Démocratie et subjectivité

La psychanalyse, par dessus le marché.

Le dernier livre de Roland Gori (« De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? »), parle de psychanalyse, bien sur, mais pas seulement. Il s'agit de montrer en quoi le sujet de la psychanalyse est le sujet de la démocratie, et que les décompositions et recompositions des sensibilités et des subjectivités dans le champ social et politique, non seulement affectent ce sujet, mais portent atteinte au fondement même de la démocratie.

A partir de là, il se pourrait bien en effet que la psychanalyse soit le nom de ce qui n'a pas de nom, soit le nom de ce qui a rapport avec l'innommable, l'étrange, l'inquiétant, le reste énigmatique qui, chassé par la porte, revient, certes, mais en cassant la fenêtre par dessus le marché.

Le marché....

Ce serait cela aussi, la psychanalyse : ce qui revient, toujours, encore, par dessus le marché, un marché qui n'a de cesse d'en faire, de cet innommable, une chose évaluable, quantifiable, consommable et jetable, et à expulser d'emblée si elle ne rentre pas dans les normes.

Cet innommable, c'est ce qui ruine tout espoir de communication, mais qui permet justement la parole, une parole qui s'appuie sur son propre manque pour pouvoir enfin s'adresser à l'autre. Il y a un impossible à dire, et c'est cette impossibilité structurelle qui est la condition de possibilité de la parole, et du vivre ensemble. En témoignent ceux qui sont revenus des camps, tel Robert Antelme dans « l'espèce humaine » qui fait l'épreuve que « ce que nous avions à dire était inimaginable ».

Ou encore le philosophe Giorgio Agamben, soulignant – toujours à propos des camps - que celui qui témoigne le fait au nom d'un autre, et à partir de ce dont il ne peut témoigner tout à fait. Puisqu'il est encore là, d'une part, et que ce qu'il a à dire est proprement, innommable. Ou bien encore Derrida : « ce que l'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire ». Témoigner depuis – et non contre – l'intémoignable, voilà le défi qui rend possible l'histoire collective et individuelle, ainsi que la démocratie.

Or, que fait le pouvoir actuel, en ne faisant au fond que pousser à son extrémité obscène ce qui était déjà en germe dans les précédents ? Ce que montre et démontre le livre de Roland Gori, c'est que ce reste irréductible, nécessaire tant à l'histoire individuelle que collective, cet intémoignable dont il faut pourtant témoigner, cet indicible qu'il faut écrire, ce reste donc, ce pouvoir n'en fait qu'une seule chose : un risque.

Du reste au risque, on a peut-être ici en résumé tout le trajet - dénoncé dans l'ouvrage en s'appuyant sur les analyses de Foucault, de Canguilhem, et d'autres - qui nous fait passer d'une société de la loi à une société de la norme, d'un état autoritaire à un état sécuritaire, et du travail de culture à la culture du résultat.

Le risque est ici ce qui transforme le reste comme fondement de la démocratie, en une représentation inquiétante, dont il faut se méfier avant qu'elle n'apparaisse, et qui conduit à la tenir à l'écart, ou à la « reduire», l'anticiper, la contrôler. La promotion du risque comme épouvantail que l'on agite à chaque occasion, est donc moins une attention prudente qu'un moyen de gouvernement et de contrôle des populations. Le risque est enfin un détournement de l'attention vers une menace à venir pour mieux ignorer ce que l'histoire et la mémoire nous apprennent en éclairant notre présent.

En effet, l'utilisation actuelle de la mémoire collective se fait lui aussi, sur le mode du consommable et du jetable, pour solde de tout compte. Mai 68, Vichy : assez consommé maintenant, on expulse. Idem pour les grandes figures de la résistance : consommées, puis oubliées dès qu'elles deviennent inutiles pour l'audimat qui constitue aujourd'hui la norme nouvelle au regard de laquelle le gouvernement navigue.

Cette « mentalité d'audimat », comme le dit l'auteur, repose en réalité sur une culture de la haine. Haine de la démocratie, haine du sujet, haine de l'histoire singulière et collective, haine du temps. Concernant la démocratie, cette haine est aussi fondamentalement une haine de la parole, en la réduisant à la « démocratie d'opinion ». L'instrument en est le sondage, une des versions multiples de cette nouvelle façon de donner des ordres qu'est l'évaluation (selon la formule de l'auteur). Est-il nécessaire de rappeler qu'un sondage est une manière de nier la parole de celui à qui on s'adresse en lui demandant de choisir des réponses qui viennent d'un autre à des questions qu'il ne se pose pas ?

On voit bien par là, que le sondage de l'opinion publique est ce qui est mis en place pour tuer le débat démocratique, en annihilant toute parole, qu'elle soit singulière ou collective.

Mais tout cela s'inscrit dans une idéologie néolibérale dont le sondage - et l'opinion publique qu''il fabrique - ne sont que les moyens. Nous touchons là à un point essentiel, celui de l'intérêt. Non pas l'intérêt collectif, qu'il vaudrait mieux appeler « bien commun », d'ailleurs. Non : la société réduite à la somme des intérêts individuels.

