Ogawa, Mallarmé, Lacan
CONTRE L’ETERNITE, OGAWA, MALLARME, LACAN, de Jean ALLOUCH, Epel, Paris, 2009. Cet ouvrage rassemble plusieurs conférences prononcées par Jean Allouch et qui partagent un même thème, un même projet : « mettre au jour une autre et moins naïve articulation entre la littérature, la psychanalyse et la mort. » Les auteurs qui sont interpellés pour une telle entreprise sont Ogawa, Mallarmé et Lacan. Quant au concept psychanalytique qui sera mis en avant, ce sera le transfert, « véritable opérateur analytique » selon Allouch. Allouch, par une argumentation serrée, sollicite une écoute ou une étude très attentive de ses propos. L’ouvrage est très intéressant même si certains passages, ne le cachons pas, sont difficiles à comprendre. Tentons tout de même de rendre compte de ce que nous avons pu attraper. Allouch s’interroge sur le rapport qu’engage l’homme de lettre avec la mort lorsqu’il écrit, publie et est reconnu par le public. Cette réussite ne le prive-t-elle pas de sa seconde mort ? La seconde mort est celle qui correspond à la fin du défunt, au moment où plus rien de lui ne subsiste. Elle se distingue d’une première mort, celle-ci correspondant à la mort physique, à la disparition. L’auteur avance que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les peuples d’Occident ont adopté une nouvelle posture à l’endroit de la mort. Il y aurait, en effet, une radicale disparition des rituels ou même des signes de deuil. C’est alors que le texte de Freud Deuil et mélancolie paraîtra. Ce texte est un recours à ce qui s’engage alors : il y aurait, selon Freud, une substitution grâce au travail de deuil. Au disparu se substituerait un nouvel objet qui procurerait non seulement toutes les jouissances obtenues de l’objet perdu mais plus de jouissance encore. Allouch récuse cette thèse et affirme que nous ne sommes endeuillés que d’êtres irremplaçables et leur perte est radicale, sans aucune possibilité de récupération à envisager. La présentation et l’étude du livre de Y. Ogawa, L’annulaire, permettra à Allouch, d’une manière très convaincante, d’appuyer son propos. Résumons-le succinctement : une femme, ouvrière dans une usine dans laquelle on fabrique des boissons gazeuses, a un accident dans lequel elle perd l’extrémité de son annulaire gauche. C’est alors que le temps s’arrête pour elle, qu’un certain équilibre se rompt et qu’un symptôme apparaît : elle ne peut plus boire de soda. A la suite de cet accident, elle quitte la campagne et erre quelques jours en ville avant de trouver, par hasard, un poste de secrétaire dans un laboratoire. Cet établissement prépare et conserve des « spécimens » que les gens apportent afin que leur soit fournit une réponse aux problèmes personnels qu’ils rencontrent. Ces « spécimens » sont des bouts de soi, ils sont liés à un deuil et le laboratoire ne les rend jamais. Celui-ci est payé pour « naturaliser » le spécimen, c’est-à-dire le rendre à la nature, lui ôter toute valeur signifiante. Allouch rebondit alors sur une question que Lacan se posait : comment se fait-il que l’analysant revient à la prochaine séance ? Et bien, c’est parce qu’il apporte chez son analyste son spécimen, son bout de soi de deuil et qu’ « il n’est pas de ceux auxquels cette seule démarche suffit pour être libre de ne plus avoir à se souvenir. » L’annulaire permettra également à Allouch de revenir sur les effets qu’engendre chez l’auteur un succès littéraire. Ces œuvres, que l’on dit immortelles, ne seraient-elles pas celle dont la valeur signifiante n’est pas ôtée, c’est-à-dire celles qui ne subissent pas de désignification ? C’est ainsi que leurs auteurs deviendraient immortels. Mais avancer cela signifie également que ce qu’on appelle la réussite littéraire est une modalité de l’échec du deuil… Après Ogawa, Allouch s’intéresse à Lacan. Il va reprendre deux propos de ce dernier : le premier a été tenu lors de son séminaire, en février 1977. Le second correspond à la lettre de dissolution de l’EFP de janvier 1980. Allouch fait donc tout d’abord référence à un séminaire de février 1977 dans lequel Lacan fait état de son effroi et de sa colère d’enfant devant la position de sa sœur Maneine, de deux ans et demi plus âgée que lui et qui s’autoproclame « sachante ». Selon Allouch, la question de Lacan, sa question est celle du savoir comment faire pour que cède la