Quartett

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Falstafe

Falstafe de Valère Novarina d'après Shakespeare

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Heiner Mûller le grand dramaturge allemand ne se saisit pas des textes du répertoire pour les adapter mais pour les faire exploser. Il l'a fait avec Hamiet qui l'obsédait depuis toujours, il le fait ici avec Les Liaisons dangereuses de Laclos pour démonter la mécanique des rapports entre les sexes. Comme un enfant qui ouvre un jouet il en fait jaillir les ressorts. Et Merteuil et Valmont deviennent ces héros noirs qui mènent une danse de mort, que Célie Pauthe et ses inter- prètes ont voulu montrer en pleine lumière. Joute amoureuse et verbale, la pièce entraîne vers l'excès, vers la joissance des mots qui remplace celle des corps. Pierre Baux et Violaine Schwartz exté- riorisent le plaisir de ce dernier com- bat avant la nuit des corps. avec Pierre Baux, Valmont et Violaine Schwartz, Merteuil REPRÉSENTATIONS DU VENDREDI 27 FÉVRIER AU DIMANCHE 28 MARS Lundi, mardi, vendredi, samedi 20h30. Jeudi 19h30. Dimanche 1 7h30. Relâche mercredi. Durée 1 h25. La Galerie. Réservation indispensable au 01 43 13 50 50. Les portes de la salle seront fermées dès le début de la représentation. 17 boulevard Jourdan 75014 Paris www.theatredelacite.com RER B. Cité Universitaire  

Texte français Jean Jourdheuil, Béatrice Peu-égaux (© Éditions de Minuit) , lumière Sébastien Michaud, costumes Nathalie Trouvé collaboration artistique Stéphane Facco, conseils dramaturgiques Irène Bonnaud

mise en scène Célie Pauthe scénographie Sébastien Michaud et Cécile Pauthe

La salle est illuminée d’une clarté vive, comme dans une salle de dissection. Un espace scénique circulaire est là, au centre des travées de l’amphithéâtre. On est venu assister à la pièce que Heiner Müller a composée d’après le roman épistolaire de Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses. Laclos l’a écrit peu avant la Révolution française. Une tête, celle que l’on attribue à Valmont , descend des cintres, comme au bout d’une pique. Derrière le public, la Marquise de Merteuil, avec ses jumelles de théâtre, cherche Valmont qui lui a donné rendez-vous. Elle se rappelle les extases de leur liaison, « vous n’avez pas oublié comment on s’y prend avec cette machine ». Mais elle n’a pas accepté comment il mit fin à leur aventure. L’heure est à la vengeance : « inutile de craindre les sentiments ». Le pari est lancé, ce nouveau jeu sera à la vie, à la mort, ce ne sera qu’un jeu, croit-elle. Valmont apparaît, portant une colombe en cage, qui n’oublie pas de picorer de temps en temps. Dès lors, un tournoi permanent va amener ces deux personnages à se croiser dans les axes qui traversent le public, idée chère à Müller. On joue à s’aimer de nouveau, à se haïr peut-être, à séduire sans aimer, mais certainement pas à aimer sans séduire.

Très vite, les missives perverses et lancinantes des « Liaisons » sont remplacées par une surenchère constante des deux personnages dans le langage du sexe et plus précisément dans le langage de ceux qui pensent que la maîtrise du sexuel immunise ou protège de toute dérive affective, sentimentale ou passionnelle. Pour Müller, ce langage qui croit décrire une machine, une technique, une maîtrise ne réunit pas les anciens amants. Il fait apparaître dans une lumière blafarde leur solitude, leur désenchantement, leur sadisme blasé, leur masochisme râpé, leur désillusion de toute pulsion. Si ce duo continuait simplement sur cette lancée, le spectacle deviendrait vite ennuyeux, comme les textes de Sade. Cette partie en simple va se jouer en double. La Marquise réintroduit dans les tirades de Valmont les deux victimes qu’elle lui a demandé de séduire, la vertueuse et vibrante Présidente de Tourvel et l’innocente Cécile de Volanges. Le quartet est constitué et la mise en scène trace dans les axes du théâtre les rapports d’emprise, de déprise, de capture et de rupture avec chacune d’elles. Merteuil va parler à chacune de celles-ci en se faisant, comme au psychodrame, le double de Valmont ; celui-ci répondra en parlant à la place de ses conquêtes. Le quartet devient de plus en plus polyphonique et la mise en scène de Célie Pauthe accentue le trouble que ces confusions d’identité, ces mélanges de genre, ces prières de séduction, ces recherches d’absolu ou ces ruptures cyniques provoquent chez le spectateur ; il est perdu, étourdi, entraîné dans une danse de tigres qui devient de plus en plus macabre, une geste qui vire à la dissection ou à la vivisection, à la fascination de l’absence de réponse à cette prétention : « la chair a son esprit à elle ».

Ce spectacle est à double fond. Une première partie passe, une à une, les limites de ce qu’on ne dit pas dans le commerce sexuel, dans une joute d’orgueil où ces beautés un peu fanées cherchent à souffler sur les braises de leurs souvenirs. Insensiblement, à leur insu, la partition va se jouer à quatre et chacun cherche, tant qu’il est encore temps, à adresser à l’autre une ultime mise en garde : « craignez, Valmont, le courroux d’une épouse offensée », clame Merteuil comme à Don Juan et Valmont de répondre, « votre froideur, Madame, précipite trois âmes dans le feu éternel ». La machine ne s’arrête plus vers la destruction ; le texte de Müller, la mise en scène et le jeu des acteurs révèle alors, dans une surcharge baroque, la double image de cette aventure perverse, correspondant à l’analyse que Paul-Laurent Assoun propose des « Liaisons » dans son ouvrage « Le couple inconscient » ( Paris, éditions Anthropos, 1992, pages 75-87). D’une part,un clivage brutal sépare les bourreaux des victimes ; d’autre part, ils sont unis entre eux par une secrète complicité, un délice partagé d’aller encore plus loin, un voyage sans retour au-delà du bonheur, une fascination pour l’ambiguïté, l’équivoque, le trouble, la cruauté à l’état pur. Les comédiens rendent à merveille ce mirage désespéré. Pierre Baux joue un Valmont sûr de lui, félin ou reptilien qui croit se jouer de tous les pièges ; Violaine Schwartz a eu spectre d’interprétation très riche ; impressionnante en venimeuse Merteuil, faisant luire chaque pointe d’équivoque, elle nous fait traverser un large registre d’émotion qui culmine quand elle traduit le désarroi de la Tourvel abandonnée. Ils nous donnent de beaux moments de théâtre qui renversent l’amertume du texte et font penser aux tableaux de Schiele. Célie Pauthe s’inspire du Panoptikon évoqué par Michel Foucault comme visée du contrôle de la folie. Le public jeune de la Cité encaisse sans ciller les audaces du texte et du jeu ; les étudiants ne se retrouvent ni dans cette quête désespérée de la maîtrise du corps, ni dans les images fades d’un mièvre romantisme. Leur référence à l’expérience amoureuse n’est plus « Love story ». Mais quelle est aujourd’hui leur référence ?