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La Psychanalyse avec Wilfred R. Bion, de François Lévy
Le lecteur français dispose aujourd’hui de plusieurs introductions à la pensée de Wilfred R. Bion. Certaines sont des traductions en français de grands classiques destinés au départ à présenter Bion à une audience anglophone ou internationale1. Mais il en est quelques autres qui ont été écrit non seulement en français, mais à destination du public français, autrement dit, qui tiennent compte du contexte de la psychanalyse en France, et des problèmes particuliers de la réception de la pensée psychanalytique kleinienne et post-kleinienne dans un pays où ce courant de pensée n’existe absolument pas de manière institutionnalisée2. Toutefois ce qui fait l’originalité du livre de François Lévy, c’est qu’il vise moins à fournir une introduction à la pensée de Bion auprès du public français, qu’à justifier l’introduction de la pensée de Bion au cœur de nos débats psychanalytiques. Il n’y va pas seulement du caractère relativement peu pédagogique ou encyclopédique de sa démarche, qui est avant tout une méditation de la psychanalyse bionienne, mûrie lors d’un séminaire (mieux, d’un « groupe de travail ») commencé il y a plus de quinze ans et auquel furent associées plusieurs personnes auxquelles il est rendu hommage dans les premières pages (le regretté Claude Sevestre, Laura Dethiville, etc.), mais de la zone dangereuse, et je pèse mes mots, où François Lévy a choisi de camper, et où se tisse un dialogue souterrain, étayé sur un ensemble d’audacieux parallèles et de rapprochements troublants, avec cet auteur bien français qu’est Lacan.
On peut en effet se documenter sur la vie, l’œuvre, et les principaux concepts de Bion, en le traitant comme le porteur d’une théorie psychanalytique exotique. Ce qu’on trouvera plus rarement, et, à ma connaissance, la tentative de François Lévy est unique en France à cet égard, c’est une auto-application des concepts de Bion à la réflexion sur Bion lui-même, en sorte que le lecteur peut assister, pas à pas, à la construction de cet « appareil à penser ses pensées » – et, ici, à penser les pensées de Bion –, qui est au cœur de la démarche du psychanalyste britannique. Il en existe un parallèle en langue anglaise. C’est le livre étonnant de James Grotstein, A Beam of Intense Darkness (Un Rayon d'obscurité intense), dont l’auteur, ancien analysant de Bion, décrit la construction comme un texte lui-même bionien, mais avec un résultat et une direction générale de l’interprétation profondément différents du travail de François Lévy3. Il en ressort que dès les premières lignes, nous sommes immédiatement et pratiquement introduit au lexique de Bion. Il sert d’entrée de jeu à déterminer les intentions et les lignes générales de l’analyse, et de façon surprenante, ça prend ! Autrement dit, nul besoin d’exposer un à un les éléments de la conceptualité bionienne, qui sont incontestablement idiosyncratiques, avant de s’autoriser à les combiner en énoncés sophistiqués. Quelque chose de l’esprit du travail de Bion sur l’expérience psychanalytique passe tout de suite, pourvu qu’on endure le premier choc. C’est que François Lévy récuse l’idée scolaire selon laquelle la psychanalyse selon Bion ne serait qu’« une théorie de plus ». Au contraire, il s’attache à montrer que toutes ces notions bizarres, sans précédents connus, et qui ont été en leur temps jugées profondément déviantes, constituent plutôt un moyen de se débarrasser de tout ce qui est surnuméraire dans le champ psychanalytique, et qui sont les multiples théories par lesquelles chacun est contraint d’en passer, pour peu qu’il s’y aventure. Car la question de Bion est radicale. Elle consiste à se demander ce qui est psychanalytique stricto sensu, et à quelles expériences au juste on se réfère pour en décider.
