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Louis Sciara: Banlieues, pointe avancée de la clinique contemporaine.
Cachez ces banlieues que nous ne saurions voir. Etranges, opaques, assommantes. Un sentiment de malaise, un nouvel unheimlich nous envahit lorsque nous pénétrons entre ses murs. Même si jusqu’à preuve du contraire la banlieue n’est pas encore l’équivalent du ghetto de Varsovie, les médias, les ouï-dire et les ouï-lire nous accompagnent. Et justement la psychanalyse dont on nous dit qu’elle n’intéresse plus personne ne disposerait-t-elle pas des outils les plus à même de dresser une carte de cette terra incognita ? C’est le pari de ce livre.
Aujourd'hui certains de ses praticiens s’installent en ces lieux ce qui n’est pas sans panache ni sans audace. Puisqu’à côté de cette inquiétante étrangeté sociale dont les médias se font l’écho depuis des lustres s’en dévoile une autre, psychique, clinique. C’est d’abord le sujet de cet essai qui le rend intéressant, forcément, vu le nombre de « spécialistes » qui en ont fait le tour sans y pénétrer comme les lieux dont il est question.
On dit depuis quelque temps qu’il se dessine de nouvelles pathologies dans le corps social. Ces banlieues en seraient-t-elles à la pointe ? Une consultation de banlieue ne semble pas relever des catégories cliniques classiques. Celles issues des principaux concepts de Freud et de Lacan. L’auteur pose donc des questions-clés. Ces principaux concepts sont-t-ils des invariants ou bien peuvent ils changer ? Seraient-ils en train de changer ? Est-ce une clinique spécifique ? Pourquoi pas une clinique des classes sociales pendant qu’on y est ? Aller voir du côté de la fonction paternelle, « loi définitive de l’humanité », peut apporter des réponses. Du côté du transfert également. Prudent mais charpenté, ce livre se propose avec les outils de la psychanalyse, au moyen d’un excellent panorama de la dialectique lacanienne qui peut à l’occasion être didactique, de pénétrer dans ce nouveau far-west.
La thèse de l’auteur peut s’énoncer ainsi : cette « clinique des banlieues » fait l’état des lieux des bouleversements de la fonction paternelle dans un monde soumis à l’impact massif du discours du capitaliste. Lequel viendrait subvertir le discours du maître, lieu des signifiants maîtres du contrat social. Or le père joue un rôle essentiel à l’échelle du lien social. L’auteur met à vif les formes de cette défaillance : dénonciation, refus, démenti, déni, forclusion ? Ce discours nie la subjectivité et la dimension du manque. Il fait fi de la castration. Le consumérisme incline à cette pente permanente à jouir en substituant une succession infinie d’objets au réel objet du manque. Les individus et les objets sont interchangeables. Progrès technologique égale progrès social ? Que deviennent les places de père réel, symbolique, imaginaire, soumises à cette nouvelle horizontalité dans laquelle ces nouvelles générations sont immergées depuis leur naissance ? Atténuation des disparités symboliques des positions des deux parents, enfants devenus objets de l’économie parentale, sentiment de filiation atténué.
Autre brouillage symbolique observé : Où en est la différence des sexes ? Abrasée ou exacerbée ? Le « tout est possible » du discours de la science conçoit le corps et la reproduction comme de pures mécaniques modifiables et optimisables. Ce « progrès scientifique » y a ici comme ailleurs un impact sur la perception du corps et le caractère symbolique de l’identité sexuelle y est malmené. Le corps étant un fait de langage, ces sujets semblent flotter sans arrimage et sans abri symbolique. Semblant mal assurés de leur position sexuée, on peut noter qu'ils ont quelquefois tendance pour certains à la surjouer visuellement.
Coté consultation, il décrit une attention qui se relâche très vite vis-à-vis du praticien, sujet au savoir discrédité. Ou d’un sujet supposé savoir qui finit par le croire. L’adresse et le rapport à l’autre y sont profondément troublés. Les individus sont enclins à se passer de la parole ou à lui accorder une moindre importance. Les objets omniprésents de la technologie y contribuent. Ils parlent vite, scandent, hachent leurs paroles, tutoient, irritent, ne supportent aucune frustration. Le praticien a beaucoup de mal à susciter une demande. On jauge le « psy » pour voir ce qu’il a dans le ventre. Heureusement le discours reprend consistance à la faveur du transfert dont les modalités sont décrites comme particulières : d’abord occuper une place de semblable puis ré-initialiser la dimension de l’altérité. Des cas cliniques donnent un visage à ces questions.
