La rentrée, quelle rentrée?

Un doute infini. l'obsessionnel en 40 leçons

Les français semblent vouloir jouer avec le temps. Ce qui était prévu en mai ou juin ou juillet se retrouve en septembre. Comme si, par l'opération du Saint Esprit, tout pouvait être décalé de trois mois ? Sans doute avec le secret espoir que la rentrée verrai tout ce désordre effacé. Donc, on fait comme si, une rentrée Canada Dry en quelque sorte, avec un mois de mai qui se retrouve en septembre et des "évènements" qui se bousculent.

Rentrée éditoriale en pointillés. On imagine bien que l'été n'a pas été très serein du côté des petits éditeurs. Quant aux grands, on les suppose plus attentifs à la rentrée littéraire qu'à celle des publications des psychanalystes. 

Mon ami Alain Abelhauser qui a obtenu le "Prix oedipe des Libraires" pour son livre "Mal de femme" m'a proposé de publier en "bonnes feuilles" un court extrait de son prochain ouvrage qui doit sortir début septembre. Les voici donc en avant première. 

Bonne "rentrée" à tous

LLV

 

 

 

L e s    b r e t e l l e s  e t        l a        c e i n t u r e

L'une des scènes mineures d'Il était une fois dans l'Ouest montre un assez triste personnage, vil, lâche et félon, venir faire son rapport à Frank – le méchant absolu, interprété par Henry Fonda –, parachevant ainsi tant son rôle que sa traîtrise. Henry Fonda, en vrai méchant, prend bonne note des informations qu'on lui apporte mais n'en sait aucun gré au traître et lui marque son mépris. « Rappelle-toi bien que je n'ai aucune confiance en toi », lui dit-il en substance et en conclusion. « Mais pourquoi ? » proteste le félon. La réponse de Fonda est de toute beauté. On s'attend à ce qu'il déclare qu'on ne peut jamais avoir confiance en quelqu'un qui trahit. Mais pas du tout. Il réplique tout simplement : « parce que tu mets des bretelles et une ceinture ». Et devant l'incompréhension de son interlocuteur, il condescend à préciser : « comment veux-tu que j'ai confiance en quelqu'un qui, de son côté, n'a même pas confiance en son propre pantalon ? »

L'intérêt de ce mince dialogue tient-il au fait qu'il met en scène l'une des figures classiques de l'obsessionnel, celle de son doute, ici portée à son expression la plus intime :

«  je n'ai confiance en rien, je doute de tout, et de mon propre pantalon bien plus encore que du reste » ? Certainement, mais pas seulement, et de loin pas. Bien sûr, l'obsessionnel doute, au point de faire système de son doute, de l'ériger en logique, d'y appendre une forme d'éthique, et de savoir, à l'occasion et non sans humour, s'y reconnaître tout entier. Mais si je retiens cette minuscule vignette, ce n'est pourtant pas parce qu'elle offre un exemple, un de plus, de la diversité des lieux où peut aller se nicher le doute obsessionnel. C'est parce qu'elle me paraît illustrative de bien autre chose : du rapport même qui unit l'obsessionnel à la structure qu'il habite.

Ce dont doute l'obsessionnel, avant toute chose, et de la façon la plus fondamentale qui soit, c'est de la structure elle-même, ou plutôt de la garantie que doit lui offrir la structure de maintenir en l'état son désir : irréalisé. Aussi, doutant de l'efficace de la structure, doutant de la capacité de la structure à préserver son manque, l'obsessionnel consacre-t-il une bonne part de sa vie à « doubler » cette structure, à la capitonner, à parer à ses éventuelles défaillances par une organisation censée exercer la même fonction. Là, en somme, où l'hystérique passe son temps à mettre la structure à la question et l'Autre à l'épreuve, l'obsessionnel, bien plus prudent en apparence, se préoccupe tout au contraire de les ménager, en renforçant la structure de maints dispositifs contingents et en s'érigeant en chevalier protecteur de la dignité de l'Autre.

 

— —   —

L'obsessionnel ne peut se contenter des bretelles de la structure ; il lui faut y adjoindre la ceinture de la contingence.

