Freud Wars
un sciècle de scandale

Freud Wars, un siècle de scandales de Samuel LEZE  PUF août 2017

Un anthropologue en déroute…[1] ? C’est un peu le souvenir que j’avais conservé des premiers chapitres du précédent livre de Samuel Lézé consacré à la psychanalyse, « L’autorité des psychanalystes » publié aux PUF en 2010. L’ouvrage s’avançait progressivement au cœur de la « matière » psychanalytique pour en proposer une analyse sociologique mais l’auteur avait eu bien du mal à garder son cap :« quel est votre désir ? » lui répondait les psychanalystes attentifs à celui qui pourrait bien avoir une demande d’analyse cachée alors qu’ils avaient été dûment prévenus de l’objet de sa recherche… On se souvient du délicieux petit livre plein de malice de Nigel Barley, cet anthropologue anglais racontant son arrivée chez les Dowayos au Cameroun et s’apercevant qu’il était au moins aussi étudié, et au moins aussi bien, par ceux qu’il rencontrait qu’il ne les étudiait lui-même…

Samuel Lézé racontait dans ce premier ouvrage, non sans acuité ni humour, l’extrême difficulté devant laquelle il s’était trouvé en voulant faire un travail qui prendrait « la psychanalyse » et son succès, en y incluant « les psychanalystes », comme objet sociologique. Dérobades, interprétations sauvages, refus de participer, acceptations coupables, impossibilité de penser qu’un travail puisse être mené avec les outils objectivants de la sociologie sur cette pratique de la subjectivité, etc. lui avaient été opposés. Mais il avait tenu bon et avait fait preuve d’une grande ténacité pour se maintenir à la tâche et produire au final un ouvrage remarqué au long duquel l’histoire de l’implantation du mouvement psychanalytique dans le « marché du mental »[2] se dégageait progressivement. L’autorité culturelle du freudisme s’en était trouvée dépliée et l’on avait retenu comment les psychanalystes étaient parvenus à développer un processus de reconnaissance par les marges[3], dans lequel « attirés au centre en tant que marginaux », ils avaient imposé que soit valorisées la singularité et l’irréductibilité de la psychanalyse en tant qu’expérience incommensurable[4].

Avec ce nouveau texte sur la psychanalyse, sur ces « Freud Wars » qui envahissent les revues spécialisées et les médias généralistes à intervalles plus ou moins réguliers, Samuel Lézé fait un pas de plus sur le chemin qu’il trace : il aborde cette fois comme objet de recherche les polémiques autour de la figure de Freud qui ont tellement agité, autant qu’elles l’ont construite, l’image ou plutôt l’icône de Freud, et par contiguïté, la psychanalyse toute entière. Il démontre progressivement que la psychanalyse ne s’effondre pas, bien au contraire, sous les coups qui lui sont portés. L’auteur redouble du même effort conceptuel qui l’avait guidé précédemment, s’efforçant d’éviter de prendre position dans la polémique elle-même pour en comprendre la valeur et le mouvement profond à partir de la nature des arguments échangés sans pour autant jamais la surplomber. A partir d’un corpus considérable de livres et d’articles référencés en annexe qui s’étale sur plus de cent ans (de 1912 à 2017) et dont on n’a pas de mal à imaginer qu’il va s’enrichir pendant les cent prochaines années, l’auteur démontre non seulement que les critiques adressées à la psychanalyse sont anciennes, permanentes et concentrées sur la personne de Freud, que leur intensité, variable selon les époques, ne diminue pas et que les « armes » utilisées sont toujours à peu près les mêmes… mais aussi que la figure à abattre n’en semble guère affectée ! Cela n’est peut-être pas exactement le point central du livre, nous y reviendrons. Remarquons tout de même que l’on sort assez sonné par cette lecture car les attaques portées sont redoutables et Samuel Lézé a choisi de les développer largement contrairement aux défenses ou contre-attaques des freudiens qui sont à peine mentionnées. L’énumération fait ainsi trembler l’édifice freudien que l’on s’était peu à peu construit dans la tête, sans compter que les « Freud bashers » sont souvent autant de « Freud scholars » qui en savent plus que beaucoup d’entre nous sur notre discipline, son histoire et son fondateur… Nous voilà donc à notre tour quelque peu désorientés, « en déroute », du seul fait de cette avalanche de critiques envers le père de la psychanalyse, de leur force, de la solidité du travail de leurs auteurs.

La formule gagnante des antifreudiens est la suivante explique Lézé : « Freud est le père de la psychanalyse, or Freud a montré de nombreux vices, moraux et intellectuels, donc la psychanalyse est invalidée » (p34). Il montre que de nombreux autres angles d’attaque sont également empruntés : après l’immoralité de Freud, on peut s’attacher à démontrer l’absence de scientificité de la psychanalyse, son conservatisme ou encore le caractère dépassé de son œuvre, de ses références et de ses théories, la fragilité et le caractère discutable de ses résultats. À l’heure du règne de la transparence généralisée, les opacités conjuguées de l’inconscient et de la cure auraient au final bien peu de chances de résister à toutes ces mises en questions… Et pourtant…

Il suffit d’avoir vu ou revu récemment le film de John Huston « Freud passions secrètes » [5] pour être convaincu par la démonstration de Samuel Lézé : ces attaques sont en quelque sorte nées avec la psychanalyse, et n’ont fait en quelque sorte que suivre et amplifier… son développement ! John Huston s’était en effet bien amusé des résistances des collègues de Freud en terminant son film par une scène où Freud tente de convaincre les scientifiques de son temps, les remerciant longuement de leur attention… sans se soucier du brouhaha de l’amphithéâtre empli de scientifiques et de savants bruyants et pour le moins hostiles ! La conclusion de l’auteur de ce livre relève en effet les effets paradoxaux des Freud Wars qui n’ont fait au fond qu’accomplir la prophétie de Freud selon laquelle il apportait une grave offense à l’ « égoïsme naïf » de l’humanité et serait donc l’objet d’une réception culturelle pour le moins contradictoire.

Que conclure maintenant de cette éclairante lecture sociologique de « nos » guerres freudiennes ? C’est dans cette échappée-là que me semble être la pointe de ce livre : si Lézé termine son enquête par la mise au jour d’un cycle polémique qui ne s’arrêtera pas de sitôt, nous sommes donc progressivement amenés de notre côté à penser que l’avenir de notre discipline ne dépend pas vraiment des défenses, résistances et contre-attaques que les psychanalystes patentés sont aujourd‘hui aussi capables qu’hier de porter à leurs adversaires. Il ne se déduira pas non plus des efforts apportés à une supposée indispensable « transmission » de la psychanalyse établie dans son fondement et par son fondateur, mais bien plus sûrement de nos capacités à continuer à dire et à penser ce qui se passe dans nos cabinets qui sont, quoi qu’on en dise, largement fréquentés. Il y a décidément beaucoup trop de combattants sur le terrain de ces Freud Wars pour qu’une victoire d’un camp sur l’autre advienne : c’est donc en creux que Samuel Lézé nous informe que c’est sur d’autres terrains qu’il convient d’agir et de travailler, de dire ce que font les psychanalystes avec leurs patients. Le champ y est libre !

Thierry de Rochegonde, décembre 2017

 

 

[1] Un anthropologue en déroute, Nigel Barley, Payot 2001

[2] L’expression est de Jacques-Alain Miller

[3] L’autorité des psychanalystes, p 163

[4] Id.

[5] Lire à ce propos un merveilleux petit ouvrage : Figurer l’inconscient. De Sartre à Huston. Freud Passions secrètes, Renato Mezan, éd. Ithaque , 2017