Or c’est par ce biais (cette attention aux racines de l’expérience, à la psychanalyse toujours commençante et problématique) que François Lévy tente, essentiellement en bas de page, et dans la plupart des cas en citant des textes ou des phrases largement méconnues, de rapprocher Bion et Lacan. Le Lacan auquel François Lévy s’est intéressé est pourtant à première vue aux antipodes de Bion. Passons sur le refus constant de Bion de « faire école ». Quoi de commun entre Lacan et un auteur qui insiste à ce point sur les notions de psychisme et de psychogenèse, qui prend très au sérieux la question de l’épreuve de réalité (même si la reconfigure complètement et y fait émerger des paradoxes inédits), et qui n’a jamais cessé de dénoncer l’insuffisance des mots et du langage à nous communiquer ce qui se cache au cœur de l’expérience psychanalytique ? Eh bien beaucoup, pour peu qu’on veuille bien dissocier Bion et Lacan des grandes thèses auxquelles on les réduit, et les envisager plutôt comme des penseurs essentiellement problématisants pour la psychanalyse – et non dogmatiques. Bion, du moins me semble-t-il, aux yeux de François Lévy, permet ainsi de déchiffrer en filigrane, et parfois par contraste, les intentions théoriques et cliniques de Lacan devant une expérience psychanalytique supposée commune à tous les psychanalystes, tandis que la référence constante à Lacan permet d’un autre côté d’extraire de Bion certaines dimensions qui y sont effectivement présentes, et pleinement manifestes, mais que les lectures ordinaires, dans le monde anglo-saxon, tendent à méconnaître, au risque de rater profondément l’intention singulière et franchement hétérodoxe de Bion eu égard à la pratique comme aux institutions de la psychanalyse.
François Lévy trouve en effet un malin plaisir à souligner dans Bion ce qui le rend absolument irrécupérable par toutes sortes de conceptions actuellement dominantes. On a fait de Bion l’inspirateur de l’intersubjectivité et le promoteur lointain de l’empathie en psychanalyse – en négligeant à quel point il avait mit l’accent sur la profonde solitude, le retrait et la distance infranchissable qui marquent cette expérience d’intimité à deux qu’est une cure. Il en va de même avec cette tarte à la crème de la narrativité, où le meilleur de la psychanalyse américaine s’est réfugié, officiellement pour en finir avec le scientisme insupportable de Freud, et beaucoup plus platement, pour ne pas descendre dans l’arène de la polémique sur la scientificité de la psychanalyse4. Mais cette narrativité psychanalytique, qui vire d’ailleurs désormais au pur et simple constructivisme idéaliste chez les meilleures autorités contemporaines, au sein de l’Association internationale de psychanalyse, ne cesse de tout renvoyer à deux catégories connexes dont Bion rejette explicitement le statut explicatif : la causalité et la culpabilité. L’une et l’autre, en effet, sont plutôt ceux dont la psychanalyse doit nous débarrasser quand nous explorons les faits psychiques, tant dans la théorie que dans la pratique des cures.
Je n’ai nullement l’intention de déflorer le travail de François Lévy, en épargnant au lecteur la peine de s’instruire auprès de lui des idées de Bion et leur signification clinique. Je ne vais donc pas résumer son livre. Mais je me propose d’attirer l’attention sur quatre opérations auxquelles l’auteur se livre, et qui sont suffisamment générales pour, j’espère, mettre l’eau à la bouche des curieux, et pour déjà donner à réfléchir à ceux qui connaissent Bion, et qui seront sensibles à la subtilité de la présentation qu’en donne François Lévy.
C’est en effet, pour commencer, un lieu commun des études bioniennes que de tenter de construire un parallèle entre sa vie tourmentée, assurément tragique, et certains éléments saillants de ses conceptions. Le parti pris de François Lévy consiste à cet égard à reprendre la question du parallèle vie /œuvre, et même l’autobiographie de Bion, dans la perspective d’une psychogenèse de l’appareil bionien à penser ses propres pensées (appareil qui, avant d’être celui de la théorie bionienne, est celui avec lequel Bion en personne s’est efforcé de vivre et de penser). Du coup, même si nous savons un certain nombre de choses sur Bion, son enfance en Inde et en Angleterre, l’épisode traumatique qui l’a marqué à vie lors de la Première guerre mondiale, ses démêlés avec ses analystes, l’insatisfaction de sa cure avec Melanie Klein, les deuils répétés qui ont émaillé sa vie sexuelle et familiale, François Lévy fait la part belle aux multiples registres dans lesquels Bion a abordé ces événements, ainsi que leur élaboration poético-psychanalytique, qui ont fait comparer ses dernières productions, sa « vie rêvée », aux textes de Joyce ou de Lewis Carroll.