 

 

L a      b a r b e

Tous les tintinophiles en font leurs délices. Il s'agit d'une incise dans la trame narrative d'Hergé, l'une des enluminures de sa « ligne claire » qui rend aussi attachantes – divine vertu du détail, bien sûr – les aventures de ses héros. Le Capitaine Haddock apparaît, comme chacun sait, dans Le crabe aux pinces d'or. Personnage encore peu affirmé, aux contours un peu flous, il va peu à peu émerger de ses brumes alcooliques pour souffler une part égale de vedettariat à Tintin et à Milou. Étape déterminante dans ce processus de complexification et d'humanisation, l'apparition de ses divers travers, incongruités et particularismes. De quel ordre sont-ils ? Peut-on risquer un diagnostic ? Oui, certainement, à condition de s'appeler Tournesol et de pouvoir rivaliser avec l'acuité de ses observations (cliniques). Le Capitaine Haddock est grande gueule, généreux, gaffeur, roublard et maladroit, bravache et ridicule ; il a des prétentions mondaines et n'est à l'aise qu'au cœur de l'aventure : c'est un vrai héros, un peu fou comme il se doit, jamais tout à fait à sa place où qu'il soit, divisé entre sa nature et son destin. Et, de surcroît, pour le bonheur de tous les enfants (de ma génération, en tout cas), il a un merveilleux talent : il insulte comme personne. Petit, je saisis l'un des bénéfices secondaires de la récitation en me découvrant capable de noyer un adversaire potentiel sous un torrent d'épithètes soigneusement prélevées dans le répertoire du Capitaine pour leurs consonances, leur exotisme rétro et leur aspect mystérieux – de vraies et bonnes insultes, fidèles dans l'épreuve et éprouvées dans les pires circonstances !

 

Page 42 de Coke en stock, album un peu magique où nos héros retrouvent nombre de comparses de leurs débuts, arrive au Capitaine l'une de ces mésaventures qui constitue une étape de son héroïfication et une enluminure de la ligne narrative que je crois précieuses à relever ici. Tintin et Haddock sont faits prisonniers et transportés sur un cargo. Le méchant est Allan, qui fut le second du Capitaine dans Le crabe aux pinces d'or. Il les enferme dans une cabine et ne peut s'empêcher au passage de torturer un peu son ancien patron. Il lui conseille de dormir en attendant de connaître le sort qui lui est réservé et ajoute, pour faire bonne mesure, cette question : « à propos, vieil ivrogne, dors-tu avec la barbe au-dessus, ou en-dessous, du drap ? »

 

Le vin paraît dès lors tiré. Le Capitaine se couche ; la question d'Allan continue de lui résonner dans les oreilles. Il essaie : barbe au-dessus, non, ça ne va pas. Barbe en-dessous, non, ça ne va pas non plus. Comment faisait-il donc avant ? C'est simple : il n'y pensait pas. La conscience est une torture ; la nécessité de choisir en est une autre. Les affres de l'insomnie sont là : non à cause de la menace du lendemain, mais du fait d'une question qui a réveillé le sujet-qui-dort.

«  Il te faut choisir ». Y a-t-il, pour l'obsessionnel, pire mise en demeure, impératif plus terrifiant ? On connaît la façon dont Lacan renouvelle la question – qu'il juge tant « avilie par l'à vau-l'eau de la critique politique » – de l'aliénation : par son articulation au vel. Ce qui fait l'épaisseur du sujet, considère-t-il, ce qui façonne son aliénation constitutive, est l'espace d'un choix qui s'ouvre à lui. La bourse ou la vie, par exemple – l'accent étant bien mis sur le ou, sur le vel. Si je choisis la bourse, je n'aurai plus la vie pour en profiter ; et si je choisis la vie, pauvre de moi, je n'aurai plus de bourse pour en jouir. Quoique je décide, en définitive, j'y perds l'essentiel. C'est là la quintessence du choix : aucune des alternatives qu'il m'offre ne me convient, ne me sauve – j'y laisserai toujours ce qui, précisément parce que j'ai pris l'autre option, est devenu le nécessaire.

