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La création du sens: à Propos du rapport Inserm sur les troubles spécifiques de l'apprentissage
La création du sens: à Propos du rapport Inserm sur les troubles spécifiques de l'apprentissage
DEMOCRATIE, SAVOIRS, CREATION DU SENS
- en réponse au rapport de l’Inserm sur Les troubles spécifiques de l’apprentissage (1)
Les modes de légitimation des savoirs
Une émission radiophonique sur l’épistémologie des sciences, et dont l’invité était Anne-Françoise Schmid, philosophe, avait, il y a quelques mois, grandement retenu mon attention. Anne-Françoise Schmid y expliquait que le développement des sciences ne se faisait plus depuis une théorie qui précédait les applications de celle-ci, mais que la multiplication de zones d’interdisciplinarité avait entraîné des applications qui n’avaient pas nécessairement de théorie correspondante. A partir de là, il n’était plus possible de définir ce qui est du domaine de la science à partir de critères universels ; cela ne se pouvait faire qu’à partir de « critères locaux » (2). Ce n’est qu’en relisant récemment La condition postmoderne de Jean-François Lyotard que je trouvais des prolongements à la forte impression que m’avait laissée cette émission radiophonique. A la confirmation de l’impossibilité de prouver les caractères de scientificité, au même constat d’empiètement, d’enchevêtrement, des champs disciplinaires entre eux, s’ajoutait l’analyse de Jean-François Lyotard des jeux de langage ainsi permis : débarrassée du grand récit de légitimation par lequel la science tentait de définir son unité, - acquittée de ses croyances en un grand Autre de la science, pourrait-on dire en langage psychanalytique -, la science pouvait inventer de nouveaux « coups », bâtir de nouveaux énoncés, dont la valeur scientifique ne serait que locale.
La fin des grands récits de légitimation n’a pas affectée que la science. Les anciennes forces contraignantes et légitimantes, telle que la religion, souvent donnée en exemple, ou les récits narratifs, locaux eux aussi mais peu mobiles, par lesquels traditions et cultures se transmettaient, ont également déserté le lien social. Chacun se trouve donc devoir partir, de façon autonome, en quête de ses propres voies de réalisation. Là aussi donc, les récits de légitimation de l’unité, plus ou moins totalisante, des sociétés cèdent le terrain à la diversité des aspirations de chacun. L’autre grand modèle de société, bi-polarisé, hérité du marxisme, où le positivisme s’opposait aux valeurs humanistes d’émancipation s’écroule face aux multi-polarisations, mouvantes, qu’engendre l’éclatement des aspirations individuelles. Sur un plan politique, cette recherche de réalisation autonome du sujet correspond à l’aspiration démocratique du citoyen à décider pour lui-même. Dans un tel projet, la subjectivation de chacun réalise le contrat commun.
Pourtant, si cette post-modernité permet sur différents plans de passer de la recherche de l’unité et du grand tout à la diversité et à la création, il reste que le capitalisme roule en sens inverse, cherchant à faire système, et à inclure – certains diront à récupérer – les aspirations des sujets démocrates dans le souci de performance qui détermine son expansion. Là où s’annonce une diversification des énoncés, le capitalisme les réduit et les transforme, dans la mesure du possible mais par tous les moyens, en énoncés performatifs. Le paradoxe étant que le système capitaliste a néanmoins besoin, pour s’éviter l’entropie, de se nourrir de ces énoncés nouveaux. Ainsi se doit-il de permettre leur émergence pour y repérer ceux qui sont susceptibles d’augmenter la performance. De cette façon, l’invention d’énoncés structurellement instables est maintenue alors même que cette instabilité structurelle (savoirs locaux et non universels ; hétérogénéité des énoncés) est dans le même temps découragée par le système capitaliste qui ne vise que la performance.