L'ouvrage démonte clairement les rouages en place, tout en précisant qu'il n'est nul besoin de supposer une intention, c'est-à-dire de personnaliser les choses. C'est une machine de gouvernement, un système idéologique qui transforme l'homme en instrument, réduit au simple calcul de ses intérêts. Ce qui ne disculpe aucunement ceux qui s'en font les valets tout en s'en croyant les maîtres.

Le titre du livre en évoque d'ailleurs un autre, de Badiou (« De quoi Sarkozy est-il le nom ? »). Nous pourrions le dire autrement : de quoi est-il le symptôme ? C'est aussi à cette question que ce livre tente de répondre, à la suite des précédents (notamment « La santé totalitaire » et « les exilés de l'intime », écrits avec Marie-José Del Volgo).

Le sondage, couplé à l' évaluation est donc le moyen actuel de viser les intérêts des gens pour mieux les gouverner. Le néolibéralisme se moque de la politique, seul compte la politique du fait divers, et l'opinion publique du moment – au moins autant construite par les sondeurs que révélée - en lieu et place d'une conscience politique collective et du débat démocratique.

Mais il y a un reste. Il y a toujours un reste. Qui fait retour, d'une manière ou d'une autre. Ainsi, récemment, un courrier annotée de la main même de Pétain. Ou encore une circulaire visant spécifiquement les Roms dont l'annulation rétroactive, en croyant en effacer la trace, la rend indélébile en l'alourdissant du geste même d'effacement.

Des traces, en somme, que l'on ne peut jamais véritablement expulser. Des traces parfois nauséabondes, ce qui souligne que si l'argent n'a pas d'odeur, les mots, oui, les mots, eux, en ont. Le signifiant exhale, exulte, ou exalte, mais il provoque toujours une réaction.

C'est là où l'on revient à la psychanalyse. Dans un texte de Freud, celui-ci évoquait à un ami à quel point l'homme se détourne de son inconscient comme d'une odeur un peu trop forte. Ce n'est pas qu'une affaire de jugement, donc, il y aussi du corps, une réaction presque physique à l'égard d'une représentation, d'un signifiant, d'une image, d'un souvenir.

Nous en arrivons aujourd'hui alors à ce que Roland Gori appelle le « pétainisme culturel » de notre époque, fait de résignation intellectuelle, de soumission librement consentie et de folklore faisant de l'art une distraction.

Face à cela, faire œuvre de culture, authentiquement, c'est faire acte de résistance en pensant ce qui nous arrive (penser au lieu de dépenser), et en recréant du lien contre ce qui nous dissocie, contre ce qui nous réduit à nos intérêts privés. Peut-être, quand nous pensons à notre intérêt privé, devrions-nous, en effectuant un pas de côté, nous demander : privé, oui, mais de quoi ?

L'art, à condition – comme le souligne l'auteur – de ne pas le réduire ni le confondre avec le spectacle devient alors un des moyens de cette résistance. Mais l'art au cœur même de la société, non pas comme ce qui divertit, mais ce qui transforme le social tout en se transformant soi-même dans le même geste. Il n'y a pas d'opposition, ici, dans ce que décrit l'ouvrage, entre pensée technique et pensée mythique, par exemple. Il s'agit, au sein même de la rationalité technique, de réinscrire la pensée mythique comme ayant droit de cité. C'est en substance le geste freudien lui-même, de ne pas céder sur la dimension tragique de l'homme tout en découvrant au cœur de la raison, une autre rationalité, celle de l'inconscient et du sujet dans ce qu'il a d'irréductible. A ce titre, la pensée mythique est la seule à prendre en charge ce tragique à travers la découverte en soi, non pas de normes, mais de l'universel. Ou, pour le dire autrement, et avec Hannah Arendt, de « l'humanité dans l'homme ».

Ne plus séparer le mythe (ou l'art) de la technique, ne serait-ce pas aussi redonner toute sa place à la conflictualité structurante des deux ? L'art détourne, subvertit aussi la technique, en révèle la part d'inutilité, d'aliénation, quitte à s'appuyer sur la technique elle-même pour le faire. Mais qu'y-a-t-il, au fond, de si étrangement inquiétant dans l'art ou le mythe pour que la pensée technique actuelle l'écrase à ce point aujourd'hui ? Y-a-t-il d'ailleurs vraiment séparation, ou plutôt refoulement de l'art ? On refoulerait alors l'art, au sens psychanalytique, mais aussi comme on refoule l'étranger aux frontières tant qu'il n'a pas abandonné sa langue et sa culture. Peut-être parce que l'art, comme la psychanalyse, est appel du désir, séduction qui conduit vers soi, mais vers un autre en soi, à part, de sorte que l'attention portée à ce « tenir à part » permette de... s'appartenir. Peut-être aussi parce que l'art comme la psychanalyse excitent beaucoup trop le désir de cet autre en soi, et que cela détournerait le sujet « entrepreneur de lui-même » de ce pour quoi il est formaté. Peut-être, enfin, que l'art est la manifestation sublimée des sécrétions intimes de l'inconscient, ce qui nous donne un espoir : que ces effluves du sexe et de la mort, de l'amour et de la haine, de l'étrangement familier, à condition de ne plus s'en détourner, permettent, en se laissant imprégner par l'odeur des mots de l'Autre, de vivre ensemble dans le « souci de soi ».

Fabrice Leroy