Ce livre a retenu mon attention car il traite de la transmission et du transfert, objets que j’ai travaillés récemment dans un cursus de recherche universitaire en psychanalyse1. D’autre part, il est écrit par un auteur qui m’avait déjà beaucoup « transmis » dans ses écrits et interventions. Enfin, ces textes sont l’occasion pour l’auteur de se  livrer  un peu plus sur son parcours intime, ce qui est relativement nouveau. Cinq parties scandent ce texte : une « Introduction », 1:« Qu’est-ce que lire ? », 2 :« Des transmissions paradoxales dans les familles », 3 :« Intermezzo », 4 : « Transmission et religion ».

A l’origine, les trois chapitres principaux qui architecturent le livre furent trois conférences que J.P.Winter donna au Couvent des Bernardins à Paris en 2012. Cet ouvrage reprend donc la même chronologie à propos de la question centrale : « Transmettre(ou pas) ». Transmettre (ou pas) dans la situation d’enseignement, transmettre (ou pas) dans les relations familiales, transmettre (ou pas) dans la religion. L’auteur aborde aussi très finement et tout au long du livre la question de la transmission – et de l’intransmissibilité - de la psychanalyse et ses institutions. Je dirais que c’est sans doute la question du Père qui se pose ici fondamentalement, surplombant les trois situations de transmission étudiées. Et d’ailleurs, à l’occasion d’un développement théorique, l’auteur évoque son propre père : celui exerçait comme tailleur, il était juif hongrois, et se prénommait « Mor ». Ce prénom donna lieu à quelques quiproquos dans l’enfance française de J.P.Winter, lorsqu’on demandait au petit garçon le prénom de son papa…

J’y ai entendu l’effet de ces « hasards du langage », hasards étonnement doués de sens, dus à la rencontre des signifiants et des homonymies : Freud ne nous enseigne-t-il pas que la Kultur s’érige sur la dépouille du père…mort (c.f. Totem et Tabou ) ? C’est effectivement de cette Kultur dont nous parle l’auteur dans son texte, avec sa subtilité et son érudition habituelle. C’est-à-dire : de quoi hérite-t-on, et de quoi sommes-nous responsables dans cet héritage ? Comment se transmet, bien ou mal, la culture ? Le « vrai savoir » n’est-il pas présent à l’insu même du sujet ?

Cet  insu se structure dès la naissance, à en croire le beau mythe du palimpseste, qui amorce légitimement le premier chapitre du livre « Qu’est-ce que lire ? ». Le Talmud affirme en effet : « A quoi ressemble un embryon dans le ventre de sa mère ? A un document plié »(Nidda 30b), et plus loin J.P.Winter ajoute cette citation : « Tout ce qu’un homme doit savoir pour vivre, il le sait déjà. Mais en naissant, il le perd. » Les origines talmudiques de la psychanalyse, dont G. Haddad2 avait fait un livre passionnant, sont aussi rappelées par l’auteur : dans un traité du Talmud est indiqué  : « Un rêve qu’on n’interprète pas est comme une lettre non lue ». L’enseignant serait donc celui qui doit « permettre à l’élève de se réapproprier ce qu’il sait sans savoir qu’il l’a oublié », écrit l’auteur. Et, d’une autre façon, il en est de même pour le psychanalyste vis à vis de ses analysants. Qu’est-ce que lire, et que se passe-t-il au moment « magique » où, tel Champollion devant les hiéroglyphes égyptiens, l’enfant « déchiffre » soudain, dans un éclair, le sens d’un mot, d’une phrase ?  La thématique de la mort et du renoncement insiste ici, car l’œuvre de Kultur, dont celle de « lecture », nécessite la séparation d’avec le corps maternel. Il faut qu’il y ait perte. Ainsi, l’auteur indique à travers ses exemples que pour apprendre à lire, il faut admettre que meure notre fascination pour le déchiffrage des expressions du visage maternel. Autres questionnements : les enseignants ne sont-ils pas « enseignés » par leurs élèves ? Mais combien parmi eux savent reconnaître cette réciprocité ? Autre paradoxe autrefois soulevé par Lacan, F. Dolto et repris par Winter : même s’il faut des règles à tout apprentissage, l’excès de pédagogie, le volontarisme pédagogiste…nuisent sérieusement à la santé de l’apprentissage ! J.P. Winter propose des idées intéressantes quant à la façon d’enseigner, notamment avec les adolescents dits en échec : ceux-ci ne se « cabrent-ils » pas (virilement) dans les situations d’apprentissage trop autoritaristes, donc anxiogènes parce que  féminisantes ? L’auteur nous instruit notamment que le Pirké Avot (traité éthique juif, dans la Mishna) conseille aux jeunes élèves le paradoxe suivant : « Fais-toi un maître ! ».