Or cela donne beaucoup à réfléchir. On a par exemple fait à Élisabeth Roudinesco, dans sa biographie récente de Freud, le reproche, assurément fondé du point de vue d’une historiographie rigoureuse, de céder aux sirènes du roman psychologique, et d’environner des faits dont l’explication pourrait être autrement plus sèche, d’hypothèses imaginaires, voire fictionnelles, qui nuiraient, a-t-on pu lire, à la saine objectivitéde son travail5. Sans doute. La question demeure néanmoins posée, de savoir si une biographie psychanalytique, ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une biographie de psychanalyste, dans la mesure où elle exposerait la lente et difficile construction de l’appareil psychique de celui dont on raconte la vie, le travail créatif, et son impact sur autrui, n’appelle pas par nature un effort de ce genre. François Lévy, en tout cas, réfute le plat schéma du « parallèle » entre la vie et l’œuvre. Il fait plutôt valoir que leur intime connexion n’est ni purement existentielle, ni purement théorique. On voit bien par exemple, en le lisant, combien la notion archiclassique de psychogenèse chez Bion est paradoxale, puisque Bion se confronte à la question de savoir ce qu’est le psychisme à partir de l’expérience vécue (ou vécue dans un traumatisme intense, voire, pour parler comme les enfants, « mourue »), à partir de l’expérience de vivre là où il y avait du psychisme. Ainsi l’appareil psychique est-il, chez Bion, plutôt ce dont on s’appareille (pour vivre ou survivre), en autant de sens qu’on voudra l’entendre.
Ensuite, François Lévy, bien qu’il n’utilise pas le terme épistémologique précis, montre très finement comment Bion travaillait la théorie : beaucoup moins en créant ex nihilo de nouveaux concepts qu’en procédant par extension conceptuelle de notions dont le domaine de pertinence antérieur était soit incomplet soit insatisfaisant. On pourra se reporter dans l’index du livre aux différentes analyses que François Lévy consacre à l’Œdipe chez Bion, ainsi qu’au chapitre qui lui est plus particulièrement consacré. On s’apercevra qu’il ne s’agit pas vraiment d’une rectification ou d’une contradiction du noyau freudien de la doctrine de l’Œdipe, mais, au contraire, d’un élargissement de la perspective œdipienne aux nombreuses dimensions que Freud avait laissées de côté, un peu comme s’il n’avait pas pris la mesure de tout ce que le mythe apportait substantiellement au complexe. Il y a là quelque chose d’une démarche véritablement scientifique, voire réductionniste : non seulement on découvre de nouveaux éléments, plus fondamentaux, plus nombreux, plus contre-intuitifs, à partir du mythe lu avec soin, mais leur recombinaison, dont la notion traditionnelle de complexe d’Œdipe n’offrait qu’un aspect partiel et partial, finit par offrir une matrice d’intelligibilité beaucoup plus puissante que le concept théorique de départ.
