Qu’est-ce qu’un psychologue clinicien ? Marie Jeanne Segers tente d’y répondre et nous livre dans cet ouvrage riche en explications théoriques et exemples cliniques, des conseils (valables aussi pour les plus expérimentés) sur la pratique clinique telle qu’elle s’exerce aujourd’hui. Quels que soient l’âge et la formation de base, en effet, la clinique reste singulière et chaque situation inédite (nouveau patient, nouveau malaise dans la culture…). Même si la formation théorique est indispensable et constitue le pilier de sa pratique, le jeune clinicien devra apprendre à désapprendre et définir son style, qui, faut-il le souligner ?, ne se copie ni ne s’apprend dans les livres.

Pourquoi l’auteure adresse-t-elle sa lettre, dont le contenu relève de son expérience d’analyste et de la psychanalyse en général, à un psychologue clinicien ? N’est-ce pas là la porte ouverte à une confusion des genres ? Un psychologue clinicien n’est pas, en effet, pour autant, un analyste. A une époque où la psychanalyse n’a pas le vent en poupe dans une société qui réclame des titres et des diplômes pour justifier d’une compétence, y compris celle de l’écoute de l’inconscient, on aurait pu souhaiter un titre plus engagé du côté de la psychanalyse. L’auteure, en jouant la carte de l’ouverture et de la neutralité, ne prend-elle pas le risque de perdre une partie de son lectorat - ceux qui ont choisi le long et laborieux chemin du divan pour un jour se revendiquer « psychanalystes » - ?

L’auteure s’en explique peut-être quand elle écrit que l’âge d’or de la psychanalyse est révolu « Aujourd'hui, un constat s'impose fort heureusement : les jeunes praticiens demandent des comptes et le bilan de la transmission est consternant ; la séduction fonctionne, la doctrine ne passe pas ». Marie Jeanne Segers  illustre son propos dans un style généreux, vif et humoristique. Elle reprend en trois parties quelques fondamentaux de la théorie analytique : le mot d’esprit, le transfert, la psychose - la quatrième partie étant consacrée à une réflexion plus large sur la théorie de la clinique.

Le livre débute par la question de la bêtise. Nous voilà rassurés… L’auteure affirme que le clinicien n’en est pas exempt, pas plus que son patient. Il doit faire avec car la bêtise fait partie intégrante de tout être parlant. La langue se répète comme le symptôme « L’intelligence de la bêtise déclarée dans le symptôme qui se répète ». Freud était d’ailleurs le premier à inviter les analystes à se risquer à la méprise, à oser la créativité dans la clinique. Aussi, à travers le mot d’esprit, le comique et l’humour, ces avatars de la langue, le clinicien tentera-t-il d’entendre ce qui n’est pas déclaré. L’esprit du mot d’esprit dévoile un intrus dans la langue, une erreur qui surgit comme vérité. Rappelons au passage une vérité universelle : « l’éclat de rire fait éclater la suffisance du moi, la pesanteur de l’esprit ».

On retiendra, dans la partie consacrée au transfert, qu'il est bien le « nerf de la guerre » : on n’échappe pas au transfert. L’auteur nous fait part de l’étonnement, parfois même de l’angoisse, du clinicien en herbe, pourtant très renseigné sur le sujet, qui vient chercher conseil : « Que me veut-il ?» « Que dois-je faire ? ».

Il est clef de mesurer à quel point les symptômes du patient peuvent être adressés à l’angoisse de l’analyste et réciproquement. Le clinicien devra accepter cette énigme de la relation thérapeutique et se prêter au jeu sans s’identifier. « Le pouvoir du clinicien ne lui vient que du transfert qu'il supportera et qui constituera la subjectivité du non rapport entre les hommes et les femmes, d'un sujet à l'autre ». D’où l’importance d’une analyse personnelle pour recevoir un patient sans trop s’émouvoir et se rendre disponible pour entendre l’inouï.

La partie consacrée à la psychose est certainement la plus touchante et la plus personnelle. Marie Jeanne Segers  apprécie le travail avec les psychotiques car elle sait les écouter. C’est une femme de lettres qui aime les mots et les langues étrangères. Est-ce son enfance passée en dehors de la France, en Afrique du Nord, qui lui a donné cette prédisposition à écouter différemment le langage de l’autre ? Car il s'agit bien d'un problème de langue étrangère dans la psychose : le clinicien doit entendre autrement et se détacher de ses références à la langue du névrosé ou du pervers. Les mots ont un autre poids et supposent une altérité dans le langage. L'auteure fait bien sûr référence au célèbre texte de Freud « Pour introduire le narcissisme » où celui-ci déclare que la langue de la psychose est marquée par l’étendue de la forclusion.

« Chez le psychotique, le signifiant ne renvoie pas à un autre signifiant… Les mots sont comme dénoués». Par conséquent, la clinique doit être menée différemment avec ce type de patient. Trop de paroles, d’interprétations de la part de l’analyste peut plonger le patient psychotique dans un abîme et le renvoyer à son errance. Car le psychotique est un homme libre, libre de la forclusion du nom du père. Si le névrosé a une référence unique au père, le psychotique a potentiellement toutes les références, d’où l’impossibilité de l’assigner à un point fixe (contraintes de lieu et de temps). Mais est-ce cette différence fondamentale dans la structure qui définit la normalité ? Les psychotiques sont-ils plus fous que les autres ? Marie Jeanne Segers  nous répond que non et c’est bien de le rappeler en ces temps où la psychose est d’actualité. Il existe des psychotiques qui ont une vie normale et sont plus heureux qu’un obsessionnel ou qu’une hystérique. Certains sont même des génies reconnus ! (Artaud, Hölderlin…). Enfin, il n’y a pas un psychotique identique à un autre. Il y a des psychotiques décompensés (sujets en état de psychose) et d’autres, compensés, qui vivront très bien avec.

Le jeune analyste, partagé entre fascination et évitement, devra se détacher de ses craintes s'il veut aborder cette terre inconnue et riche d’enseignements qu’est la psychose, réponse symptomatique à un nouveau malaise dans la culture.

Dommage que l’auteure, qui traite dans cet ouvrage du sujet de la transmission de la psychanalyse, n’insiste pas plus sur la nécessité d’une analyse personnelle poussée (aujourd’hui en outre de plus en plus longue), indispensable pour justement « entendre » la complexité de notre époque.