Cela n’est pas sans poser quelques problèmes. Les jeux de langage ne se superposent pas. Leur diversité, leur hétérogénéité empêche de faire du langage un système clos. Un énoncé scientifique, dénotatif (du type : les apprentissages se font mal) n’a pas de traduction en énoncé prescriptif (il faut faire ceci). « Rien ne prouve que, si un énoncé qui décrit ce qu’est une réalité vrai, l’énoncé prescriptif, qui aura nécessairement pour effet de la modifier, soit juste. » (3). C’est le premier problème que pose le rapport de l’Inserm sur les troubles spécifiques de l’apprentissage, qui passe, sans plus d’explication, d’une synthèse de travaux scientifiques (énoncés dénotatifs) à des recommandations (énoncés prescriptifs). Or le juste est du domaine de la loi et du politique, le vrai, fut-il local et fluctuant, est du domaine des sciences. Pour produire leurs énoncés, les scientifiques n’ont pas à se soucier le moins du monde de savoir si leurs énoncés sont justes ou non. Leurs jeux de langage ne se situent pas là. Un énoncé scientifique, dénotatif, suppose la compétence de l’énonciateur. Un énoncé prescriptif suppose l’autorité de l’énonciateur.
Mais quelle est alors la légitimation du rapport de l’Inserm ? Après l’effondrement des grands récits de légitimation, le nouveau mode de légitimation est la performance, dans laquelle la visée de la science se rabat sur la visée performative de la technique et où « un ‘coup’ technique est ‘bon’ quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre » (4). La particularité de ce mode de légitimation est qu’il est en référence constante avec la réalité, dont il cherche la maîtrise. La maîtrise de la réalité devient un référent commun aux scientifiques et aux hommes politiques, les premiers trouvant là leur nouveau régime de la preuve, les seconds, les prescriptions politiques correspondantes. « …on renforce d’autant mieux les techniques que l’on peut disposer du savoir scientifique et de l’autorité décisionnelle » (5). L’aide à la décision, affichée comme l’une des missions de l’Inserm sur son site, trouve là son explication.
Or la réalisation du sujet démocratique, autonome, créatif, est incompatible avec un cadre aussi étroit. Au cours de l’exploration des jeux de langage qui jalonnent le chemin, jamais totalement parcouru, de cette réalisation, la question, précisément, de la tension entre langages et référents dans la réalité se pose comme étant celle, problématique, de la réalisation du sujet. Le mode de légitimation par la performance, en tant que ce qui donne raison à ce qui est efficient dans la réalité, est en même temps un défi insurmontable à la réalisation du sujet démocratique. Ainsi, alors même que la fin des récits de légitimation aurait permis, dans un système ouvert sur la diversité, la réalisation du régime démocratique qui suppose la réalisation des sujets qui le composent, cette réalisation se trouve obturée par le mode de légitimation par la performance.
La subjectivation
L’idée de réalisation du sujet suppose que quelque chose ne soit pas réalisé, que le sens du vécu du sujet ne lui soit pas donné dans une évidence telle qu’il n’aurait plus qu’à suivre le déterminisme de sa seule nature. Si le déterminisme de sa nature ne suffit pas à la réalisation du sujet, c’est donc qu’il y faut une culture. Avec la culture (que nous entendrons ici au sens très large de productions langagières – philosophiques, littéraires, musicales…), s’ouvre, entre le mot et la chose, entre le signe et le référent dans la réalité, le plan de l’interprétation. Posons ceci : la réalisation du sujet (ou subjectivation) est l’interprétation vivante de la culture, à laquelle est alors donné un sens qu’elle ne contient pas tant qu’elle reste lettre morte. C’est par exemple la différence entre une partition et son interprétation jouée par un sujet musicien. Or la façon de jouer cette partition n’est pas donnée avec elle. Il lui faut un musicien pour être interprétée. Il en va de même dans la lecture : le texte ne contient pas le sens, ou pas tout le sens, il lui faut un lecteur. La subjectivation n’est donc pas la récitation d’une culture dont le sens serait contenu d’avance en elle, mais l’actualisation de celle-ci, sa contextualisation, par où elle trouve son sens. Elle relève du régime du faire - et tout apprentissage appartient à ce même régime -, ce en quoi le terme de réalisation nous semble approprié.