La question rebattue des relations du complexe d’Œdipe avec le « pré-œdipien » en ressort transformée. Il y va aussi d’une différence d’accentuation dans la relation entre le mythe de Sophocle et le concept scientifique (oui, scientifique) de l’Œdipe, dont François Lévy souligne la similitude chez Bion et chez Lacan : il ne faut pas moins avoir l’œil, affirment-ils en effet l’un et l’autre, sur les rapports entre Œdipe et Laïos que sur ceux entre Œdipe et le devin Tirésias –et c’est cela, dans le langage de Bion, faire usage d’une vision « binoculaire ». Deviner le transfert, parler en énigme, voilà qui compte au moins autant que le meutre du père et le rapport sexuel avec la mère. Dans les multiples exemples d’extension conceptuelle, à partir de Freud ou de Melanie Klein, que fournit François Lévy, et qui font de son livre beaucoup moins un commentaire exégétique qu’un travail de reconstruction rationnelle et réflexive de son objet, le fil n’est donc jamais perdu l’idée initiale : que Bion n’apporte justement pas une nouvelle théorie psychanalytique, mais plutôt un nouveau point de vue sur ce qu’est la psychanalyse en général, point de vue qui traverse, éclaire, et jusqu’à un certain point embrasse, toute théorie psychanalytique qui mérite ce nom.
Il y a toutefois au moins deux points sur lesquels François Lévy s’engage, en défendant des positions plus personnelles dans la petite communauté des exégètes de Bion. Il accorde ainsi une importance centrale à la critique de la causalité en psychanalyse ou, plus exactement, dans les propos des analysants sur la causalité, et dans ce que les analystes en reprennent à leur compte, bon gré mal gré. Il est assurément exact que la critique notion de causalité a joué un rôle fondamental dans la genèse des idées de Bion. Assez curieusement en effet, il semble être passé d’une conception encore humienne de la critique de la causalité (laquelle ne serait, psychologiquement parlant, qu’une « conjonction constante ») à une forme de holisme des liens où l’idée même de causalité est rejetée, car elle constitue, en son fond, une manière purement projective d’imputer la faute un objet-cause, menaçant car omnipotent, et « responsable » de ce qui arrive (comme de ce qui n’arrive pas). Je suis pour ma part persuadé qu’il y a une raison supérieure, chez Bion, à cette critique de la causalité, et qui est l’incompatibilité structurelle entre une pensée intuitionniste et une pensée causaliste. À mes yeux, c’est davantage la lente découverte du motif de l’intuition, avec toutes ses conséquences épistémologiques, qui a conduit Bion non seulement à sa critique de la causalité, mais à son idée des mathématiques, du réel (de « O »), de la pensée, de l’association libre, etc. Mais ce n’est pas le lieu de le développer.
Une autre idée originale de François Lévy, qui est une véritable prise de position devant l’équivocité de la notion chez Bion, c’est d’affirmer que « O », autrement dit l'objet psychanalytique, le réel en jeu dans la cure, ce n’est rien d’autre que le groupe. On se dispute depuis des lustres pour comprendre ce que Bion a pu mettre derrière cette simple lettre, qui produit dans la communauté bionienne à peu près le même genre d’affolement que chez nous l’interprétation de la lettre « a » chez Lacan (réjouissons-nous cependant : Bion a eu la magnanimité de se contenter de la graphie avec majuscule, divisant par deux les perplexités). Car une autre interprétation standard de « O » chez Bion, étayée elle aussi sur divers passages de l’œuvre, y voit le point maximal d’angoisse que le patient peut tolérer durant la séance, et dont l’analyste tente de s’approcher le plus possible. Il existe enfin des interprétations beaucoup plus métaphysiques, voire spirituelles, dans la mesure où l’on ne sait plus très bien si ce que vise Bion en utilisant cette graphie elliptique, entre le zéro et le o initial de l’origine, transcende l’expérience psychanalytique, vers le divin, ou désigne au contraire ce qu’elle a d’absolument immanent et qui est le réel émotionnel commun au patient et de l’analyste. Je n’avais jamais vu développée dans la littérature sur Bion avec autant de détail l’idée qu’il s’agit, avec « O », ce référent ultime, du groupe.