 

L'obsessionnel est minimaliste ; ce n'est pas là son moindre charme. Il est capable (c'est en cela qu'il pratique un dialecte de la langue hystérique) de hisser la plus ténue des mésaventures, la plus banale des questions, à la hauteur de la tragédie ; il sait en faire un concentré de drame humain, où s'affrontent cruellement passion et éthique. Et tout cela, bien sûr, avec son style propre, contraire à celui de l'hystérique : sans effets de manche, avec une réserve du meilleur aloi – dans la plus grande dignité, en somme. Savoir où l'on pose sa barbe devient ainsi le plus formidable des enjeux : non pas simple question existentielle, comme on pourrait le prétendre, mais véritable question d'être. Le doute de l'obsessionnel atteint là sa plénitude, son acmé, la dimension qui lui est propre. Et l'obsessionnel est dans ce doute, dans ce moment d'avant la décision où il est fait sujet par l'anticipation de ce choix, qui s'avérera bien sûr malheureux dès lors qu'il aura été proclamé. Jamais plus que dans ce temps il ne rencontre sa condition humaine – ce souffle de l'histoire qui peut révéler chez chacun l'étoffe du héros. La grandeur et le tragique ici intimement mêlés amènent les foules à retenir leur respiration dans l'attente de ce qui va se passer : que va-t-il faire ? quel parti va-t-il prendre ? On a écrit des pages immortelles avec moins que cela. Au-dessus, ou en-dessous du drap ? Le monde hésite, le temps se suspend, tout s'arrête face à une telle expectative. Et l'obsessionnel, sagement, de faire alors sa pirouette de coutume : ne serait-il pas, en l'occurrence, urgent d'attendre ?

 

—   —   —

Mais à tout bien peser, le Capitaine Haddock n'est pas de cette trempe. C'est un héros d'une autre espèce. Face à son dilemme, à ce choix impossible qu'on lui a imposé, il aura ce recours plein de panache, ce geste proprement alexandrien qui signe les grands conquérants : il tranche dans le vif, il tranche le nœud – il rejette les draps. D'ailleurs, il fait bien assez chaud comme cela.

Acculé à une telle nécessité, sommé de se décider, il peut effectivement arriver à l'obsessionnel d'opter pour la solution de l'acte. Ce qui n'est pas sans conséquences…

Quant à celui d'Haddock, il n'aura pas tout à fait celles que l'on imagine. Car c'est un vrai héros, on l'a assez répété, et il est dit qu'il sera toujours rattrapé par son destin. Alors qu'il s'endort, soulagé du poids des draps et libéré de celui du doute, le bateau se met à vibrer, des cris résonnent, il y a le feu dans la chambre des machines et urgence à s'évader ; l'aventure, elle, décidément, ne connaît pas de repos.

 

 

U n     p r e m i e r     r e n d e z - v o u s     c h e z  l e        p s y c h a n a l y s t e

 

Ce n'est qu'après-coup, bien sûr, que je compris que sa façon de prendre rendez-vous, à   elle seule, m'avait déjà alerté. Il m'avait téléphoné : « Monsieur Abelhauser ? » pour me demander aussitôt : « vous consultez toujours ? » Un peu interloqué, et pensant d'abord qu'il s'agissait de quelqu'un que j'avais déjà rencontré par le passé, j'acquiesçai et lui demandai qui il était – si nous nous connaissions. Non, non, il voulait simplement être sûr. Nous parlâmes quelques instants de ses disponibilités puis je lui proposai de venir tel jour, m'entendant alors, à   mon propre étonnement, car il était plutôt rare à l’époque que je fasse pareille chose, lui laisser le choix entre deux plages horaires. Il eut évidemment le plus grand mal à se décider, et je finis par trancher.