Le sujet démocrate, lorsqu’il décide par lui-même, interprète une situation et construit, avec un à propos (kairos) qui est une création de sens, un devenir qui appelle à être relancé. Cet événement de la décision n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait d’abord penser, un moment égotique. Le plan de la subjectivation est celui de la conscience du monde et non celui de la conscience du moi. Si les affects du sujet sont mobilisés dans cette dynamique, il ne s’agit pas pour autant des affects liés à son vécu, à son quant-à-soi.
La décision démocratique n’est pas plus le dernier mot, son but n’est pas d’avoir raison, c’est un mouvement et un moment de la pensée, une interprétation circonstanciée mais flottante, qui met en tension le sens constitué et le sens à construire. La création du sens comme événement n’est pas une résolution définitive de cette tension, mais une modalité de celle-ci (au sens de ‘modes’ en musique).
Ce faire, cette interprétation, ne se réduit pas à la maîtrise technique de la lecture de la partition, du texte ou de la réalité de la société. S’il en était ainsi, cela sous-entendrait que le sens est contenu dans le texte, le jeu du musicien dans la partition, le jeu politique dans la maîtrise de la réalité. Il ne s’agirait plus alors de les interpréter, mais simplement de les exécuter (dans une apologie du virtuose plus que de l’interprète, de la technique plus que du sensible). Ce serait alors tout à fait de l’ordre de la performance. Or, cela ne correspond à aucune réalité. Le sens n’est jamais donné, il est toujours à construire comme événement. « Quelle commune mesure en effet entre le Dom Juan créé par Louis Jouvet au théâtre de l’Athénée, raisonneur implacable qui cherche Dieu en l’offensant ; celui de Jean Vilard à Avignon que la raison rend libre et optimiste en dépit de sa course à la mort ; le parasite social tout à la fois décadent et révolutionnaire voulu par Patrice Chéreau à Sartrouville ; le personnage de Farce, turlupin enrubanné et zézayant dans la reconstitution de Philippe Avron pour le théâtre de Genève ; le quadragénaire arrogant ou blasé selon les mises en scènes de Marcel Bluwal et Francis Huster ou le jeune homme fragile au bord de la crise de nerfs d’Antoine Vitez ? » (6)
Une remarque : La confusion est totale entre subjectivation et performance dans la loi dite 2002-2 (7) consacrant le droit à la personne dans le domaine de l’action sociale. D’une part ce texte institue la personne au centre des institutions, de l’autre il prévoit des mesures d’évaluation des institutions concernant cette disposition. Or de quelle « personne » s’agit-il ? S’il s’agit du sujet, les processus de subjectivation, de réalisation du sujet, ne supportent aucune évaluation. La performance n’est pas leur visée qui est l’interprétation. Le jeu de langage approprié pour répondre d’un processus de subjectivation n’est pas l’évaluation mais la critique, entendue dans le sens d’une nouvelle lecture, une interprétation de l’événement, un changement subtil de modalité, une relance des processus de subjectivation via une mise en perspective de la culture, de ce qui s’y est déjà fait. Si l’on cherche à mesurer une performance, l’évaluation est adéquate mais ce qui est évalué n’est plus un processus créatif de subjectivation (qui se donne toujours à voir dans un événement interprétatif), mais une instrumentalisation de la culture, dans laquelle l’individu (et plus le sujet) est passif. Il n’est donc plus au cœur de l’action sociale comme la loi le prévoit. Il y a dans cette loi quelque chose de l’ordre de la double injonction et peut-être l’une des causes du mal être de bien des institutions de l’action sociale. On pourrait étendre ce propos à d’autres domaines : celui de la formation serait un autre exemple de la collusion entre normalisation (instrumentalisation des savoirs et des discours) et subjectivation, avec des instituts de formation cédant de plus en plus massivement aux injonctions clientélistes de leurs financeurs (publics et/ou privés) d’être rassurer au moyen de certifications de qualité (normes ISO) garantissant la performance.
La création du sens dans l'apprentissage de la lecture (8)
Nulle confusion de ce genre dans le rapport de l’Inserm sur les troubles spécifiques des apprentissages : la subjectivation n’y est pas même visée, la performance est son seul horizon. Pour aborder de cette façon l’apprentissage de la lecture, quelques contorsions théoriques sont nécessaires qui donnent de cet apprentissage une vue irréaliste.
