le cas de Prado de Oliveira. Son essai Les ennemis de la psychanalyse témoigne d'une pensée créatrice articulée à son propre parcours analytique et à une vaste culture psychanalytique. Le lecteur y découvre les voies singulières d'un «devenir-analyste» avec en parallèle des révélations sur l'histoire de la formation des analystes et «le refoulement des textes critiques de la psychanalyse venant des analystes eux-mêmes», jusqu'à une interrogation sur la propre place de l'auteur au sein d'un groupe analytique.

Où sont Les pires ennemis de la psychanalyse ? Non pas dans les camps adverses mais dans «l'entre-soi » des sociétés psychanalytiques. Pour appuyer sa démonstration, Prado de Oliveira retraverse l'histoire de la psychanalyse en suivant l'axe de la formation des analystes et de leur rapport à l'Institution, il se demande pourquoi la psychanalyse, «partant d'une démarche révolutionnaire» a abouti «à des rigidités conservatrices et réactionnaires dans tous les domaines»3. Ces rigidités découlent du caractère souvent imprécis des propositions analytiques et du refus de toute médiation extérieure, pense-t-il4.

Tausk, Bleuler et Reik furent les premiers à s'inquiéter des «dangers de l'orthodoxie et du dogmatisme»5 lesquels se manifestent par le rejet de ceux qui n'entrent pas dans le moule. Les sociétés de psychanalyse ont effectivement tendance à choisir – ou à rejeter – des candidats sur la base de critères ignorés par ceux-là mêmes qui en sont l'objet. Cette tendance génère un climat de suspicion et de persécution qui perdure dans la communauté analytique, écrit Prado de Oliveira. Freud lui-même en aurait été l'instigateur comme le prouve une lettre écrite à Ferenczi au sujet de la création d'une association internationale : «Je veux dorénavant inspirer moi-même ces critiques mais je ne peux les écrire personnellement et je vais me trouver ici des gens prêts à signer mes idées, (…)»6. Il s'agit de se battre pour défendre la cause. Freud veut combattre ces «ennemis» qui de l'intérieur comme de l'extérieur menacent l'enfant théorique ? Lui-même demeure pour ses disciples la référence absolue de la vérité, et cette allégeance inconsciente se transmettra d'une génération à l'autre d'analystes.

Le «pire ennemi» de Sherlock Holmes a été Conan Doyle lui-même, preuve selon Prado de Oliveira que le fait d'être attaqué n'empêche pas de durer. Au contraire, il semble que les efforts infructueux de Conan Doyle pour se débarrasser de sa créature ait contribué à sa vitalité et sa durabilité. Ainsi de la psychanalyse qui tient en partie sa force des attaques qu'elle essuie et des réfutations qu'elle peut leur apporter7. Prado de Oliveira démontre à l'aide de nombreux exemples que les fondateurs, mus par leurs doutes et leurs hésitations, furent en fait les premiers «ennemis de la psychanalyse». Ennemis imaginaires, ennemis nécessaires puisqu'ils ont contribué à ses développements conceptuels et techniques. À travers débats et controverses, ils ont enrichi la psychanalyse tant au point de vue théorique que clinique. Ceux-là, tout en reconnaissant l'apport essentiel de Freud, n'ont pas été soumis aux effets de l'institutionnalisation (ou du religieux qui inconsciemment les détermine).

Quels sont les effets de l'institutionnalisation ? En constituant des groupes de fidèles sur le modèle des chapelles religieuses, en voulant se protéger contre un ennemi appréhendé, les chantres de l'orthodoxie peuvent devenir leur propre ennemi. En oubliant l'esprit révolutionnaire de leurs commencements, ils auraient produit un clivage du bon et du mauvais, la censure de la pensée et l'exclusion de l'autre. Des auteurs tels que Balint, Bernfeld, Kernberg, Roustang, Mannoni et Perrier, parmi bien d'autres cités par Prado de Oliveira, ont également témoigné «d'un certain malaise dans la psychanalyse».

Les historiens de la psychanalyse ont tendance à amplifier leurs divergences comme ce fut le cas dans les controverses restées fameuses entre les annafreudiens et les kleiniens. Amplification liée au besoin de maintenir la présence d'un ennemi au nom d'un idéal de pureté et de vérité. Aujourd'hui, les psychanalystes expriment le sentiment que leur discipline est menacée par les critiques émanant du social et des autres discours scientifiques. Cependant, pour Prado de Oliveira, le danger vient surtout de l'intérieur. D'une force autodestructrice, ajouterais-je, laquelle découle entre autres choses des transferts insuffisamment analysés et d'un climat incestuel dans les rapports entre membres. Il s'agit d'éliminer le tiers qui vient troubler un idéal analytique hérité de Freud (de Klein ou de Lacan tout aussi bien). Il s'agit de rester entre soi et dans une fidélité inconsciente au père. Devenus captifs d'une identification imaginaire non analysée8, certains analystes se posent en gardiens de la doctrine à travers la formation des candidats. Dans ce dernier contexte, les instituts sont conçus pour reproduire du pareil au même.