Au jour et à l'heure dits, il ne vint pas. Ou plutôt, il arriva alors que je ne l'attendais plus, avec pratiquement une demi-heure de retard. Il se trouvait que j'avais encore un peu de temps ; je le fis entrer. Il était très grand, très fort, remarquablement emprunté. Il se déplaçait précautionneusement, comme s'il voulait se rendre tout petit, faisait le tour des tapis, restait en attente au seuil de la porte, s'assit à l'extrême bord du fauteuil. Et me présenta, sitôt posé, ses excuses pour son retard. Intuition, ou reste irrépressible de politesse ? Je lui demandai s'il avait eu du mal à trouver. Sa réponse me mit d'emblée dans l'ambiance. Non, pas du tout ; en fait, il avait parfaitement repéré les lieux à l'avance. Silence. C'était donc qu'il n'était pas facile de venir ? Certes – il en convenait volontiers. En précisant toutefois que c'était beaucoup plus général que ça : tout était difficile pour lui. J'attendis. Très péniblement, et en partie grâce à mes sollicitations, il m'expliqua qu'il était étudiant, engagé en troisième cycle, occupé à des recherches portant sur la cognition. En clair, il tentait de comprendre comment l'on comprend. Mais de manière scientifique. Et il avait tout arrêté il y avait de cela deux mois. Pourquoi ? Il n'y avait pas de raison particulière ; une sorte de sentiment, même pas d'inanité, mais plutôt que tout était proprement impossible, l'avait envahi. Il ne s'était pas présenté à ses examens de janvier. Et depuis, c'était… difficile à dire : l'errance ? La confusion ? Un peu ; il ne faisait rien, et n'arrivait même pas vraiment à parler de ce rien. Si ce n'est pour reconnaître, quand même, qu'il avait sans cesse l'impression d'être son propre témoin. Il se voyait agir, s'entendait parler, et anticipait, soupesait et rejetait, la plupart du temps, tout ce qu'il s'apprêtait à penser, dire et faire. S'il n'accomplissait plus rien, donc, peut-être était-ce dû à cela : ce regard incessamment démobilisateur qu'il portait constamment sur lui.

Je le relançai une fois, deux fois. Il finit par se taire longuement, comme absorbé par ces pensées qu'il annulait sitôt formées. Puis : « en fait, me confia-t-il, je ne suis pas honnête avec vous ». J'attendis à nouveau. Il n'était pas honnête avec moi lorsqu'il me contait tout cela, parce qu'il se contentait là de répéter ce qu'il avait prévu de me dire. Cet entretien, il l'avait anticipé, répété, rejoué cent fois. Le vivre n'avait donc plus grand sens. Je crus voir une ouverture. « Mais cet aveu que vous me faites là, dites-moi, l'aviez-vous anticipé – aviez-vous prévu qu'il ait lieu ? » J'étais décidément bien naïf. Il sourit, à peine, me jeta un coup d'œil, à peine, et opina. Mais oui, bien sûr, cet aveu aussi, il l'avait prévu ; quoi qu'il fasse, tout s'avérait écrit à l'avance, tout correspondait toujours, et tout sonnait faux, donc. La ruse était programmée, tout comme la ruse imaginée pour déjouer la ruse. Et toutes ces ruses s'annulaient réciproquement, la seule gagnante dans l'affaire étant la logique même du processus : rendre, en définitive, tout impossible.

 

Fallait-il alors se le tenir pour dit, s'admettre battu, réduit à l'impuissance par cette formidable machine, ce dispositif implacable ? Je relançai une fois encore la boule en lui faisant remarquer que, malgré tout, malgré cette anticipation, cet empêchement, cette difficulté à venir jusqu'à moi, il était néanmoins venu – il était bien là, à présent. Il en convint, à nouveau – il semblait toujours prêt à convenir de tout. « Mais, et alors ? » me renvoya-t-il à son tour. Et il m'expliqua : bien sûr, il rendait tout impossible. Il tuait les choses, selon sa propre expression. (Je songeai alors, à part moi, que c'était bien cela qu'il m'avait demandé lors de l'appel téléphonique de prise de rendez-vous : « êtes-vous encore vivant, ou ne seriez-vous pas plutôt mort, comme il se devrait ? ») Mais, ajouta-t-il comme si c'était une évidence, pour pouvoir tuer les choses, encore fallait-il qu'il en reste quelques unes. En chasseur avisé, il se débrouillait donc pour créer quelques contingences, pour garder une petite réserve de vie, pour en maintenir quelques traces afin de pouvoir d'autant mieux les éliminer ensuite. Je restai, je l'avoue, subjugué. Ce n'était pas sur fond d'impossible que naissaient les contingences et que s'édifiait le possible ; pour lui, c'était bien plutôt le contraire : le possible n'était que l'élément préalable et nécessaire au déploiement, au règne absolu, de l'impossible. Le possible n'était, à tout prendre, que le faire-valoir de l'impossible, maître absolu auquel il rendait le culte le plus strict.

