Déconstruire la transmission coupable

Cela fait maintenant des années que quelque chose s’est grippé dans nos discours : la psychanalyse qui a ouvert tant de voies nouvelles à la pensée contemporaine se trouve de plus en plus souvent transformée en un discours moral au service d’un « ordre symbolique » que le Père et sa majuscule seraient priés de défendre contre le retour de la sauvagerie pulsionnelle. L’expérience clinique est à mille lieues de cela et chaque psychanalyste praticien se dégage fort heureusement d’une telle vision de la psychanalyse pour écouter ses patients. Il reste néanmoins à constater, comme le fait Miren Arambourou-Mélèse dès l’introduction de son livre, que « le discours de la psychanalyse sert de prétexte à toutes sortes de restauration dans les domaines les plus divers »1 : sciences humaines, sociologie, pédagogie, psychologie normative, droit, politique…Et puis il est vrai, et cela est à mon sens bien plus triste encore, qu’il ne manque pas de psychanalystes qui s’arrangent fort bien de cette situation, publient ou énoncent là où ils travaillent, que, décidément, au nom de la psychanalyse, rien ne va plus dans ce monde où les pères ne tiennent plus leur place structurante et qu’assurément, pour remédier à cela et structurer les sujets, la société ou l’institution doit restaurer cette place d’exception et qu’elle peut compter sur eux… hélas !

Si l’ironie est absente du livre de Miren Arambourou-Mélèse, c’est qu’elle a le courage d’aborder cette question de front, et ne recule devant aucune difficulté pour tenter d'affranchir le discours de la psychanalyse de ce qui l’enserre et l’étouffe depuis trop longtemps, de ce qu’elle appelle «  la transmission coupable ». Et l’idée a la force d’un concept qui soulève les montagnes.

La « transmission coupable » que l’auteure s’attache à dégager et à déconstruire tout au long de son texte, est adossée à la fois sur l’état de la société patriarcale du début du XXème siècle, sur l’histoire personnelle du fondateur de la psychanalyse et sur l’histoire de la psychanalyse elle-même dans lesquelles la figure du père domine outrageusement. L’universalisation par Freud du complexe d’Œdipe rend cependant quasiment impossible son déchiffrement comme celui de la faute du père d’ailleurs, qu’il s’agisse de celle du propre père de Sigmund Freud ou de celui du roi de Thèbes, Laïos, à l’origine de sa boiterie. Bien au contraire, elle parfait l’érection de la figure d’un père tout puissant, d’un Père majuscule. Les fils, aux prises avec le désir de posséder leurs mères et de supprimer leurs pères, seraient donc tous frères en culpabilité d’avoir conspiré et accompli le meurtre du père de la horde ; ils seraient plus ou moins liés ensemble par la culpabilité et la honte qui les dominent désormais comme dominait la figure du père. Considérée comme un mythe fondateur de la civilisation, cette construction freudienne de la généalogie de la transmission a un nom désormais commun, l’oedipe, et Miren Arambourou-Mélèse de se demander si elle ne gagnerait pas à être interrogée. Elle avance alors que la figure de Don Juan, celui qui tente d’échapper à la soumission et de vivre l’amour sans culpabilité, est peut-être plus adéquate pour rendre compte de notre modernité libérale, figure qui serait comme refoulée par celle d’Œdipe, si prégnante. Avec Don Juan, il n’est plus de restauration du Père majuscule qui soit envisageable, il a découvert une liberté à laquelle nul ne saurait lui faire renoncer. Mais Don Juan ne se reconnaît de dette envers quiconque, envers aucun de ses parents et ne transmet rien, n’a pas de descendance et s’abîme. «  Le mythe de Don Juan révèle la faille abyssale sur laquelle est érigée le système patriarcal : si le nom des pères se transmet par clonage d’honneur en excluant la mère du système symbolique d’affiliation, l’affrontement duel entre deux volontés de puissance est incontournable. A moins de référer toutes relations entre humains à une instance transcendantale et immatérielle »2. Il reste donc à penser la question de la transmission à quoi Don Juan échoue, à la penser enfin délestée de la culpabilité.

C’est ce que propose Miren Arambourou-Mélèse dans cet essai dont la première partie s’attarde avec érudition sur les tragédies de Tirso de Molina, de Molière et de Mozart et Da Ponte qui ont mis en scène Don Juan.