La première illusion est énoncée dans les premières lignes du paragraphe intitulé « L’apprentissage de la lecture » (9) : « La finalité de la lecture est la compréhension. Pour pouvoir atteindre cette finalité, l’enfant doit acquérir un haut niveau d’automaticité dans l’identification des mots écrits. » Le sens (la compréhension) serait donc délivré au moyen d’un genre de virtuosité technique, couramment appelée opération de déchiffrage. Le présupposé est que le sens serait contenu d’avance dans le texte : il n’y aurait qu’à le déchiffrer. Une telle vision est une vue techniciste de la langue et exclut la création de sens propre à la lecture et à son apprentissage.
Pourtant, si l’on s’attache à examiner ce qu’il en est du sens des mots, on s’aperçoit que l’on a plus affaire à un halo de sens, contextuel, qu’à des définitions sans équivoque. « ‘Les mots sont des poches’ notait Nietzsche ». « Il est très facile et très efficient de nommer une racine carrée ‘\/¯’ mais très difficile d’appeler un chat un chat sans convoquer pêle-mêle dans une liste à la Prévert, le Chat botté, le chat de Chester et celui de la mère Michel, beaucoup de matous, de minous, quelques félidés et un Raminagrobis. Plus sérieusement, l’occurrence d’un mot n’est jamais l’indice d’une parité sémantique avec le même mot dans un autre contexte.» (10) Pour Ricoeur, c’est dans la phrase que le sens se donne au-delà de la définition des mots. « ‘J’aime le chocolat’ et ‘j’aime Marie’ dotent le signifiant ‘aimer’ de valeurs très distinctes, a fortiori s’il s’agit de la Vierge Marie » (11)
La seconde illusion du rapport de l’Inserm s’énonce comme une équivalence entre oral et écrit : « C’est en effet le développement d’une telle compétence [d’identification des mots écrits] qui lui [l’enfant] permettra d’atteindre un niveau de compréhension écrite égal à celui de sa compréhension orale. » (9) Le présupposé est là encore celui d’une langue imaginée du point de vue technique, pure combinatoire, au moyen de laquelle l’oral pourrait être transposé à l’écrit.
Il n’y a pas d’égalité de compréhension entre l’oral et l’écrit. Et ce n’est pas affaire de niveau. Les phrases dont la syntaxe bafouille, s’interrompt, ou se rallonge de nombreuses subordonnées, le rythme de l’énonciation qui se ralentit, s’accélère, au gré des doutes, des réassurances, des mouvements de la pensée, les inflexions de la voix qui nourrissent l’énoncé d’un sens émotionnel, tout cela fait que « l’oral est intranscriptible à l’écrit », ne serait-ce, à titre d’exemple, que parce que « la respiration dans l’énonciation ne correspond pas à la grammaire », ni même à la ponctuation (12).
A l’oral, la vitalité dionysiaque, les élans de vie indomptés, les flux d’affects (discrets ou flambants, mais toujours mobiles, serait-ce même dans une ondulation étroite), les modalités émotionnelles, viennent déborder et corrompre la langue comme système, comme code et emplissent le logos d’échos irrationnels. Les conversations orales sont largement agrammaticales, tendues qu’elles sont par le souci d’expressivité. L’expressivité d’une énonciation se transmet dans les inflexions, les accentuations dont elle s’anime jusqu’à faire vaciller le système de la langue vers l’instabilité. Toute énonciation a une ligne mélodique. « Musicalement, un locuteur me dit quelque chose que les mots ne me disent pas » (13). Cela commence dans les accentuations du babil qui n’a d’autre sens que celui de ces accentuations elles-mêmes et qui font d’elles un langage inarticulé au même titre que la musique (Rousseau). Et pourtant, c’est de cette part inarticulée du langage oral, incarnée, que se dégage la présence sensible (plus que physique) de l’autre, l’événement de cette présence, invisible à celui qui parle, pris qu’il est dans la tension d’une énonciation qui l’expatrie de lui-même et le propulse sur le plan de l’expressivité. C’est cette expatriation du moi et cette propulsion dans la prise de parole qui fait émerger, pour celui qui écoute, le sentiment de cette présence.