 

«  Eh bien, si tout est à ce point joué d'avance » lui demandai-je, finalement un peu las,

 

«  que faisons-nous ? » Puis, l'espoir me revenant avec quelque malice : « et d'ailleurs, comment aviez-vous prévu que cet entretien se termine ? Sur quelle décision aviez-vous pensé que nous conclurions ? » Mais c'était, bien sûr, préjuger décidément un peu vite de ses capacités d'évitement : sa réponse fut tout simplement inintelligible. Il me revenait d'écrire l'histoire pour qu'il puisse ensuite me faire remarquer que, de toute façon, elle l'était depuis

 

toujours Je ne cédais cependant pas, et il y eut alors un moment assez poignant. « Vous voulez revenir me voir ? » lui dis-je, changeant quelque peu de ton. « Vous savez, je crois que ce ne serait pas mal. J'ai le sentiment que, malgré tout, malgré votre façon de ne rien vouloir en dire, ça ne va quand même vraiment pas fort, et que d'avoir la possibilité de venir ici en parler, que d'avoir un lieu pour faire un peu le tri dans tout cela, ne vous ferait vraiment pas de mal. Je pense que vous venez chercher un peu d'aide, tout en montrant évidemment qu'elle sera impossible, et qu'il serait bien que vous en ayez. Revoyons-nous donc – si vous en êtes d'accord ; moi, je le suis. » Je crois qu'il fut touché – à sa façon. Il baissa très légèrement sa garde, admit, une fois de plus, que oui, il souhaitait me revoir, qu'il était désemparé, et que ce serait donc bien pour lui.

 

«  – D'accord. » Nouveau silence, cette fois d'acquiescement médité et de soulagement réciproque, me sembla-t-il. « Il va falloir que vous me payez », ajoutai-je encore, comme pour faire bonne mesure. Bien sûr ; il le savait, et s'était aussi préparé à cet aspect de la question.

«  Combien pensiez-vous me donner ? » Là, par contre, stupeur. N'était-ce pas à moi de fixer mon prix ? « Non, non, convenons-en ensemble. » Il n'en revenait pas, au point de me confier son embarras. J'insistai : à lui de dire ; à lui de préciser ce qu'il pouvait, et voulait, payer pour ce travail qu'il se disait être prêt à tenter. Il se tortillait de plus en plus. Je convins, à mon tour, qu'avec pareille exigence, je ne le ménageais vraiment pas. Il eut une intuition qui le calma un peu : « c'est une technique lacanienne, que vous utilisez là ? » J'en ris volontiers : « du tout, une technique réservée à votre usage propre, voyez-vous. » Il accepta alors de se lancer (et, de toute façon, il avait déjà parlé à quelques amis qui lui avaient indiqué une fourchette de prix habituellement pratiqués) : « eh bien, par exemple – il insista lourdement sur les derniers mots

 

– par exemple, 40 euros ? » Je fis un calcul rapide, et choisis de porter l'accent non sur la question du prix, sur celle de la négociation ou celle de la décision, mais sur celle de la formulation, qui me paraissait les réunir toutes, avec en tête les mots de Freud à propos de l'Homme aux rats, « l'exemple est la chose même » : « eh bien, d'accord — par exemple ». Ainsi, me semblait-il, marquai-je à la fois que j'entendais son souci de ne pas s'engager véritablement, mais aussi que ce souci – lui faisais-je en quelque sorte la remarque en passant

 

– n'avait guère de poids en regard d'une bien autre contrainte : même en se cachant derrière ce qui n'était pourtant qu'un pur exemple, il s'engageait encore, il s'engageait déjà, du simple fait de cette énonciation qui le faisait advenir là où il croyait pouvoir se dissimuler – dans son exemple même.

Nous en arrêtâmes donc là, après être convenus du jour et de l'heure du prochain rendez-vous. Je le raccompagnai. Tout, heureusement, était clair et précisé. Il n'y avait plus à y revenir.

D'ailleurs c'est ce qu'il fit : il ne revint pas.

 

Pourquoi ? Qu'avais-je raté, mal entendu, où donc n'étais-je pas bien intervenu ? Il ne m'apparut, après-coup, que ce n'était guère qu'en ceci de n'avoir pas pris toute la mesure, précisément, de son avertissement, pourtant charitable et désintéressé : sur tout ce qu'il me disait, sur cette logique qu'il déployait et dont force m'était alors d'admettre le caractère imparable, il n'y aurait pas à revenir. Lui – ne pouvait qu'en prendre acte. Là où je croyais en un espace d'indétermination possible, là où je m'illusionnais d'une possible ouverture, lui savait bien que les cartes étaient depuis longtemps déjà battues, redistribuées et jouées. Et qu'il n'y aurait pas à y revenir, comme il me l'avait suffisamment signifié.

