Ogawa, Mallarmé, Lacan

J’en ai fait une lecture lente et suspendue, suspendue car je me suis surprise à moult reprises à lever le nez du livre, tant le contenu fourmille de références, de pensées créatrices, et, une telle lecture ne peut qu’inciter à la rêverie.

Sous ce titre « Contre l’éternité » on trouve très vite le sujet principal de Jean Allouch : L’amour…et la mort.

Le livre se partage en quatre chapitres, autant de conférences données entre 2003 et 2008 (centre Pompidou, Ecole lacanienne de psychanalyse, Buenos Aires, l’Ecole normal supérieur).Ce qui permet d’avoir le panachage de ses dernières recherches. On passe par l’œuvre de la romancière Yoko Ogawa, la biographie de Leo Bersani sur Mallarmé, la fin de Lacan/l’amour Lacan, la fin de partie analytique, la question de la présence sur scène d’Yvette Guilbert au temps de Freud. Et tout cela converge vers l’amour et la mort :un seul point.

Par exemple dans le chapitre IV « Roussi au feu de l’amour » (expression de Sigmund Freud), à la question posée d’emblée « vais-je mourir ? », Jean Allouch étudie les divergences, d’abord par la doctrine de la discursivité de Lacan (les Quatre discours), à chacun sa réponse :

Le scientifique prendra les mesures de probabilités et pensera la chose possible, le maître pensera (à la Hegel) « j’en aurai couru le risque », l’universitaire caressera l’idée de l’éternisation du savoir, le psychanalyste aura logé la mort dans l’amour…

Puis J. A. constate d’autres débordements : les garanties sur une vie future des croyants, l’espoir d’une place dans l’histoire des politiques, le prolongement des parents dans leurs enfants, le souvenir de l’amant dans l’aimé, l’auteur dans son œuvre et enfin…le quidam qui n’a rien d’autre à s’offrir que sa belle mort.

Rendre propice le deuil

-Pour Lacan qui redoutait d’être enfermé pour l’éternité dans l’amour des « ensorcelés » (par lui), viendrait à la rescousse un nouvel amour ; « L’amour Lacan » dont sa règle du jeu serait sa limite (chapitre III : d'une politique de la mort)

-Yoko Ogawa invente une nouvelle formule de rituel de deuil dans sa nouvelle « l’annulaire ».

On ne peut s’empêcher de voir une similitude entre le cabinet analytique et le lieu de travail de l’héroïne d’Yoko Ogawa. En effet après avoir eu un accident dans l’usine de boisson gazeuse où elle était ouvrière, accident corporel qui lui à fait perdre un morceau de chair de l’annulaire, l’héroïne quitte ce lieu traumatique. Par la suite elle trouve dans un quartier reculé de la ville un nouvel emploi de secrétaire dans un laboratoire de spécimens. Le laboratoire est tenu par son fondateur dont le travail reste mystérieux, la seule chose que l’on sache c’est que de partout viennent des gens qui cherchent à « naturaliser » (neutraliser ?) un objet quelconque. Le laboratoire accepte tous les objets (os de canari , musique, champignons, brulure…annulaire etc.) une fois déposé personne ne revient jamais réclamer l’objet. Ces « bouts de sois », dit Jean Allouch, sont explicitement liés à un deuil.  «  Le sens de ces spécimens est d’enfermer, de séparer, d’achever . Personne n’apporte d’objets pour s’en souvenir encore et encore avec nostalgie. » explique le fondateur du laboratoire de spécimens.

« Ecrire des livres n'aura jamais de fin »L’Ecclésiaste, autres écrits.

La question se pose pour les auteurs, tous les auteurs (même J. Allouch), et Y. Ogawa se la pose implicitement, si la réussite littéraire est une modalité de l’échec d ‘un deuil, ne devrait-on pas nous autres lecteurs «  naturaliser » les livres ? ne plus les ouvrir ? faut-il rendre la mortalité à tous les  «  immortels » qui ont tiré gloire de leurs spécimens ? impossible question. J’use donc de ma légèreté de lectrice : je refuse de garder cet excellent livre sous silence !

Aurélia Masson