C’est de tout cela dont l’écrit est orphelin. On le voit, la correspondance que suppose le rapport de l’Inserm entre compréhension écrite et compréhension orale n’a que l’évidence de l’affirmation. Tout l’effort de l’écrivain va être de retrouver une expressivité déchue en tordant le cou à la langue, en mettant en tension le code par le style, en inventant un langage qui fera suer du code et du lexique des sens sensibles inédits. C’est vrai des romans comme des contes enfantins. « Tire la chevillette et la bobinette cherra », pour un enfant d’aujourd’hui, c’est obscur du côté de la signification (définition des mots dans le dictionnaire), mais ça récupère du sens (expressivité) dans la musique des signifiants - dont on comprend là qu’ils ne se comparent pas au signifiant lacanien interprétable symboliquement. Il me semble qu’RSI ne permet pas de situer le plan de cette expressivité, qui n’est pas tout à fait du domaine du réel (il s’agit bien de langage, fut-il, dans sa part musicale, inarticulé) ; qui s’emploie trop à s’arracher à la structure de la langue, à provoquer des vacillements structurels de la langue (et même qui en démultiplie les structures, avec autant de règles propres – voir le mouvement littéraire de l’avant-garde au siècle dernier) pour s’accorder au symbolique ; et qui nécessite, pour être entendue, que le lecteur soit décentré de l’instance imaginaire du moi. Mais revenons à notre style muet, expressivité supplétive d’une phonê absente. Aucun grammairien, nul logicien, ni le plus éminent scientifique ne peuvent prédire les styles à venir, les nouvelles torsions que les écrivains imagineront à même le corps des énoncés pour les faire exprimer au-delà du code. Cela devrait tout de même faire réfléchir au fait que lire, pour autant que nous ne parlions pas d’une recette de cuisine ou d’un mode d’emploi, mais bien de lectures non référentielles, c’est avoir affaire à des usages non prévus de la langue. On peut bien connaître le code, le sens, lui, est en train de lui jouer des tours... Sur le plan du code lexical, même si je comprends chaque mot de « Tire la chevillette et la bobinette cherra », c’est insuffisant pour me renseigner sur le sens, qui est toujours au-delà du mot et de sa signification : dans notre exemple, l’action (tirer la chevillette) peut se lire comme faisant choir, basculer, le petit Chaperon rouge dans le drame. L’impératif de la formulation trouve également son écho dans la confiante innocence du petit Chaperon rouge qui obéit. Plus près des signifiants, cet énoncé a des allures de formule magique renforçant l’impression qu’un destin est en jeu. La construction syntaxique en miroir autour de la coordination : verbe + nom en ette /coordination/ nom en ette + verbe, vient renforcer cet enjeu, le verbe répondant au verbe, comme si ce qui allait se passer était contenu dans la formule. Il faudrait encore ajouter qu’aucune glose ne peut venir à bout de ce qui dans les empreintes vocales (ni orales, ni sonores) des signifiants est impénétrable, relevant pour partie au moins de la lointaine période du babil et de la lallation. Retenons ici que le déchiffrage des mots ne suffit pas à la compréhension. C’est de cette insuffisance du code (lexical, syntaxique…) à laquelle l’oralité ne vient pas pallier qu’écrivains et lecteurs se jouent, plus ou moins consciemment. Certes, le code nous tient et ne permet pas toutes les interprétations, mais le style s’en expatrie. « Le sens d’un ouvrage littéraire est moins fait par le sens commun des mots qu’il ne contribue à le modifier » (14) Et l’on voit bien, dans ce simple exemple tiré du Petit Chaperon rouge, que c’est avec le déchiffrage des mots, ce corps à corps entre le lecteur et le texte, que la musique du sens commence. La matérialité des signifiants est incontournable dans les processus de création de sens, auxquels la lecture appartient. C’est cette matérialité qui empêche de concevoir le sens comme une entité pure qui s’échapperait comme par magie du mot déchiffré.