 

Alors…

Je ne me le tins, néanmoins, pas pour dit. Et veux toujours continuer à croire, encore à présent, à cet espace, à cette ouverture, à ce possible jeu du signifiant. Je veux continuer à croire que peut-être, un jour, il m'appellera, comme si de rien n'était, pour me demander si je consulte encore, si je ne suis pas déjà mort, et si, d'aventure, je ne pourrais lui accorder, sait-on jamais, un rendez-vous… par exemple…

Je ne me le tins pas pour dit et décidai, dans la semaine qui suivit, et puisque je n'avais pas son adresse (il quittait celle de Paris et n'en avait pas de nouvelle à me communiquer), de me manifester en lui téléphonant. Je tombai sur sa messagerie vocale, et il me fallut rappeler une nouvelle fois pour lui laisser un message, tant ce que j'entendis me laissa d'abord… pantois, consterné, émerveillé ? Tout cela à la fois, certainement. Je retranscris, à la lettre, son message d'accueil : « allô ! c'est la messagerie – petit silence – donc… c'est la messagerie ».

Peut-on franchement – me laissai-je aller à songer – rêver plus belle économie de moyens pour signifier ce qu'il avait si difficultueusement tenté de dire lorsqu'il était venu me livrer son impossibilité tant de vivre que d'en témoigner par une parole présente ? Je ne suis pas là – ce n'est pas moi qui parle – c'est ma voix, enregistrée sur un appareil ad hoc – une messagerie – un lieu où laisser des messages – en souffrance, bien sûr – vous avez affaire à ma messagerie – ce qui n'est bien évidemment pas sans conséquences – qu'il faut sûrement que j'énonce – voyons – eh bien, si c'est ma messagerie, c'est donc… que c'est ma messagerie : tout est dans tout, et réciproquement, et il n'y a pas à sortir de là. Tout est clos, une sphère parfaite, une chaîne logique qui se boucle parfaitement sur elle-même – que voudriez-vous donc ajouter, qu'espérez-vous avoir encore à dire d'autre ?

 

— — 

Pour ma part, je persiste et signe, quand même : j'attends toujours son appel.

 

 

 

Qu’est-ce qu’un obsessionnel ? Quelqu’un comme vous et moi, peut-être ? Oui, mais qui doute. Non parce qu’il ne serait pas sûr

de lui. Mais parce que ce doute lui est nécessaire pour désirer. Pour vivre. Ou, plutôt, pour ne pas mourir tout à fait.

Alors il « procrastine », s’interdit de réaliser la plupart de ses désirs, ou s’en fait au contraire un devoir – ce qui revient presque

au même. Alors il vit le sexe comme un embarras, l’amour comme

 son évitement, la répétition comme un refuge, la mort comme un

recours, et la pensée (parce qu’il ne peut s’empêcher de croire en sa toute-puissance magique) comme une menace. Dont il lui faut

donc se protéger. En se faisant débile, par exemple. En se sentant

coupable de tout, quand bien même n’accepte-t-il d’être responsable de rien. En ruminant, en priant, en étant en dette pour la vie

– et seul pour toujours.

 Et en n’achevant jamais rien. Pas même son propos. Parce que c’est toute la vérité qu’il veut dire, et tout d’un coup, et que c’est

ainsi qu’il rencontre le mieux l’impossible qui soutient son existence. Nous donnant ainsi une magistrale leçon sur le fonctionnement

psychique ordinaire, et sur le monde en général. Ce qui, certes, nous écarte beaucoup des propos habituels des

traités de psychopathologie, des opuscules de pleine conscience et des guides de recettes de vie.

Mais nous fraye une voie d’accès royale à la psychologie – la vraie !

 

Alain Abelhauser est psychanalyste et professeur en psychopathologie clinique à l’université Rennes-2. Il a publié Le sexe et le signifiant (Seuil, 2002), Mal de femme. La perversion au féminin (Seuil, 2013) et, avec R. Gori et M.-J. Sauret, La folie Évaluation (Mille et une nuits, 2011).

 

www.seuil.com

 

 

Couverture : © J.-J. Sempé

Seuil, 57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe

ISBN 978-2-02-145597-7 / Imp. en France 09.20 / X €

 

 

SEUIL        Alain Abelhauser

 

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