Les pionniers de la psychanalyse, tels Sandor Ferenczi, Karl Abraham, Mélanie Klein, jouissaient d'une liberté d'innover en matière de clinique et de théories. Ils exploraient de nouveaux territoires psychiques, inventaient des concepts et des techniques en évitant le plus souvent la bataille du pur et de l'impur, du vrai et du faux, et parfois en se heurtant aux critiques de Freud ou de ses représentants. Dialoguant avec la philosophie, la linguistique et la littérature, Lacan produira des nouveaux concepts qui resteront liés à son nom. C'est de cette liberté de pensée que la psychanalyse tirent force et existence. Dans son livre, Prado de Oliveira ne craint pas de remettre en question le psychanalytiquement correct en puisant à même son expérience et loin du surmoi institutionnel. Car penser, pour un analyste, n'est-ce pas d'abord affronter l'abîme du réel, le traverser avec l'autre, analysant, lecteur, écoutant ?

Tout en restant fidèle à l'héritage épistémologique de Freud, Prado de Oliveira ne craint pas d'en dénoncer les impasses identitaires, les enjeux politiques et économiques dans la formation et l'institutionnalisation. Une question insiste : celle de la reconnaissance du psychanalyste. Qui me reconnaîtra ? et comment ? Ainsi, le fait de plus en plus fréquent d'accoler au titre de psychanalyste d'autres identités professionnelles : psychiatre, psychologue, philosophe, etc. n'est-il pas le signe d'une difficulté à l'assumer ? Et comment expliquer le fait que certaines sociétés ne reconnaissent que les analystes qu'elles ont formés ou pire, ne reconnaissent pas les analystes qu'elles ont formés ?

Dans la dernière partie de son livre intitulé «Retour. Comment ça se passe», Prado de Oliveira raconte avoir essuyé un refus inexpliqué de l'Association psychanalytique de France alors que sa qualité d'analyste avait déjà été reconnue. Il avait

fréquenté pendant une vingtaine d'années un groupe analytique, ses activités et ses membres (…) organisé des rencontres internationales de manière à diffuser l'approche de la psychanalyse qui s'y formulait, (…) publié et soutenu cette pensée, (…) satisfait à chacune des exigences d'une formation institutionnalisée … (…).9»

Que s'est-il passé ? Voilà «un analyste formé» mais pas encore «membre», position certes intenable mais qui dévoile le fonctionnement pervers de l'institution quand elle «crée de toutes pièces une paranoïa dirigée». L'analyste refusé est ensuite abandonné à son imaginaire. Aucune explication rationnelle ne lui est donnée mis à part des motifs d'ordre de la sympathie ou de querelles entre membres titulaires dont le candidat fait les frais. Rationalisations diverses qui ne font qu'ajouter à la violence du rejet. Leurs décisions «sont assez imprévisibles et n'obéissent pas à des règles établies et communément admises10.» C'est ainsi que certaines sociétés de psychanalyse affiliées à l'IPA pratiquent l'exclusion autoritaire d'individus qui ne se conforment pas à la norme institutionnelle ou groupale. Mais quelle norme ? Celle-là n'est pas nommée mais elle opère en coulisse comme dans un régime totalitaire démontrant par-là sa visée essentielle : sa propre perpétuation.

Pourquoi faut-il lire Les pires ennemis de la psychanalyse ? Parce que c'est un récit personnel en même temps qu'une réflexion critique, une démarche auto-analytique en même temps qu'historienne. Prado de Oliveira «fait parler les silences » de l'histoire de la psychanalyse. Et au passage, il construit sa propre identité analytique. Une identité qui pour un psychanalyste n'est jamais donnée, toujours à reconstruire à partir de son expérience de l'écoute de l'inconscient.

  • 1.

    Prado de Oliveira, p. 196.

  • 2.

    Prado de Oliveira, p. 15.

  • 3.

    Ibid., p. 11.

  • 4.

    Ibid., p. 12 et 22.

  • 5.

    Ibid., p. 21.

  • 6.

    Lettre du 2 octobre 1912 de Freud à Ferenczi, citée par Prado de Oliveira, p. 17.

  • 7.

    Avant-propos, p. 9.

  • 8.

    Lire également à ce sujet : P. Mahony : «L'écoute analytique : coûte que coûte 1. À l'écoute de l'autre Freud» dans L. Grenier et I. Lasvergnas, Penser Freud avec Patrick Mahony, Montréal, Liber, 2004, pp. 23-45.

  • 9.

    Ibid., p. 185.

  • 10.

    Ibid., p. 195.