posture subjective de Maneine qui en « entreprenant d’énoncer ce qu’elle prétend savoir, cesse de savoir de la façon dont elle le prétend, c’est-à-dire sans aucun profit de savoir pour elle et pour autrui » ? Comment faire pour que cesse ce gaspillage de savoir ? Lacan a donc cru qu’ « il est possible qu’il en soit autrement » et que « chacun, sollicité d’une certaine façon, peut cracher le savoir su ou insu dont il se trouve le dépositaire ». A la question du savoir se noua également celle de l’amour. Des questions en découlèrent alors : qu’elle serait la manière d’aimer qui donnerait lieu, chez l’autre, au (faire) savoir ? Quelle sorte d’amour pourrait mettre fin au gaspillage du savoir ? Allouch apporte une réponse : se faire, dans l’amour, bûche humide et néanmoins brûlante sans pour autant flamber, en appeler ainsi à la liberté d’autrui, solliciter autrui à conquérir, par cette voie, sa propre liberté en délivrant son savoir insu. Mais comment donc se faire bûche humide, brûlante et non flambante ? Cela passerait par une ascèse, par une « consumation ». La bûche se consume tout au long de chaque analyse. Son mode de disparition est l’à petit feu. Il convient, pour cela, que l’analyste ait pu advenir comme cette bûche qui seule est susceptible de donner lieu au savoir parce qu’elle répond à l’amour de transfert sans l’écouter et le satisfaire. Le psychanalyste le peut en « ayant disparu en tant que quelqu’un ou, plus justement, que quelque un, c’est-à-dire en s’étant égaler à n’importe qui ». Lacan parlera à ce sujet du « désêtre », résultat d’un deuil d’être quelque un constitutif du désir de l’analyste. Venons-en à la lettre de dissolution du 15 janvier 1980. Jusqu’à cette date, Lacan faisait de l’amour une réponse au non rapport sexuel. Or, on a ici affaire à l’échec d’un amour démesuré porté à Lacan, et porteur d’hétérité. On trouve également dans cette lettre le témoignage d’un échec reçu comme pénible et ce au point de devoir en appeler à une délivrance, plus exactement à cette délivrance même que Lacan aurait trouvé en énonçant qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Le non rapport sexuel aurait alors fait réponse à l’échec de l’amour alors qu’on aurait pu croire que l’amour faisait réponse au défaut d’un rapport sexuel. Il y aurait là un échec de Lacan, qui n’a pas réussi à donner ses règles du jeu à l’amour. Lacan va promouvoir par la suite une autre école en remettant en jeu l’amour (« Ceci est l’Ecole de mes élèves, ceux qui m’aiment encore »). Il y a là un appel à l’amour. L’amour ainsi convoqué par Lacan ne saurait être, selon son vœu, cet amour donateur d’éternité, cet amour même dont il aurait été l’objet de la part des membres de l’Ecole Freudienne de Paris. Lacan refusait l’éternité, il refusait d’être transporté dans l’éternité. Il souhaitait être mortel, pouvoir mourir, quelque soit le retentissement de l’œuvre accomplie. L’œuvre aussi doit d’ailleurs pouvoir disparaître car son éternisation priverait son auteur de sa seconde mort. Lacan ne voulait pas de cet amour qui lui offrait l’éternité. Cet amour valait pour lui agression. Son appel à l’amour, lorsqu’il promut l’Ecole de la Cause Freudienne, apparaît bien comme un appel à un autre amour. Quelques mots pour finir sur Mallarmé. Le poète est également un personnage qui s’est empoigné, qui a été pris dans la malédiction de l’éternité. Selon Allouch, Mallarmé partage avec Lacan la question de l’hermétisme. Le poète piège alors le lecteur, les réitérations de l’œuvre qui dissolvent le sens, en seraient le témoignage. Le sens se dissout donc « dans le temps de l’œuvre et appelle des « interprétations se dissolvant elles-mêmes ». Bref, le sens est la question de Mallarmé, comme le savoir était celle de Lacan. Et ce serait par là, par la question du sens et de la manière dont il la traitait, nous explique Allouch, que le poète a tenté de se déprendre de l’éternité… Lille, le 12 septembre 2009. Raïssa Frémaux, Antoine Verstraet ---------------------- Jean-Michel LOUKA Pour Œdipe.org Compte-rendu du livre de Jean Allouch. « Contre l’éternité – Ogawa, Mallarmé, Lacan » 21 août 2009 Issu de plusieurs conférences et interventions entre 2003 et 2008, ce dix-septième livre de Jean Allouch (dorénavant JA), élève dérangeant de Lacan – au sens strict de qui « dé-range » ce qui est trop bien rangé -, intitulé « Contre l’éternité » et sous-titré « Ogawa, Mallarmé, Lacan » (Epel, 2009) lance, à nouveau, de la part de l’auteur, un salutaire pavé dans la marre du lacanisme reçu et convenu, et, à travers celui-ci, de la psychanalyse toute entière. Ce livre est consacré à l’articulation de la littérature, de la psychanalyse et de la mort. Avec, pour cette dernière, une distinction radicale entre mort physique et « seconde mort », véritable fin promise à chacun quand aucune trace ne subsiste du défunt. En effet, pourquoi, nous sachant mortels, voulons-nous tous – ou presque – nous imaginer, sous une forme ou sous une autre, éternels… ? Être là, présent, pour l’éternité, par son œuvre, petite ou grande, peu importe, nous prive… Nous prive de quoi ? De cette seconde mort, précisément ! Alors : « Comment faire œuvre sans pour autant être pris dans la malédiction de l’éternité ? », annonce JA. Quatre chapitres pour ce court et dense ouvrage de 131 pages, précédés d’un préambule et d’une cauda intitulée « Cabaret ». Chapitre I : « Mort et écriture chez Yoko Ogawa », où JA s’arrête sur le roman japonais de Yoko Ogawa, L’Annulaire, parce que celui-ci prolonge son important ouvrage « Erotique du deuil au temps de la mort sèche » (Paris, Epel, 1995). Car pour JA « La clinique analytique est deuil » (p.20). La narratrice de L’Annulaire travaille dans un « laboratoire de spécimens » avec à sa tête M. Deschimaru. Le laboratoire naturalise les objets, les « spécimens », que les clients lui apportent. JA compare ce laboratoire au consultoire de l’analyste : « Le laboratoire n’a ni enseigne ni encart publicitaire, les gens qui s’adressent à lui sont bien capables de le trouver sans qu’il fasse vers eux la moindre démarche. Le client arrive avec un objet, « précieuse marchandise », un « spécimen » qu’il souhaite faire « naturaliser » […] ; le plus souvent, le client raconte par quel concours de circonstances il est arrivé à apporter son spécimen, le laisse, paye et s’en va - généralement pour ne jamais revenir. Le laboratoire accepte tous les objets, n’en néglige aucun, ne refuse ni le plus infime ni le plus insignifiant. » (p.24) JA précise que : « Tout au long de l’ouvrage les spécimens apparaissent autant de « bouts de soi » ; ils sont explicitement liés au deuil et, conformément à ce que je notais dans Erotique du deuil, le laboratoire ne le rend jamais » (p.25) et, pour la narratrice, ce sera précisément, …son annulaire ! On l’aura compris, « M. Deschimaru, c’est Thanatos. » (p.26) En écrivant et publiant ce livre, Yoko Ogawa propose son ouvrage comme un spécimen à naturaliser. (p.30) Allons-nous, quant à nous, répondre à sa demande en le « naturalisant » ? Sommes-nous des M. Deschimaru ? « En commentant ce livre, en lui faisant de la publicité, serais-je en train de me refuser à le naturaliser ? » (p.31) - comme moi ici avec l’ouvrage de l’auteur ? – nous dit JA qui ajoute : « est désormais immortel quiconque, ayant apporté son spécimen au laboratoire littéraire pour qu’il y soit naturalisé, se voit refuser cette naturalisation par la louange même dont ce spécimen est l’objet. Est immortel celui auquel on a refusé qu’il accomplisse ce deuil même qui l’a porté à écrire, à fabriquer son spécimen à naturaliser. » (p.32) Quel enseignement en tirer ? Yoko Ogawa nous surprend car « […] nous avons tendance, psychanalyse aidant, à penser exactement le contraire ; elle nous apprend, qui plus est de la meilleure façon qui soit, c’est-à-dire en acte et en nous mettant effectivement dans le coup, que ce qu’on appelle la réussite littéraire est une modalité de l’échec d’un deuil. » (p.32) Chapitre II : « Manières de disparaître chez Mallarmé et Lacan », sous-titré : « Propos sur la mort parfaite de Stéphane Mallarmé de Leo Bersani » ( Epel, 2008). - D’abord Lacan, ou plutôt Jacques Marie Lacan… « en bûche », puis Mallarmé « dissolu », via Leo Bersani. L’intérêt de JA, à ce sujet, le statut du disparaître chez Lacan, date déjà de l’une de ses toutes premières interventions à l’Ecole freudienne, en 1976. La question de Lacan, c’est le savoir, telle qu’il en fait part à son auditoire de son séminaire, le 15 février 1977 : « […] il fait état de son effroi d’enfant devant la position de sa sœur, de deux ans et demi plus âgée que lui, s’autoproclamant sachante, qui plus est, note-t-il, à la troisième personne : « Maneine sait », lui affirme-t-elle […] » (p.39) Il est effrayé et en colère de tant d’aplomb. « De cette colère Jacques Marie Lacan fit vertu pratique et enseignement - son nom de « Marie » ayant inscrit, de manière anticipée, sa propre participation (révoltée) à cette position. » (p.39) Mais avec MARguerItE Anzieu sachante où son prénom de Marie est inscrit dans Marguerite, qu’il dénomme « Aimée », Lacan noue « la question de l’amour à celle d’un savoir qui accepte et parfois même tient à se faire savoir. L’articulation de ces deux questions, amour et savoir, n’a cessé de tarabuster Jacques Marie Lacan : que serait une manière d’amour qui donnerait lieu, chez l’autre, au (faire) savoir ? » (p.41) L’auteur remarquera que le discours de Lacan, à ce sujet, « est à double détente (un psychanalyste, c’est un objet souple, détendu, pas bandé). Premier à disparaître : le deuil de soi-même sans lequel il n’est nul accueil analytiquement valable du transfert, ce « deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste » qu’avance Jacques Lacan à la fin du séminaire Le transfert (28 juin 1961). Mais loin d’être sans reste, ce deuil est mis au service d’une réalisation de soi comme objet, comme cet objet métaphorisé par la brûlante et non flambante bûche humide, elle-même appelée à disparaître par consumation, à s’avérer n’être rien. » (p.49) - Mallarmé, c’est la question de l’hermétisme, que Lacan, cependant, partage aussi avec lui. A travers les œuvres de Mallarmé visités par Leo Bersani, JA sera amené à dire, dans ce chapitre, que : « Parce qu’il prend son départ d’un impossible savoir, du savoir d’une impossibilité, d’un savoir néanmoins su de lui (l’existence de l’Univers comme un, le caractère complet de la Nature), et d’un savoir qui fait crise, panne de la création, la question de Mallarmé se porte non pas, comme chez Lacan, sur le savoir mais sur le sens ou, si l’on veut, sur le sens du sens […] » (p.59) Et de conclure : « Ainsi a-t-on affaire, chez Mallarmé et chez Lacan, à un disparaître à la fois dupliqué et non absolu. Mais, tandis que, chez le premier, la duplication est d’ordre spatial, elle est temporelle chez le second. Chez le premier elle est au service d’un questionnement du sens et écarte le savoir, chez le second au service d’un questionnement du savoir et écarte le sens. » (p.60) Chapitre III : « D’une politique de la mort ». Tardivement dans son œuvre, au moment de la dissolution de l’EFP, Lacan change de position quant à l’amour. Nous sommes à la séance du 15 janvier 1980 de son séminaire éponyme. « Jusque-là, Lacan avait fait de l’amour un sentiment comique. Le voici pris dans la tragédie, signe qu’ultimement il a bien changé de position. » (p.64), dit JA, qui précise : « Jusque-là, l’amour faisait réponse au non-rapport sexuel, une réponse d’allure réactive. La question apparaissait être celle du non-rapport sexuel, et l’amour se trouvait, comme en second, situé au regard du non-rapport sexuel. » (p.64) Ainsi, « Le non-rapport sexuel aurait fait réponse à l’échec de l’amour, apprend-on alors que l’on avait pu croire que l’amour faisait réponse au défaut d’un rapport sexuel. » (p.65) Mais, très vite Lacan devait apporter son soutien à une nouvelle école, en faisant appel, d’une manière qui en surpris plus d’un,…à l’amour ! Dans une lettre datée du 26 juin 1980, à en-tête de l’Ecole de la cause freudienne, on put lire cette phrase : « Ceci est l’Ecole de mes élèves, ceux qui m’aiment encore. » (p.66), signe qu’il avait lui-même, disait-on, « adopté » ladite école. Mais cet amour est un amour qui n’est pas celui dont il s’est plaint à l’EFP, celui qui ne cessait pas de vouloir l’éterniser. « Si donc appel à l’amour il y a, au moins apprenons-nous […] – dans cette allocution de bienvenue à cette école le 15 mars 1980 – que l’amour ainsi convoqué ne saurait être, selon le vœu de Lacan, cet amour donateur d’éternité, cet amour même dont il aurait été l’objet de la part des membres de l’EFP » (p.71), nous dit clairement l’auteur, JA. Car, ajoute-t-il, c’est un « refus d’être par l’amour changé en « moi-même » (Lacan). » (p.71). Refus de cet amour éternisant, car « ce n’est pas ça ». Ce « ce n’est pas ça » était, comme l’on sait, chez Lacan, un des noms de l’objet a. Lacan en appelait à un autre amour, un amour qui refuse l’éternité, un amour « borné » dit JA, « en ce sens qu’il