Le déchiffrage ne peut être isolé de la création du sens pour des raisons liées au langage lui-même mais aussi pour des raisons liées au lecteur. Considérons de ce point de vue que l’activité de lire est une activité qui concerne le lecteur en tant qu’être incarné. Or, le corps envisagé par le rapport de l’Inserm est un corps-machine déchiffrant un langage-machine. Pourtant, le corps et l’esprit sont indiscernables. L’enfant attablé, qui rythme son travail de lecture de balancements des jambes, qui lève la tête le temps d’un court répit, puis reprend bouche fermée, pour, un moment plus tard, murmurer deux ou trois mots de ce qu’il lit, voire même en tester l’impact à haute voix, puis qui reste le regard fixé sur un endroit du texte dans une intensité réfléchie, rêveuse, interrogative, et finit son travail par un soupir de contentement, cet enfant là ne traduit pas dans son corps une tension toute psychique. Ce corps qui se balance, ou qui soupire est la tension qui accompagne la création du sens. Cela se comprendra peut-être mieux par cette interrogation : quelle est la part du corps, des mouvements du corps, dans l’interprétation musicale de ce pianiste ou de cette violoniste ? C’est parce que la création du sens est incarnée qu’elle peut s’entendre comme événementialité et processus de subjectivation.
Nous avons esquissé, à gros traits, les composantes du paradigme de la modernité – système clos et stable, unité, hégémonie du logos, de la raison, de la langue comme combinatoire, représentation de la lecture comme technique – et celles du paradigme de la post-modernité – système ouvert et flottant, diversité et hétérogénéité, mise en tension de la raison et du sensible, expressivité des langages, la lecture comme création du sens -. La post-modernité pourrait permettre une pleine expansion du plan de subjectivation, plan qui travaille, plan auquel le sujet, décentré de son moi, prête ses affects, ses perceptions, ses concepts, plan de l’être au monde. C’est sur ce plan qu’opère la lecture, et c’est dans son apprentissage que la subjectivation se forme (nécessité d’une éducation). Alors même qu’en France (contrairement à l’Angleterre ou l’Allemagne), le seul langage sérieusement enseigné soit la littérature (à l’exclusion de la musique, de la peinture, du théâtre…), l’attaque portée sur l’apprentissage de la lecture par le rapport de l’Inserm, dans sa conception techniciste de la langue, est un rabaissement de l’exigence d’éducation, dans sa visée de formation du sujet. Pourtant, nous ne pouvons que tenir à un apprentissage de la lecture formateur du sujet : « le langage demeure notre seule véritable démocratie »(15).
Catherine Grandjean
1 – Le rapport de l’Inserm est disponible sur le site Œdipe à cette adresse :
http://www.oedipe.org/fr/actualites/inserm2007
2 – France Culture, Emission Sciences et Conscience du 21/09/2006
3 - LYOTARD Jean-François, 1979, La condition post-moderne, Minuit
4 - La condition post-moderne
5 - La condition post-moderne, p. 77
6 - BERTHIER Patrick, 1999, Le second apprentissage de la lecture, Anthropos, p.42
7 - Loi du 2 Janvier 2002
8 – L’exposé qui suit est un condensé, nécessairement trop rapide et trop succinct, du travail de Patrick Berthier, tel qu’il l’exposait dans son séminaire, à Paris 8, en 1994/95 et 1995/96 – On trouvera le paradigme qui soutient ce travail clairement exposé dans BERTHIER Patrick, 1996, Socrate musicien, La musique : un paradigme pour des humanités nouvelles, in Philosophie du langage, esthétique et éducation, L’Harmattan
9 – Les troubles spécifiques de l'apprentissage, 2006, Inserm, p. 8
10 - BERTHIER Patrick et DUFOUR Dany-Robert, 1996, Pour une nouvelle Païdeia, in Philosophie du langage, esthétique et éducation, L’Harmattan, p.12-13
11 - Le second apprentissage de la lecture, p.101
12 – Patrick Berthier, Séminaire
13 - Patrick Berthier, Séminaire
14 – Merleau-Ponty, 1945, Phénoménologie de la perception, Tel Gallimard, cité dans Le second apprentissage de la lecture, p.21
15 - BERTHIER Patrick et DUFOUR Dany-Robert, 1996, Pour une nouvelle Païdeia, in Philosophie du langage, esthétique et éducation, L’Harmattan, p. 7
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