Ogawa, Mallarmé, Lacan

Cet ouvrage rassemble plusieurs conférences prononcées par Jean Allouch et qui partagent un même thème, un même projet : « mettre au jour une autre et moins naïve articulation entre la littérature, la psychanalyse et la mort. » Les auteurs qui sont interpellés pour une telle entreprise sont Ogawa, Mallarmé et Lacan. Quant au concept psychanalytique qui sera mis en avant, ce sera le transfert, « véritable opérateur analytique » selon Allouch.

Allouch, par une argumentation serrée, sollicite une écoute ou une étude très attentive de ses propos. L’ouvrage est très intéressant même si certains passages, ne le cachons pas, sont difficiles à comprendre. Tentons tout de même de rendre compte de ce que nous avons pu attraper.

Allouch s’interroge sur le rapport qu’engage l’homme de lettre avec la mort lorsqu’il écrit, publie et est reconnu par le public. Cette réussite ne le prive-t-elle pas de sa seconde mort ? La seconde mort est celle qui correspond à la fin du défunt, au moment où plus rien de lui ne subsiste. Elle se distingue d’une première mort, celle-ci correspondant à la mort physique, à la disparition.

L’auteur avance que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les peuples d’Occident ont adopté une nouvelle posture à l’endroit de la mort. Il y aurait, en effet, une radicale disparition des rituels ou même des signes de deuil. C’est alors que le texte de Freud Deuil et mélancolie paraîtra. Ce texte est un recours à ce qui s’engage alors : il y aurait, selon Freud, une substitution grâce au travail de deuil. Au disparu se substituerait un nouvel objet qui procurerait non seulement toutes les jouissances obtenues de l’objet perdu mais plus de jouissance encore. Allouch récuse cette thèse et affirme que nous ne sommes endeuillés que d’êtres irremplaçables et leur perte est radicale, sans aucune possibilité de récupération à envisager.

La présentation et l’étude du livre de Y. Ogawa, L'annulaire, permettra à Allouch, d’une manière très convaincante, d’appuyer son propos. Résumons-le succinctement : une femme, ouvrière dans une usine dans laquelle on fabrique des boissons gazeuses, a un accident dans lequel elle perd l’extrémité de son annulaire gauche. C’est alors que le temps s’arrête pour elle, qu’un certain équilibre se rompt et qu’un symptôme apparaît : elle ne peut plus boire de soda. A la suite de cet accident, elle quitte la campagne et erre quelques jours en ville avant de trouver, par hasard, un poste de secrétaire dans un laboratoire. Cet établissement prépare et conserve des « spécimens » que les gens apportent afin que leur soit fournit une réponse aux problèmes personnels qu’ils rencontrent. Ces « spécimens » sont des bouts de soi, ils sont liés à un deuil et le laboratoire ne les rend jamais. Celui-ci est payé pour « naturaliser » le spécimen, c’est-à-dire le rendre à la nature, lui ôter toute valeur signifiante.

Allouch rebondit alors sur une question que Lacan se posait : comment se fait-il que l’analysant revient à la prochaine séance ? Et bien, c’est parce qu’il apporte chez son analyste son spécimen, son bout de soi de deuil et qu’ « il n’est pas de ceux auxquels cette seule démarche suffit pour être libre de ne plus avoir à se souvenir. »

L'annulaire permettra également à Allouch de revenir sur les effets qu’engendre chez l’auteur un succès littéraire. Ces œuvres, que l’on dit immortelles, ne seraient-elles pas celle dont la valeur signifiante n’est pas ôtée, c’est-à-dire celles qui ne subissent pas de désignification ? C’est ainsi que leurs auteurs deviendraient immortels. Mais avancer cela signifie également que ce qu’on appelle la réussite littéraire est une modalité de l’échec du deuil…

Après Ogawa, Allouch s’intéresse à Lacan. Il va reprendre deux propos de ce dernier : le premier a été tenu lors de son séminaire, en février 1977. Le second correspond à la lettre de dissolution de l’EFP de janvier 1980.