Un point épineux et délicat justement souligné : quid des écarts de valeurs symboliques entre la culture d’origine et la culture d’accueil ? On se retrouve dans un no man’s land topologique. On s’arrime hâtivement çà et là à des signifiants rencontrés sur son chemin. Or le lieu subjectif d’un sujet est celui de sa parole. Le lieu psychique n’est pas le lieu géographique. Déracinés, privés des signifiants de leur passé, sans avenir, ballotés, méprisés, décriés, stigmatisés, un seul cri de ralliement : «Respect !» les réunit. Ce n’est pas un vain mot mais un signifiant majeur dans cette façon de parler entre-soi sans être compris du monde extérieur (digression : cette façon de déployer un rideau de langage serait-elle un point commun avec les psychanalystes ?).
Ni Nostradamus fataliste ni profession de foi à l'optimisme béat, en tout cas plus efficace que les poncifs habituels, ce livre fourmille d’idées, d’hypothèses parfois stimulantes, de pistes, pour mettre en perspective la clinique de ces lieux souvent caricaturés. Tel un guide de ce nouveau malaise dans la civilisation, à la fois technique, prudent et discipliné, ce livre incite à « y aller ». Il observe que ces processus se diffusent à l’ensemble du tissu social d’où le sous-titre de « pointe avancée » ? Pointe avancée d’une nouvelle clinique ou pointe émergée de la clinique classique ?
Que ces jeunes soient paumés, ils n’en continuent pas moins à faire appel au père. Louis Sciara, dans son état des lieux très ou peut-être trop exhaustif évite les conclusions. Malgré l’extrême difficulté de cette pratique, ce livre réussit le pari de changer la vision du lecteur qui ne peut pas être la même avant et après en nous donnant au moins les outils d’une expérience directe. Même si en tant qu’objet littéraire, il n’évite pas la répétition. Les questions ne sont plus sans réponses possibles. Il est en ce point utile pour tempérer les préjugés que nous sommes loin de ne pas avoir, témoins de l’étrangeté qui est aussi en nous.
Louis Sciara est psychiatre, psychanalyste à Paris, membre de l’ALI (Association lacanienne internationale). Longtemps praticien hospitalier en secteur psychiatrique adulte à Nanterre (92), il est actuellement médecin directeur de CMPP à Villeneuve-Saint-Georges (94).
Comments (2)
Je profite de vacances - hors banlieue - pour lire ce livre, que j'avais hâte de découvrir. Je n'en suis qu'au début, mais déjà l'impression est plus que bonne : nous voilà plongés d'entrée de jeu dans un univers captivant, que je connais bien au quotidien.
Louis Sciara prend le problème dans sa diversité, et pour un public divers : bien que remarquablement professionnel, construit, étayée, il ne s'agit pas là d'un livre uniquement psychanalytique, que seul le lecteur très averti en freudo-lacanisme pourrait aborder. L'ouverture et la volonté de partage sont au rendez-vous, tant dans les réfèrences que dans la façon de s'adresser à "l'autre-lecteur". La "question "banlieue", "lieu du ban" (de la socièté)est résolument prise dans son interdisiplinarité, et dans un langage "normal", non jargonant ni opaque. La pédagogie est au rendez-vous : pour les besoin du récit, l'auteur fait retour avec rigueur sur diffèrents concepts clefs de la théorie analytique.
La sociologie, l'histoire, l'économie, l'anthropologie sont également convoquées pour planter le décor de cette scène singulière "banlieusarde" que je connais bien pour y vivre et travailler. Je retrouve dans ce récit la confirmation de certains de mes constats concernant la façon dont, en ces lieux plus qu'ailleurs, la fonction paternelle est effectivement singulièrement malmenée, pour la plus grande difficulté des sujets. Deux issues structurales se proposent alors : la dérive perverse, ou la psychose sociale. L'auteur distingue aussi l'exclusion de la segregation, deux avatars de cet univers délité. Voilà quelques traces succinctes de la façon dont Louis Sciara nous embarque une passionnante épopée professionnelle et humaine...Je retourne donc à ma lecture.
Je poursuis donc ma lecture, dans la chaleur du retour en Ile-de-France.