Le second chapitre, « Des transmissions paradoxales », travaille cette question : quelle est la part de responsabilité de nos ascendants ou de nous-même dans nos structurations subjectives ? Le chapitre s’ouvre sur une évocation de la recomposition contemporaine de la famille (sous l’effet du savoir hégémonique de la science), et la notion d’amour qui justifie toutes sortes de confusion. L’auteur affirme ici très clairement une position non prédictive : non, rien dans la structure familiale n’explique le symptôme et le sujet a une part de choix dans celui-ci. Or, qui ne s’est jamais plaint de sa famille et ses héritages pour expliquer et excuser ses propres difficultés ? Les parents, dit l’auteur, ont certes mission de transmettre un héritage, d’abord dans leurs paroles. Mais, propose-t-il, l’enfant n’a-t-il pas aussi à poser des questions pour stimuler cette transmission et s’en faire l’acteur? Et l’ amour  dans tout ça ? Pour J.P. Winter, l’amour (reçu par les enfants) ne suffit pas, alors même que le discours ambiant ne cesse de vanter l’amour et l’affection durant l’enfance, comme s’ils vaccinaient à vie contre le mal-être psychique. Or, tout analyste et analysant savent qu’il n’en est rien, car cet amour - si toutefois il a vraiment existé - est surplombé par la puissance, parfois morbide, des héritages archaïques et la transmission involontaire de ce qui n’a pas été symbolisé par les générations antérieures. J.P. Winter évoque cette anecdote sur Françoise Dolto, qui disait parfois à des petits patients qui se plaignaient de leurs parents : «Tu n’avais qu’à pas choisir de naître là !», pour mieux les « décoller de leur histoire » écrit-il, et les « libérer ». C’est un chapitre très riche parce qu’il ne cesse de retourner le gant des évidences,.

« L’intermezzo »  proposé ensuite par l’auteur revient entre autres sur le judaïsme de Freud, ses liens d’amitiés et de fraternité juive avec Karl Abraham, et ses espoirs (déçus) envers Jung. Cet intermède sert en quelque sorte d’apéritif avant la question de la religion, qui constitue le dernier chapitre : « Transmission et religions ». J.P. Winter souligne que la transmission n’est pas toujours linéaire, régulière, ou encore que des micro-évènements sont parfois plus efficaces pour transmettre (ou supprimer) la foi religieuse que des grands évènements historiques. L’auteur étaye son développement sur la pensée de Gershom Scholem, non croyant, installé en Palestine dans les années 20, et qui s’interrogeait sur l’actualité de la langue hébraïque (en rivalité avec le yiddish). J’y ai découvert aussi la problématique singulière de Franz Kafka, vis à vis d’un défaut de transmission par son père. Et, c’est décidément d’actualité : comme en écho avec d’autres livres de psychanalyse parus cette année, l’auteur évoque lui aussi la « passe lacanienne » et son échec, admis par le maître lui-même. J.P.Winter conclut qu’il en est de même en religion qu’en psychanalyse : il n’y de transmission possible que si le sujet se transmet à lui-même l’objet à transmettre. Si cette transmission intime n’a pas lieu, alors il s’agit,selon lui, d’ « endoctrinement , de « lavage de cerveau », de « répétition ». Intimement liées aux religions, les thématiques du mal , puis de la jouissance, sont ensuite abordées. Le livre s’achève sur le pouvoir de transmission de la métaphore humoristique : l’auteur nous conte une jolie histoire drôle, où se confondent les langues et les rituels.

Ce livre foisonnant est soutenu par une manière très jubilatoire d’investir la pensée, une façon à la fois psychanalytique et talmudique de poser des questions . Il y a chez le chercheur qu’est J.P.Winter un art de remettre sans cesse au travail les problématiques : la réflexion est en mouvement, constamment saisie dans les paradoxes érudits et savoureux que propose l’auteur.

  • 1.

    Cappe Nathalie, « Transfert de savoirs, savoir du transfert, un professeur en analyse enseigné par ses élèves », s/la direction de M. Zafiropoulos, mémoire de Master 2 Recherche « Psychanalyse et lien social », Université Paris-Diderot-Paris 7, 2011.

  • 2.

    Haddad Gérard, « L’enfant illégitime, sources talmudiques de la psychanalyse », 3ème édition augmentée de « Lacan et le judaïsme », Desclée de Brower, Paris, 1996.