Allouch fait donc tout d’abord référence à un séminaire de février 1977 dans lequel Lacan fait état de son effroi et de sa colère d’enfant devant la position de sa sœur Maneine, de deux ans et demi plus âgée que lui et qui s’autoproclame « sachante ». Selon Allouch, la question de Lacan, sa question est celle du savoir comment faire pour que cède la posture subjective de Maneine qui en « entreprenant d’énoncer ce qu’elle prétend savoir, cesse de savoir de la façon dont elle le prétend, c’est-à-dire sans aucun profit de savoir pour elle et pour autrui » ? Comment faire pour que cesse ce gaspillage de savoir ?

Lacan a donc cru qu’ « il est possible qu’il en soit autrement » et que « chacun, sollicité d’une certaine façon, peut cracher le savoir su ou insu dont il se trouve le dépositaire ». A la question du savoir se noua également celle de l’amour. Des questions en découlèrent alors : qu’elle serait la manière d’aimer qui donnerait lieu, chez l’autre, au (faire) savoir ? Quelle sorte d’amour pourrait mettre fin au gaspillage du savoir ?

Allouch apporte une réponse : se faire, dans l’amour, bûche humide et néanmoins brûlante sans pour autant flamber, en appeler ainsi à la liberté d’autrui, solliciter autrui à conquérir, par cette voie, sa propre liberté en délivrant son savoir insu. Mais comment donc se faire bûche humide, brûlante et non flambante ? Cela passerait par une ascèse, par une « consumation ». La bûche se consume tout au long de chaque analyse. Son mode de disparition est l’à petit feu. Il convient, pour cela, que l’analyste ait pu advenir comme cette bûche qui seule est susceptible de donner lieu au savoir parce qu’elle répond à l’amour de transfert sans l’écouter et le satisfaire. Le psychanalyste le peut en « ayant disparu en tant que quelqu’un ou, plus justement, que quelque un, c’est-à-dire en s’étant égaler à n’importe qui ». Lacan parlera à ce sujet du « désêtre », résultat d’un deuil d’être quelque un constitutif du désir de l’analyste.

Venons-en à la lettre de dissolution du 15 janvier 1980. Jusqu’à cette date, Lacan faisait de l’amour une réponse au non rapport sexuel. Or, on a ici affaire à l’échec d’un amour démesuré porté à Lacan, et porteur d’hétérité. On trouve également dans cette lettre le témoignage d’un échec reçu comme pénible et ce au point de devoir en appeler à une délivrance, plus exactement à cette délivrance même que Lacan aurait trouvé en énonçant qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Le non rapport sexuel aurait alors fait réponse à l’échec de l’amour alors qu’on aurait pu croire que l’amour faisait réponse au défaut d’un rapport sexuel. Il y aurait là un échec de Lacan, qui n’a pas réussi à donner ses règles du jeu à l’amour.

Lacan va promouvoir par la suite une autre école en remettant en jeu l’amour (« Ceci est l’Ecole de mes élèves, ceux qui m’aiment encore »). Il y a là un appel à l’amour. L’amour ainsi convoqué par Lacan ne saurait être, selon son vœu, cet amour donateur d’éternité, cet amour même dont il aurait été l’objet de la part des membres de l’Ecole Freudienne de Paris. Lacan refusait l’éternité, il refusait d’être transporté dans l’éternité. Il souhaitait être mortel, pouvoir mourir, quelque soit le retentissement de l’œuvre accomplie. L’œuvre aussi doit d’ailleurs pouvoir disparaître car son éternisation priverait son auteur de sa seconde mort. Lacan ne voulait pas de cet amour qui lui offrait l’éternité. Cet amour valait pour lui agression. Son appel à l’amour, lorsqu’il promut l’Ecole de la Cause Freudienne, apparaît bien comme un appel à un autre amour.

Quelques mots pour finir sur Mallarmé. Le poète est également un personnage qui s’est empoigné, qui a été pris dans la malédiction de l’éternité. Selon Allouch, Mallarmé partage avec Lacan la question de l’hermétisme. Le poète piège alors le lecteur, les réitérations de l’œuvre qui dissolvent le sens, en seraient le témoignage. Le sens se dissout donc « dans le temps de l’œuvre et appelle des « interprétations se dissolvant elles-mêmes ». Bref, le sens est la question de Mallarmé, comme le savoir était celle de Lacan. Et ce serait par là, par la question du sens et de la manière dont il la traitait, nous explique Allouch, que le poète a tenté de se déprendre de l’éternité…

Lille, le 12 septembre 2009.

Raïssa Frémaux, Antoine Verstraet