Le livre est effectivement très intéressant et génèreux, tout en révèlant quelques points problèmatiques à mes yeux : un certain académisme "mèlmantiste" se fait jour, où l'on peut regretter de lire par moment comme une redite des thèses de "L'homme sans gravité". Louis Sciara est certes membre de l'Ali (association de psychanalyse dirigée par Charles Melman), mais je pense que vu son érudition et son expèrience, son propos aurait très bien pu s'autonomiser davantage des thèses chères à Lebrun et Melman.
Quand j'avais lu "L'homme sans gravité", je m'étais demandé si au fond C. Melman ne rêvait d'un monde à l'ancienne, avec femmes au foyer infantilisées, sans contraception ni droit au vote et à la parole, avec retour à l'uniforme pour les enfants dans les écoles...
Un long dévelloppement - souvent très riche - sur la question de l'altèrité donne effectivement à Louis Sciara l'occasio ré-écrire par endroit ce que nous sommes nombreux à avoir déjà lu et relu sur la diffèrence des sexes, les ravages du consummèrisme, et autres déshumanisations liées à Internet...Michel Schneider est également cité, eu égard à son ouvrage sur une prétendue "confusion des sexes".
Louis Sciara a cependant l'intelligence de questionner plus que d'affirmer, et de pointer les excès de certaines de ces thèses.
De mon côté, je continue de m'intérroger sur les points de vue des analystes sur la modernité, alors c'est en partie la psychanalyse elle-même qui a contribué a produire les effets que cetains d'entre-eux semblent parfois déplorer aujourd'hui (liberté sexuelle, etc..).
Autre point : Sciara fait notamment réfèrence aux "Complexes familiaux", texte de Lacan de 1938 oh combien fabuleux et génial concernant la façon dont l'enfant s'autonomisera ou non de sa mère par la rythmique de trois complexes : sevrage, intrusion, et Oedipe. Ce qui est nouveau chez Lacan de 38 (influencé par M. Klein) c'est le concept de "surmoi maternel". Surmoi dévorant et potentiellement mortifère, qui pré-existe au surmoi et à l'idéalisation paternelle, qui (sous reserve que la fonction paternelle se mette en place) viendront ensuite libérer l'enfant de l'emprise maternelle et lui permettre de se socialiser.
Ce texte de 1938 annonce par contre un affaissement de la fonction paternelle au motif que le père réel disparait plus souvent des scènes familiales, thèse toujours en vigueur chez nombreux analystes, notamment de l'Ali. Or, Markos Zafiropoulos avait pourtant en 2001 proposé une mise en question de cette thèse catastrophiste, qui pourrait être comme un mythe chez les psychanalystes lacaniens (au Puf : "Lacan et les sciences sociales"-2001). Il écrivait en substance que ses collègues lacaniens balayaient trop vite le transfert de Lacan à Levi-Strauss des années 50, qui avait modifié la donne concernant le père : la fonction paternelle devient alors avant tout symbolique, et point ne serait donc besoin qu'il y ait du père réel pour que "ça tienne"...Il y a même des cas où la présence du père est plus psychotisante que son absence, etc... Chacun se fera une idée sur cette question. Je dirais même "chacune", car la présence ou l'asence du père réel ne sont peut-être pas du même effet sur la fille et le garçon. Mais c'est encore un autre sujet, pardon, je me disperse.
Revenons à "Banlieues" : Louis Sciara s'intérroge donc intensément et cliniquemnt sur cette question de la fonction paternelle, et si, en effet, ma lecture est par moment un peu gênée par la répètition des thèses de Melman, je reconnais cependant le mérite à l'auteur de savoir mettre en question ses propres réfèrences : comment par exemple penser la famille mono-parentale - potentiellement incestueuse - sans tomber dans des excès où l'on refuse de prendre en compte les mutations familiales ?
Comment être lucide avec les ravages de la modernité capitaliste tout en refusant la pleurnicherie passéiste et rétrograde ? Etc...
En surplomb des questions soulevées par ce livre, je pense qu'en effet, comme le suggère l'auteur dans son questionnement, les symptômes exarcerbés en banlieues sont diffus dans toute la socièté, même la plus nantie. J'évoquerais à ce sujet le monde du travail, qui montre un cruel délitement de cette fameuse "fonction paternelle" et cette méfiance vis à vis de la parole : cf ces suicides de salariés ces dernières années.
Je vais donc poursuivre la lecture de ce livre en effet très intructif, malgrè les petits écueils que j'évoque plus haut.
Nathalie Cappe.
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