trouve sa limite en lui-même » (p.74), « […] « l’amour Lacan », comme on peut le nommer » (p.74), conclut-il. Mais le temps manqua… Chapitre IV : « Roussi au feu de l’amour », reprend la question fondamentale du transfert, sa fin et donc celle du bouclage d’une analyse. Comment se boucle une analyse ? C’est « […] jeter le psychanalyste qui est tombé » (p.87), dit JA. L’analyste est amené à défaillir, certes, mais de la bonne manière : mourir au cours de l’analyse, par exemple, n’est pas la bonne, cela éternise le transfert. « En effet, déchoir n’est pas tomber […] » (p.87). Il y a mille façons de déchoir : un mot, une phrase, un geste suffisent, précise l’auteur. Que l’analyste « règle son action sur le velle bonum alicui. L’analysant alors, tout au moins dans le meilleur des cas, peut le quitter. L’analyste est-il pour autant tombé ? Justement pas, l’évènement est alors évité. » (p.87). De même, insistera JA, lorsque l’analyste meurt. Il meurt, mais ne « tombe » pas. On sait qu’à la fin d’une analyse, c’est « destitution subjective » côté analysant et «désêtre » côté analyste. Dès lors, la question qui se pose « se laisse maintenant ainsi formuler : quel genre d’objet aimé doit donc être le psychanalyste pour en venir à être frappé de désêtre par une analyse se bouclant ? Et, si nous admettons avec Lacan que le discours psychanalytique loge la mort dans l’amour, cette question devient : en quel genre de mort aimé doit donc se constituer le psychanalyste pour finir par offrir à l’analysant la seule chose susceptible de le sortir de son pétrin, à savoir sa destitution subjective ? » (p.96) Lacan « localise à cette place du mort précisément les sentiments du psychanalyste à l’endroit de l’analysant (donc ledit « contre-transfert »). Le psychanalyste est mort en tant qu’il aimerait, haïrait, ignorerait. » (p.97) L’amour vise « un objet aimé dont le mode d’être, notamment mis en œuvre par Breton dans L’amour fou, est celui de l’apparition. Un mode d’être spectral, caractéristique des morts. L’amour est nécrophile. » (p.97-98), dit JA, qui précise : « L’amour n’a jamais affaire, dans l’objet aimé, qu’à une apparition. » (p.100), illusoire victoire sur la mort comme l’image de l’identification imaginaire du fameux « stade du miroir ». L’auteur poursuit : « C’est ainsi, sur cette figure d’un mort aimé (écrivons « mortaimé »), que se construisent toutes celles de l’idéalité. À laquelle le corps lui-même est convié, quitte à s’y trouver « mentalisé ». Le parlêtre , ici JA cite Lacan, la séance du 13 janvier 1976 du séminaire Le sinthome, « adore son corps. Il l’adore. Parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité il l’a pas. Mais son corps est sa seule consistance – mentale bien entendu. Son corps fout le camp à tout instant ».»(p.100) Puis, suivront trois difficultés de l’amour, qui donnent lieu à trois thèses, sous le chef « Du meilleur aimé » et de la formule de David Halperin, There’s no lover like a dead lover : I. Aimer un(e) mort(e) ; II. Aimer un(e) endormi(e) ; III. Du corps comme obstacle à l’amour ;…pour déboucher sur l’âme, avec « De l’âme », point d’aboutissement du présent travail de l’auteur. Car, nous dit JA : « Le psychanalyste est le meilleur aimé pour cette raison, notamment, qui peut se formuler de deux façons différentes : 1) il loge la mort dans l’amour (il est mort à l’endroit de ses sentiments) ; 2) aimé, il s’exclut comme corps. » (p.113) Alors énonce-t-il : « Quel statut « physique », dirais-je, peut-on donner au psychanalyste comme objet aimé, c’est-à-dire comme apparition ? […] L’image réelle […] suffit […]. On est saisi d’un sentiment d’étrangeté lorsque, pour la toute première fois, on se trouve confronté à une image réelle. Elle offre, tel n’importe quel objet phénoménal, la possibilité de la voir sous différents angles, acceptant gentiment d’apparaître différente quand se déplace le regard. Et pourtant, tendant la main pour la toucher, nous ne touchons rien ! Aucun contact n’a lieu. Pas moyen d’en jouir comme on le fait d’un corps, alors même qu’elle se présente, tel un corps, en trois dimensions. » (p.115), remarque justement JA. Alors, l’auteur d’interroger,…et de répondre : « Peut-être n’y-a-t-il aujourd’hui […], qu’un psychanalyste pour ouvrir si largement l’avenue de l’amour, pour laisser être son advenue, pour faire en sorte que l’amour ait