Les contributions de Bion à la psychologie, puis à la psychanalyse des groupes, sont bien connues. L’idée de François Lévy paraît être la suivante : si une psychanalyse est possible, c’est qu’elle est un « groupe à deux » (l’expression est de Bion), et qu’elle puise donc tout ce qu’elle a de réel, voire de nécessaire, de ce qui fait qu’un individu est toujours un individu avec d’autres individus. C’est là encore quelque chose sur quoi je m’accorde aisément avec François Lévy. Si on veut éviter de penser que la psychanayse est une forme d’interaction entre deux monades, partir du groupe (réduit à deux membres, patient analyste, homme femme, mère enfant) est logique. Du coup, par exemple, on comprend mieux l’idée selon laquelle l’identification projective (ou la projection identifiante) n’a rien, en soi, d’un mécanisme de défense archaïque, comme croyait Melanie Klein dont l’épistémologie est individualiste, mais qu’elle fait partie de l’équipement psychique inné d’un animal social comme l’être humain. Toutefois, il me semble que l’hypothèse de François Lévy n’est pas incompatible avec les autres lectures plus traditionnelles de « O » que j’ai évoquées brièvement ci-dessus.
Ce qu’il faudrait déterminer avec précision, à mon avis, c’est comment Bion pouvait être à la fois si vigoureusement individualiste dans sa vision émancipatrice d’une cure provoquant plus ou moins l’explosion de la vitalité créatrice du patient, et faire, à d’autres endroits, du même individu, une réalité psychique quasi émergente à partir d’un fond « protomental » (encore une expression de Bion) et donc pré-individuel, dont la vie inconsciente du groupe est le témoignage sans équivoque. En effet, Bion n’est absolument pas comme Freud (et Melanie Klein) individualiste au sens « méthodologique », et il en avait d’ailleurs conscience. On reste donc un peu sur sa faim, parce qu’une thèse interprétative aussi forte que celle que soutient François Lévy engage très radicalement la lecture de Bion : si le but ultime de la psychanalyse n’est pensable qu’à travers l’analyse préalable de l’inconscient groupal, comme dit Anzieu (dont François Lévy se réclame), nous ne sommes plus dans le registre des extensions de concepts ; nous sommes confrontés à un véritable changement de paradigme.
François Lévy poursuivait sans doute des buts différents (je veux dire, distincts de cette interrogation sur le sens anthropologique de l’œuvre de Bion) et ce sera le quatrième et dernier point sur lequel je voudrais attirer l’attention des lecteurs. Avec une certaine ironie et délicatesse, son livre tente d’utiliser la version finale de la doctrine bionienne des groupes comme un instrument d’analyse de la vie des institutions psychanalytiques (conçues comme des groupes comme les autres)... Il est transparent, en effet, que dans l’opposition entre l’establishment d’une part, c’est-à-dire le groupe de travail institutionnel et hiérarchique et, d’autre part, ce que Bion nomme tantôt le messie, le mystique, tantôt le génie, Bion décrivait sa propre position à l’égard du mouvement psychanalytique. Il n’y aura pas d’autre Freud, telle est la prémisse. La question est donc de savoir comment l’establishment fera face à l’individu génial, mystique, celui qui apporte la vérité comme rupture à ceux dont la mission est d’assurer la continuité de cette même vérité. L’establishment absorbera-t-il le mystique, lui faisant perdre sa génialité singulière, ou bien exclura-t-il le mystique, le forçant peut-être à créer, ailleurs, un establishment alternatif, au risque de la destruction sectaire de la vérité psychanalytique ? Ce dilemme résonne encore du fracas des conflits entre kleiniens et antikleiniens dans le monde psychanalytique anglo-saxon. Il a bien sûr une toute autre saveur chez nous. Et je me permets de relancer l’analyse en signalant l’importance des contributions sur la question mystique de Michel de Certeau, notamment celles qui sont désormais accessibles depuis qu’on dispose du second volume de La Fable mystique
Michel de Certeau, La Fable mystique II, Gallimard, 2013.
