ANNE BRUN,  AUX ORIGINES DU PROCESSUS CREATEUR, Eres, coll. Thema psy, 2018, 240p, 14 euros.

L’évolution de la psychopathologie contemporaine, avec notamment la clinique des fonctionnements limites, a nécessité une prise en compte de plus en plus affinée de la sensorialité, du sensori-moteur, de « l’Originaire » si l’on choisit de se référer à Piera Aulagnier. Appuyée sur la grande expérience de sa pratique avec les psychotiques, celle-ci pense, dès le début des années 70, une métapsychologie qui fait place à ce temps qui précède – mais reste toujours présent et actif – la construction des représentations proprement dites, les images et les pensées. Sa notion de « pictogramme » propre à l’Originaire permet de concevoir une toute première mise en forme d’un vécu sensoriel : chaque temps, isolé, non intégré encore dans une expérience de continuité, se constitue comme une unité entre une zone du corps et son complément ; l’exemple le plus évident, le pictogramme « sein-bouche », nous permet d’imaginer ce type d’îlots épars d’expériences dans lesquels le bébé commence à organiser ses sensations en lien avec son environnement (dont il ne se distingue pas encore). Il se trouve alors réduit à des successions d’expériences sensorielles qui échappent aux souvenirs – les souvenirs supposent une forme de symbolisation et une représentation – mais qui, néanmoins, s’inscriront sous forme de traces (proches de « la mémoire perceptive » évoquée par Freud).

Les recherches d’Anne Brun portent sur cette question passionnante et en pleine extension : la place, la persistance et la résurgence du sensoriel, que ce soit dans la psychopathologie ou dans la création artistique. Ce livre en développe plusieurs aspects dans un lien constant avec la clinique, dans une langue très claire, volontairement accessible à un large public en dépit de la complexité des questions abordées.

 

Une première partie de cet ouvrage retrace d’une façon vivante les différents apports de la psychanalyse sur la création artistique, en commençant bien-sûr par celui de Freud. Anne Brun rappelle que, contrairement à ce que certains de ses successeurs ont cru devoir retenir de lui, Freud ne s’était pas limité à une analyse des contenus d’une œuvre d’art, dans une sorte de psychanalyse appliquée qui « l’interprèterait » en fonction des éléments biographiques connus ; s’il s’y est risqué parfois – ainsi dans certains passages du Léonard – c’était le plus souvent en lien avec son questionnement sur le processus créateur : en l’occurrence sur la transformation d’une séduction originaire et la sublimations des pulsions partielles, c'est-à-dire en pointant, déjà, la place de l’Originaire (reprenons le terme, bien-sûr postérieur, de Piera Aulagnier) dans ce processus.

 

Anne Brun situe ensuite, chronologiquement, les points de vue de Mélanie Klein donnant à l’œuvre d’art une fonction de réparation de l’objet perdu (détruit dans la position schizo-paranoïde), puis de Winnicott avec l’objet trouvé/créé qui ouvre de nouvelles et fécondes perspectives sur le processus créateur : l’accent est désormais porté sur le rôle primordial de la recherche de mise en forme des mouvements pulsionnels et du sensoriel, plutôt que sur les contenus fantasmatiques.

 

Anne Brun synthétise ensuite la pensée de Didier Anzieu sur l’œuvre d’art comme projection du corps réel et imaginaire du créateur dans le « corps de l’œuvre », avec deux types de création : celles qui déchargeraient un excès pulsionnel –  Bacon en serait un exemple – et celles qui consolideraient ou tenteraient de pérenniser les stimulations et les réponses primitivement trop rares d’un environnement autrefois en partie défaillant, comme chez Beckett. L’auteur passe ensuite en revue les apports de J. Lacan, J. Laplanche, A. Green, J. Chasseguet-Smirgel, S. de Mijolla, et enfin de R. Roussillon chez lequel elle souligne une conception du processus créateur comme tentative d’élaborer une expérience qui, auparavant, n’avait jamais pu être « liée, symbolisée ni appropriée subjectivement».

 

C’est essentiellement (et avec justesse selon moi) avec ce dernier fil qu’Anne Brun tisse l’ensemble de ses différentes questions : la nécessité dans le processus créateur (surtout contemporain peut-être) de créer une forme afin de tenter de figurer la part d’expérience qui n’avait pas pu jusque là être symbolisée, forme dans laquelle les motions pulsionnelles sont projetées et le corps sensoriel mobilisé, forme par laquelle le créateur recompose ou consolide le sentiment d’exister. Anne Brun reprend ce fil sous différents aspects : les créations de Michaux, picturales surtout mais aussi poétiques, par lesquelles l’artiste sous hallucinogènes traduit la discontinuité des incessantes transformations de ses sensations et mobilise celles-ci et leurs rythmes chez le récepteur de l’œuvre bien davantage qu’elles ne viendraient en écho avec ses fantasmes : Michaux « nous donne à sentir, plutôt qu’à voir » écrit Anne Brun. Elle évoque ensuite les films de Pedro Almodovar dans une partie du livre moins convaincante selon moi, car elle semble se livrer alors à une analyse des contenus fantasmatiques plus qu’au processus créateur ; j’y relève toutefois une notation  : « De façon générale, l’œuvre contemporaine devient un corps extrême qui signe la mort du sujet unaire, le sujet se définit non plus comme une unité subjective mais comme un sujet pluriel, un sujet kaléidoscopique, qui se démultiplie dans le jeu des métamorphose » ; il serait d’ailleurs très intéressant de situer pourquoi notre époque voit une telle évolution des formes artistiques…

 

Dans la seconde partie de son livre, Anne Brun expose la pratique des médiations thérapeutiques dans différents contextes, exemples à l’appui : auprès de criminels en prison, auprès de patients psychotiques ou autistes.

A partir de matériaux dont les qualités sensorielles sollicitent fortement la résurgence d’expériences sensori-motrices et dans le mode de contact le plus primitif à l’environnement, les patients peuvent retrouver un contact en eux avec ce qui avait jusque-là échappé à toute forme de symbolisation : « Un des enjeux principaux consiste à pouvoir faire advenir à la figuration des expériences primitives non symbolisées », écrit l’auteur. Comme pour nombre d’artistes contemporains note d’ailleurs l’auteur, il s’agit « d’inscrire dans l’œuvre l’effacement pour y survivre ».

 

Anne Brun distingue différentes phases dans l’émergence et la transformation (accompagnées activement par le thérapeute) des « formes primaires de symbolisation et de leur rôle dans l’accès à une symbolisation ». Cela va par exemple d’un papier troué ou délavé jusqu’à se déliter (« ça se perce », « ça s’arrache », « ça se défait, ça coule », « ça disparait ») à des formes différenciées d’un fond avec des transformations réversibles (« le trou se bouche », « ça se recolle et se décolle ») pour enfin se constituer en productions ou le Je devient le sujet des transformations qu’il figure, dans une utilisation variée de différentes techniques, avec une verbalisation de scénarios fantasmatiques qui apparaît peu à peu.

Le livre se clôt sur un retour vers les artistes, et plus précisément vers des écrivains de « l’écriture de soi » : Michel Leiris, Thomas Bernhard, Antonin Artaud puis Hervé Guibert. Anne Brun y souligne comment l’écriture peut constituer un moyen de se « ressaisir » soi-même dans des situations extrêmes, de s’éprouver vivant, de panser un narcissisme fragile. Là encore, il s’agit pour elle de cerner le travail créateur comme processus de transformation psychique et l’œuvre comme une découverte toujours renouvelée d’un inconnu de soi.

Annie Franck