lieu en son lieu, lequel lieu, disons-le maintenant, a un nom : l’âme. » (p.115-116) …Et « Le discours psychanalytique […], ne rejettera pas l’antique lien entre Être, âme et, ajoutons-le, l’amour […] : mais que peut-on penser de l’âme, du côté du manque ? » (p.118) Enfin, JA conclura ce chapitre sur ce néologisme de « transmour ». « Le transmour (appelons-le ainsi, tirons ainsi la conséquence de ce fait que, si « le transfert c’est l’amour », on ne saurait plus longtemps parler d’amour de transfert) a bien un objet aimé, rien d’autre donc que l’âme du psychanalyste. Boucler une analyse, en finir avec le transmour, revient, selon cette voie […], à enfin délaisser cette âme du psychanalyste en jetant ce qui faisait son charme, sa brillance, le corps de cet objet a dès lors qu’il serait tombé. » (p.120) Et… « Dans la fin de partie analytique, désêtre et destitution subjective se répondent au lieu ontologique de l’âme. Laisser là, dans le consultoire, un corps désormais sans âme, voici ce que réalise, en ce moment évanescent, le psychanalysant. » (p.121) On lira, in fine, avec un intérêt égal la cauda « Cabaret » qui met en scène la célèbre chanteuse Yvette Guilbert, si apprécié de Freud, et le dialogue de sourds (à trois, car il faut y adjoindre Max, le mari d’Yvette), qui naît entre eux. Freud rate l’affaire. Quelle affaire ? Celle de la demande d’analyse d’Yvette. « Où et comment a-t-il dérapé ? En doutant de l’inconscient ! Ou, plus exactement, en n’en doutant pas de la bonne façon. S’il y avait cru davantage, il n’aurait eu nul besoin de le mettre en avant comme tel, de ferrailler avec ses interlocuteurs, de tenter de les convaincre de son existence. S’il y avait autrement cru, il aurait mis de côté son savoir et aurait questionné plus avant celle qui lui faisait part de son expérience de comédienne et de la théorie qu’elle s’en était forgée […]. » (p.125) L’éternité, sous la forme de l’« éternelle jeunesse » hante Freud, comme sa correspondance avec Yvette et Max en témoigne. « Un autre empêchement a joué : l’éternité. » (p.126) nous dit précisément JA, qui termine son ouvrage ainsi : « Il est aisé de conclure : l’inconscient, cette instance psychique que Freud disait « hors du temps », c’est l’éternelle jeunesse de Freud. Aussi, se démarquant des « freudiens » Jacques Lacan dut-il s’employer à offrir à Freud une sépulture décente. Ce qu’il fit encore ultimement en renommant « unebévue » l’inconscient - ce piège tendu aux psychanalystes ainsi que l’on vient de le voir. L’unebévue est l’inconscient sans son éternité, l’inconscient strictement accueilli dans ses manifestations ponctuelles (il y a unebévue, puis une autre bévue, puis une autre encore : rien de plus). L’unebévue est l’inconscient délesté de l’éternelle jeunesse de Freud. L’unebévue offre à Sigmund Freud la possibilité de n’être pas privé de sa seconde mort. » (p.127-128). *** Ma lecture le temps d’un bref été : « Contre l’éternité, Ogawa, Mallarmé, Lacan » de Jean Allouch aux éditions Essais Epel, 2009. J’en ai fait une lecture lente et suspendue, suspendue car je me suis surprise à moult reprises à lever le nez du livre, tant le contenu fourmille de références, de pensées créatrices, et, une telle lecture ne peut qu’inciter à la rêverie. Sous ce titre « Contre l’éternité » on trouve très vite le sujet principal de Jean Allouch : L’amour…et la mort. Le livre se partage en quatre chapitres, autant de conférences données entre 2003 et 2008 (centre Pompidou, Ecole lacanienne de psychanalyse, Buenos Aires, l’Ecole normal supérieur).Ce qui permet d’avoir le panachage de ses dernières recherches. On passe par l’œuvre de la romancière Yoko Ogawa, la biographie de Leo Bersani sur Mallarmé, la fin de Lacan/l’amour Lacan, la fin de partie analytique, la question de la présence sur scène d’Yvette Guilbert au temps de Freud. Et tout cela converge vers l’amour et la mort :un seul point. Par exemple dans le chapitre IV « Roussi au feu de l’amour » (expression de Sigmund Freud), à la question posée d’emblée « vais-je mourir ? », Jean Allouch étudie les divergences, d’abord par la doctrine de la discursivité de Lacan (les Quatre discours), à chacun sa réponse : Le scientifique prendra les mesures de probabilités et pensera la chose possible, le maître pensera (à la Hegel) « j’en aurai couru le risque », l’universitaire caressera l’idée