Psychanalyse de la haine et de l'aveuglement. Huit récits cliniques.

Le psychanalyste Pierre Kammerer a déjà publié plusieurs ouvrages, notamment L'enfant et ses traumatismes, où il relate des cures d'enfants gravement traumatisés. Son dernier livre L'enfant et ses meurtriers nous parle d'adultes qui se tiennent sur le fil du rasoir dans une zone grise entre la vie et la mort. Tous ont fait l'expérience précoce de la haine parentale. Dans chaque cure vient un moment où ils dénoncent le désir meurtrier qui les a pris pour cible. Arnaud affirme " ma mère m'a tué", Céline s'entend dire « quelqu'un a voulu me tuer ».

Les choix théoriques avec lesquels l'auteur travaille sont aussi des choix existentiels et s'inscrivent dans une filiation revendiquée à Ferenczi et à Winnicott. De Ferenczi on retrouve l'affirmation d'une clinique du trauma où la seule référence au fantasme ne suffit pas, de Winnicott la pratique du don: offrir une « mère environnement » à ceux auxquels elle fit défaut. L'engagement radical dans le transfert fait l'originalité de la démarche de Pierre Kammerer. L'analyste s'il se veut thérapeute doit occuper la place du témoin qui fut désertée par les proches, ceux qui n'ont rien voulu savoir de ces « meurtres d'âmes ». Le psychanalyste demeure celui qui porte la loi du langage et favorise la mise à jour des fantasmes inconscients de ses patients mais il doit aussi s'impliquer dans sa parole-dénoncer le meurtre qui a eu lieu-et dans des actes parfois externes à la réalité des séances.

Lorsqu'il rencontre Bernadette elle s'adresse à lui d'abord pour protéger sa fille de la violence de son père Damien. Pierre Kammerer répond à sa demande,il fait un signalement au procureur; il accompagne cette intervention dans la sphère juridique de la proposition de rencontrer le père. La démarche se révèle bénéfique. Lorsque le juge précisa à Damien ses interdits il énonça aussi ses droits. Damien put continuer à voir sa fille. Il faut souligner que le recours au signalement ne fut pas pris à la légère, Pierre Kammerer est un analyste responsable, il a l'expérience des cures difficiles et l'habitude de parler de ses patients avec des collègues. Un signalement fait à mauvais escient aurait pu avoir des conséquences catastrophiques.

Sans doute fallait-il à Bernadette un tel geste car une fois rassurée sur la sécurité de sa fille, elle mena son analyse pour son propre compte et découvrit que le premier père meurtrier fut le sien. Les cas que nous livre l'auteur relèvent d'une clinique du transgénérationnel qui doit beaucoup à Maria Torok et à Nicolas Abraham.

L'histoire de Maria di Lucia, Marie de Lumière, nous fait partager un terrible voyage où l'on découvre que les grands-mères des deux lignées ont joué un rôle essentiel. Quand Maria arrive chez son analyste elle a vingt huit ans mais c'est alors une femme sans qualité: ni homme ni femme, ni âge identifiable. Fille d'immigrés italiens démunis de tout, parents qui ne lui ont jamais adressé d'amour mais lui ont interdit toute vie sexuelle sous peine de brûler en enfer.

Cette femme au nom de petite sainte est habitée d'une certitude délirante: « J'ai pour mission, dit-elle, de porter au paradis dans mon ventre, le corps de ma grand-mère[...]C'est comme ça que, moi aussi je rentrerai au paradis et que j'éviterai l'enfer à ma grand-mère. Comme ça ma mère sera soulagée de toutes les peines qu'elle éprouve pour sa mère qui brûle en enfer ».

L'histoire des parents éclaire peu à peu le délire. La grand-mère maternelle vivait hors des liens du mariage ce qui fit d'elle pour ses proches une pécheresse; elle meurt après avoir accouché d'un quatrième enfant quand la mère de Maria avait trois ans; l'enfant va désormais vivre avec son père et sa grand-mère paternelle qu'elle appellera maman la prenant pour la femme de son père. Cette grand-mère, baptisée grand-mère-sorcière par Pierre Kammerer, interdit à la mère de Maria de parler de sa mère et d'aller sur sa tombe. La mère pécheresse tombe alors dans l'oubli, ou plutôt sa fille l'installe dans une crypte. Comme l'analyse de Maria Lucia en témoigne, sa mère lui a transmis le fantôme qui réside dans cette crypte. Le délire protège Maria du péché, il n'y a pas de place dans son ventre pour un enfant vivant, le bébé-tueur auquel elle s'identifie, le meurtrier de la grand-mère. La croyance délirante a aussi pour fonction de consoler la mère orpheline, de l'alléger de sa dépression chronique en lui redonnant l'espoir qu'elle retrouvera sa mère au paradis.

Au fil du temps de l'analyse, Maria sortira de sa mortification pétrie de religiosité et deviendra une femme vivante. Pierre Kammerer sait que son aptitude à occuper la place d'analyste-témoin s'origine de son enfance où il fut confronté à la défaillance de l'environnement maternel primaire et se fit le thérapeute précoce de sa mère; il sait aussi que la pratique de cette thérapeutique réparatrice requiert la vigilance face au mirage de la toute puissance. En a-t-il toujours évité les écueils ? On peut parfois se demander si toutes ses interventions hors du cadre de l'analyse ont été nécessaires.

Dans la cure d'Antoine, jeune adulte de trente ans, qui eut pour tout viatique l' abandon d'une mère et la dépression d'un père, Pierre Kammerer multiplie les interventions: il offre à Antoine de nombreuses séances gratuites, l'incite à l'appeler sur son portable quand il veut pendant ses vacances.

Ce patient mélancolique avait besoin de tels gestes. Mais fallait-il aussi que l'analyste rencontre ses parents pour savoir comment ils l'avaient vu traverser sa première enfance ? La parole d'Antoine sur les différents visages parentaux ne suffisait-t-elle pas ? Était-il bienvenu de conseiller à son patient de négocier avec son psychiatre un autre anxiolytique ? Pourquoi ne pas lui avoir fait confiance pour en prendre lui-même l'initiative ?

À occuper toutes les places, l'analyste risque de prendre celle d'une mère toute puissante qui deviendra vite persécutrice. Favoriser l’idéalisation de l'analyste, la perpétuer dans la durée ne peut se faire sans nuire à la dynamique de la cure. Au-delà de ces quelques interrogations auxquelles on ne peut répondre de manière tranchée, c'est la figure d'un vrai clinicien qui s'impose.

Dans la lettre à Michel Onfray sur laquelle se termine le livre l'auteur défend la psychanalyse en insistant sur la nécessité de sa présence dans le travail éducatif et social aujourd’hui et rappelle à juste titre les risques qu'un ordre néolibéral cynique fait peser sur elle. Il faut donc lire ce texte passionnant, ces romans noirs que Pierre Kammerer sait mener jusqu'à ce qu'ils s'ouvrent sur la vie.

Fabienne Biégelmannn