Au fil de ce livre dense, je me suis arrêté sur les cinq pages consacrées aux thèses de Pierre Legendre développées dans Le crime du caporal Lortie. Miren Arambourou y écrit que « dans l’acte psychopathologique du jeune militaire [ son irruption en armes au Parlement du Québec pour en tuer le président, irruption au cours de laquelle il tua trois personnes], il [Pierre Legendre]voit le symptôme du désêtre généralisé d’une société qui aurait perdu ses repères humanisants parce qu’elle a mis en question la prééminence patriarcale » et appelle à la restauration de « l’office du père »3. Elle démonte ensuite avec une grande précision ce qu’elle appelle donc la tentative de restauration du Père majuscule au nom de la psychanalyse. On me permettra de la suivre dans cette voie et même d’en souligner l’importance, tant la thèse de Legendre fait aujourd’hui encore des émules chez nombre de professionnels des sciences humaines, qu’ils soient juristes, éducateurs ou … psychanalystes. Ce succès reste d’ailleurs pour moi une énigme épistémologique non résolue. A l’inverse de Legendre donc, Miren Arambourou-Mélèse démontre après d’autres que «  la folie de Lortie qui aboutit à l’inéluctable meurtre, ne peut pas faire théorie de la transmission généalogique »4. Elle précise aussi que « Legendre ne peut penser l’inscription transgénérationnelle que dans l’articulation duelle entre un père et son fils, éliminant à la fois l’autre lignée et les autres générations »5, et annonce déjà ainsi en filigrane sa propre théorie de la transmission où les femmes (« l’autre lignée ») ont toute leur place : c’est le « chiasme des lignées » qui ouvre le petit d’homme à l’altérité propose-t-elle. Ainsi nous faut-il « imaginer un principe de parentalité qui inscrive l’un et l’autre géniteurs dans le « pas-tout » »6 écrit-elle encore.

L’auteure peut avancer que ce n’est plus la loi du père qui rend à elle seule la transmission possible, mais plutôt son entame. Miren Arambourou-Mélèse reprend ici un article de Michèle Montrelay publié dans Che Vuoi et le cite : « ce père ne prétend pas tout avoir, tout savoir, il se reconnaît entamé » écrivait M. Montrelay à propos du père du petit Hans. « Qui ne sait, soulignait-elle, que le père qui contraint en direct l’enfant qu’il veut tenir à sa merci, qui lui impose une loi qui ne l’est pas d’ailleurs, pour autant qu’elle s’imprègne de son bon plaisir, ce père là fait des ravages. Il ne laisse derrière lui que ruine, révolte, mensonge, dénégations, impuissance donc à faire alliance avec une loi qui repose ou pacifie »7.

« Serait-ce le propre d’un discours féminin que de considérer que la loi « repose et pacifie » ? »8 , interroge alors Miren Arambourou-Mélèse. Voilà une question qu’on n’a pas l’habitude de lire, tellement soumis que nous sommes à un seul rapport à la loi qu’on rencontre généralement sous les figures de la soumission, de la rébellion ou de la perversion. Ici les choses peuvent se nouer autrement où l’entame reconnue du père rend à chacun la possibilité d’être son digne héritier. « Un père qui transmet sa part de masculin à partir de son entame ne fait pas barrage mais lien au féminin » ajoute-t-elle, nous invitant à renouveler des conceptions trop ancrées dans un schéma oedipien simplificateur. « L’entame du père, son statut d’humain limité, écorné de son prestige et de son charme, décolle son fils de sa personne et de l’amour qu’il lui inspirait ». Une figure nouvelle où le « pas-tout » de chacune des lignées serait opérateur de la transmission entre les générations se dessine alors très progressivement dans ce livre…

Et s’il est patent que nous vivons dans un monde où les discours du « tout » se multiplient, qu’ils prennent les forme d’un tout- politique, d’un tout-économique ou encore d’un tout-génétique inentamables, la pensée de Miren Arambourou-Mélèse nous ouvre de nouveaux espaces éloignés du tout-psychanalytique prêt à penser et ouverts sur une pensée de la différence et de l’hétérogène.

Mais il n’est pas certain du tout que ce livre donne lieu à une quelconque « disputatio », ainsi que l’auteure l’appelle pourtant de ses vœux dans son introduction. Les nombreux notaires qui veillent jalousement sur l’héritage freudien l'empêcheront sans doute et ne pourront aller jusqu’à le laisser revisiter jusque là où Miren Arambourou-Mélèse entraîne son lecteur, en passant par la question de la place qu’occupent les femmes dans le discours de la psychanalyse. Reste que ce livre permettra sans aucun doute à chaque psychanalyste qui le lira de ré-interroger nombre des positions qui font dogme et sont au fondement d’un certain discours de la psychanalyse.

Th de Rochegonde

(cette note a été publiée dans le n°32 de la revue Che Vuoi?)

  • 1.

    P 14

  • 2.

    P 30

  • 3.

    p 154

  • 4.

    P 158

  • 5.

    p 157

  • 6.

    p 158

  • 7.

    Michèle Montrelay, L'entame paternelle, revue Che Vuoi n°2, automne 1994

  • 8.

    P 169