de l’éternisation du savoir, le psychanalyste aura logé la mort dans l’amour… Puis J. A. constate d’autres débordements : les garanties sur une vie future des croyants, l’espoir d’une place dans l’histoire des politiques, le prolongement des parents dans leurs enfants, le souvenir de l’amant dans l’aimé, l’auteur dans son œuvre et enfin…le quidam qui n’a rien d’autre à s’offrir que sa belle mort. Rendre propice le deuil -Pour Lacan qui redoutait d’être enfermé pour l’éternité dans l’amour des « ensorcelés » (par lui), viendrait à la rescousse un nouvel amour ; « L’amour Lacan » dont sa règle du jeu serait sa limite (chapitre III : d’une politique de la mort) -Yoko Ogawa invente une nouvelle formule de rituel de deuil dans sa nouvelle « l’annulaire ». On ne peut s’empêcher de voir une similitude entre le cabinet analytique et le lieu de travail de l’héroïne d’Yoko Ogawa. En effet après avoir eu un accident dans l’usine de boisson gazeuse où elle était ouvrière, accident corporel qui lui à fait perdre un morceau de chair de l’annulaire, l’héroïne quitte ce lieu traumatique. Par la suite elle trouve dans un quartier reculé de la ville un nouvel emploi de secrétaire dans un laboratoire de spécimens. Le laboratoire est tenu par son fondateur dont le travail reste mystérieux, la seule chose que l’on sache c’est que de partout viennent des gens qui cherchent à « naturaliser » (neutraliser ?) un objet quelconque. Le laboratoire accepte tous les objets (os de canari , musique, champignons, brulure…annulaire etc.) une fois déposé personne ne revient jamais réclamer l’objet. Ces « bouts de sois », dit Jean Allouch, sont explicitement liés à un deuil. « Le sens de ces spécimens est d’enfermer, de séparer, d’achever . Personne n’apporte d’objets pour s’en souvenir encore et encore avec nostalgie. » explique le fondateur du laboratoire de spécimens. « Ecrire des livres n’aura jamais de fin »L’Ecclésiaste, autres écrits. La question se pose pour les auteurs, tous les auteurs (même J. Allouch), et Y. Ogawa se la pose implicitement, si la réussite littéraire est une modalité de l’échec d ‘un deuil, ne devrait-on pas nous autres lecteurs « naturaliser » les livres ? ne plus les ouvrir ? faut-il rendre la mortalité à tous les « immortels » qui ont tiré gloire de leurs spécimens ? impossible question. J’use donc de ma légèreté de lectrice : je refuse de garder cet excellent livre sous silence ! Aurélia Masson -------------------------------- Jean Allouch Contre l’éternité Ogawa, Mallarmé, Lacan Jean Allouch propose une étude centrée sur l’écriture et ce qu’elle peut parfois convoquer de la mort. Prenant pour exemple une romancière, un poète et un psychanalyste, et affinant les questions, gradation pour en venir à ce qui se joue sur le divan, le lecteur suit le cheminement d’une pensée rigoureuse et sans ambages. Littérature et psychanalyse au point de jonction qu’est la mort, pas tant dans une démarche de psychanalyse appliquée que dans ce qu’il nous est approchable alors d’une finitude (celle de l’auteur, de l’œuvre, du lecteur…) à cela s’ajoute la question suivante : la postérité prive-t-elle l’auteur de sa seconde mort ? Le premier chapitre est une analyse de L’annulaire de Yoko Ogawa. Dans ce texte, la narratrice, qui a perdu l’extrémité de son doigt, trouve un nouvel emploi de secrétaire dans un laboratoire de conservation des spécimens. M Deshimaru le fondateur de ce laboratoire explique que les spécimens sont « …différents pour chacun. Il s’agit d’un problème personnel. », sont ces choses que les gens viennent déposer définitivement quelque part, le laboratoire les conserve, les « naturalise » apportant ainsi une réponse à ces problèmes personnels. Mais lorsqu’une jeune fille après être venue faire naturaliser des champignons, revient pour qu’il en soit de même de sa cicatrice faciale, la narratrice pense alors à faire naturaliser son annulaire. Si la première jeune fille se fait elle-même spécimen,, le texte finit sur la narratrice prête à entrer dans la salle de naturalisation. Le spécimen comme bout de soi définitivement perdu, le parallèle avec le processus de deuil est évident sans être plaqué au texte ce qui le pose simplement en illustration, sans vouloir l’expliquer. Mise en abyme de la naturalisation : J. Allouch se (nous) demande ce qu’il en est pour l’auteur de livrer un tel objet, brève