. Là encore, les allusions à Lacan sont transparentes, et c’est un moyen alternatif de bien comprendre que ce dont il s’agit avec le problème du « mystique » en psychanalyse n’a strictement rien à voir avec un dévoiement spiritualiste ou religieux de notre discipline, mais engage le problème redoutable de la singularité du porteur de vérité dans une institution dont la mission est par nature de maintenir l’orthodoxie.J’espère donc n’avoir dévoilé aucune des explications de François Lévy, et n’avoir en rien résumé son approche détaillée de la pensée de Bion. Si j’en ai donné l’esprit général, mais aussi le tour personnel, et par conséquent le goût singulier au lecteur, ce sera assez. On ne peut pas passer sous silence, cependant, la pointe sur laquelle il termine. Prenant le contrepied d’une perspective fortement valorisée chez nous, il souligne combien il importe à ses yeux de faire échapper les patients au « devenir analyste ». Je ne sais si je rendrai entièrement justice à son propos. Mais une façon de le comprendre, c’est de s’indigner avec lui du poids que prend de plus en plus dans la pratique de la psychanalyse (et, si j’ose dire, dans la « gestion des fins de cure » par l’establishment, depuis qu’on a renvoyé aux oubliettes l’identification à l’analyste), la référence à une sorte d’éthique ou de morale qui ferait, sous une forme laïque, de la vocation de psychanalyste une forme d’adhésion en son fond religieuse aux idéaux d’une humanité qu’il faudrait sauver. En France, cette humanité-là est « tragique », autrement dit définie par l’assomption de sa mortalité, hétérosexuelle et ennemie du néo-libéralisme – aussi en redoute-t-on l’imminente disparition, avec celle, hélas concomitante, de la castration. Précisément parce qu’il n’a jamais cédé sur la dimension froidement scientifique de l’entreprise psychanalytique, Bion nous aide à concevoir que ce type de religiosité, qui transporte l’inanalysé d’une cure dans la posture même du psychanalyste qui s’en réclamera, nuit aux patients. Concrètement, cela signifie donc que la « réparation », pour parler kleinien, peut bien être une cause du devenir psychanalyste, il importe qu’elle n’en soit jamais la raison. Mais si l’on demandait aux psychanalystes quels sont justement leurs raisons, objectives et scientifiques, de faire ce qu’ils font comme ils le font, sans les laisser répéter ce que d’autres ont déjà dit, et sans prêter tant d’attention que ça aux mouvements souterrains de leur psychisme, qui les ont portés à la position qu’ils occupent, ce serait, c’est vrai, une belle transformation.
- 1.
Le plus connu est celui de Donald Meltzer, Études pour une métapsychologies élargie. Applications cliniques des idées de Wilfred R. Bion, Le hublot, 2006. Voir aussi Antonello Correale, Paola Fadda et Claudio Neri : Lire Bion, Érès, 2006 et Leon Grinberg et al., avec une préface de Joyce McDougall, Nouvelle introduction à la pensée de Bion, Césura, 1996.
- 2.
Je pense par exemple à Elsa Schmid-Kitsikis, W. R. Bion, PUF, 1999 et à Nicolas Geissmann, Découvrir W. R. Bion, explorateur de la pensée, Erès, 2001. Il faut rendre hommage, enfin, à l'ouvrage pionnier de Gérard Bléandonu, Wilfred R. Bion, la vie et l'œuvre, 1879-1979, Dunod, 1990.
- 3.
James S. Grotstein, A Beam of Intense Darkness : Wilfred Bion's Legacy to psychoanalysis, Karnac, 2007. Avec les collègues d’un « groupe de travail » comparable, nous en préparons une traduction à paraître chez Ithaque.
- 4.
Je tâcherai à ce sujet de rendre compte une autre fois du très important essai de Laurence Kahn, Le Psychanalyste apathique et le patient post-moderne, L’olivier, 2014.
- 5.
Voir les polémiques qui ont fleuri à l’occasion de Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, Fayard, 2014, notamment le livre de Nathalie Jaudel, La Légende noire de Jacques Lacan. Élisabeth Roudinesco et sa méthode historique, Navarin, 2014.