allusion à la poubellication (réussite littéraire et échec du deuil…). Mallarmé et Lacan sont abordés dans les deux chapitres suivants selon ce point commun de l’hermétisme linguistique, le disparaître et les jeux de langage. Reprenant ce que Lacan a pu livrer de lui de son rapport au savoir etc… J. Allouch oppose ce dernier au poète qui plus qu’au savoir aspirait au sens. Se questionnent les liens entre disparition et lieu d’existence, où siste donc le sujet pendant l’acte littéraire. Si le sens prime pour Mallarmé, le savoir vient ancrer Lacan dans une autre perspective : celle de la transmission. Ainsi chacun, dans un hermétisme vectorisé différemment, s’assure une part d’éternité dans la profusion des interprétations, la fixation d’une signification unique semblant insupportable. Il ne s’agirait pas d’aller contre (anti) l’éternité mais bien d’y être tout contre, un au plus près, comme cet au plus près de la mort que convoque l’écriture. La dernière partie traite de l’amour (et de la mort) dans l’analyse. Reprenant le « roussi au feu de l’amour » freudien, il déploie la métaphore du feu en exploitant les différentes figures où mort et amour se trouvent condensées ( le mort-aimé…) et les met en lien avec la (les) position(s) de l’analyste. Peu de chose à redire quant à la qualité de l’argumentation, néanmoins peut-être faut-il interroger les postulats : il y a la première mort, la mort physique, biologique et la seconde mort, qui est la disparition de toute trace du déjà défunt. Mais cette seconde mort n’a-t-elle pas de consistance que pour les vivants ? Tout processus de production (littéraire ou autre) viserait à une pérennisation du sujet sur des substrats palpables. On peut s’interroger sur la distinction de la littérature parmi les productions humaines, la peinture n’est-elle pas tout aussi résistante au temps ? Là où J. Allouch pose la question de l’impensable, de l’à jamais méconnue – l’inconscient ne connaissant pas la mort – l’idée (est-ce un concept ?) de la seconde mort semble être une façon d’aller au plus près de la vérité singulière de la finitude. En soi, la seconde mort ne me paraît ni un enjeu spécifiquement littéraire, ni une question animant l’écrivain mais une construction névrotique des survivants (tendant vers la sublimation) sur tout ce qui engage le sujet. Qui meurt une seconde fois, quand, pour qui ? Il y a en fait dans cet ouvrage grand nombre de concepts (le « joui-sens », le lien avec la philosophie analytique de Wittgenstein, etc… ), à peine énoncés mais finalement déployés tout au long de la réflexion. L’on aimerait des définitions plus académiques, peut-être même un cours, mais l’auteur semble avoir pris le parti de dé-livrer une réflexion avant tout personnelle. Pour certains il n’existe pas de métalittérature, et écrire sur l’écriture semble a priori risqué dans la mesure où, souvent, il s’agit d’une réduction des œuvres à quelques interprétations. J. Allouch nous offre un texte, son texte, l’on peut objecter contredire, reste l’envie de discuter avec cet analyste, et de plonger dans la lecture des textes cités. Le livre humble d’un analyste encore en question, ce qui en soi mérite d’être salué. Marie Chollier

À l'origine de toute œuvre, artistique ou autre : une
mort. Et l'œuvre est censée effectuer le deuil, telle est
aujourd'hui la vulgate. On sait moins que la mort en
est aussi le terme, non pas tant la mort physique de
l'auteur» car son œuvre lui survit, mais cette seconde
mort à laquelle tout un chacun est promis lorsque le
temps vient où plus aucune trace ne subsiste de ce
qui a été réalisé.

Une question s'ensuit, d'autant plus vive que
l'œuvre produite sera davantage reconnue « immor-
telle » : comment se prêter à cette seconde mort,
geste générateur de l'œuvre, alors même que l'œuvre
en barre ('accès ?

Chacun à sa manière, une romancière, Yoko
Ogawa, un poète, Stéphane Mallarmé, un psychanalyste, jacques Lacan, a tenté de résoudre cette difficulté. Selon quels biais ?

Et comment se présenterait l'amour s'il devait, lui
aussi, être délesté de son parfum d'éternité ?

Jean Allouch exerce la psychanalyse a Paris, il a notamment
publié : Érotique du deuil au temps de la mort sèche (Paris,
Eppel, 1997), La Psychanalyse est-elle un exercice spirituel
Paris. Epel, 2007), Les impromptus de Lacan (Paris, Epel-
•Mïlle et une nuits, 2009).